Obsèques de Jean Cocteau, à Milly-la-Forêt

Le 16 octobre 1963

André CHAMSON

Obsèques de M. Jean Cocteau[1]
à Milly-la-Forêt, le 16 octobre 1963

 

— J’ai une grande nouvelle triste à t’annoncer : je suis mort...

C’est Jean Cocteau qui parlait ainsi, dans le discours sur le Grand Sommeil, alors qu’il était encore un jeune homme, il y a près d’un demi-siècle. Mais ceux qui n’ont pas oublié cette phrase ont l’impression de la lui entendre redire, aujourd’hui, comme s’il n’était pas convenable que cette annonce de son départ soit faite par un autre que lui-même.

— La mort ressemble à la poésie, ajoutait-il. Je connais son œil bleu.

Cette annonce faite par lui, au milieu de tant d’amis rassemblés, dans cette cérémonie où l’amitié a autant de présence que le chagrin, comment celui qui doit parler au nom de l’Académie française comme Directeur en exercice ne dirait-il pas que la confraternité de l’Académie est aussi une amitié ? Cette amitié, Jean Cocteau l’avait ajoutée à toutes celles qui ont fait cortège à son existence. Il y a huit ans qu’il avait rencontré l’Académie comme il avait rencontré naguère Diaghilev et Satie, Radiguet et Jean Desbordes, Stravinsky et Christian Bérard, Picasso, et tous ceux qui furent les compagnons de sa vie. Car sa biographie et son œuvre ont pour points de départ et points d’arrivée, pour césures et pour tournants, ces amitiés qui furent pour lui, avec leurs exaltations, leurs déchirements, leurs renoncements, leurs angoisses et leurs espoirs, ce que les événements sont pour la plupart des autres hommes.

On a pourtant déjà dit que sa mort marquait la fin d’une époque. De quelle époque ? De notre époque, à coup sûr et, cependant, nous n’avons pas tous vécu dans le monde qui fut le sien. Mais le privilège d’un grand artiste est de planter ainsi le décor de son existence et d’y faire évoluer à sa guise ceux qui se reconnaissent en lui. Ce n’est pas un mince mérite que d’avoir inscrit, comme en filigrane, dans notre époque de fer, une fragile et, peut-être, indestructible féerie.

Après avoir pris sa place à l’Académie, il avait eu l’élégance de ne jamais amoindrir ce qui l’unissait à elle. « Je vous promets, avait-il dit le jour de son entrée sous la Coupole, de ne jamais oublier ma besogne », et il avait tenu sa parole. Sa besogne était de présence, de jaillissement, d’invention, de gentillesse aussi avec, parfois, quelques mouvements d’humeur qui n’étaient que l’affirmation de ses certitudes. Il apportait un poids aérien aux conseils de la Compagnie. Il défendait parmi nous ce qu’il avait toujours défendu et s’étonnait, peut-être, au fond de lui-même, de ne pas se sentir solitaire, en se sentant différent.

Différent, il tenait à l’être, et l’était, et peut-être, parfois, surtout de lui-même. Il y avait en lui comme une dualité qui se ramifiait elle-même, presque à l’infini, à la façon d’un arbre généalogique intérieur :

 

Astre double de ma naissance
Vous mêlez mon âme à ma chair
Et vous me fîtes payer cher
Le crime de mon innocence.

 

Mais cette multiplicité des dons qui était la sienne, ces contradictions, ce sérieux qui semblait frivole, cette aisance aisée et concertée à la fois, cette singularité dans l’extrême diversité d’un génie sans cesse renouvelé, cette disponibilité protéenne, ce pouvoir d’habiller tout à neuf les mots, de capter les sons comme des sources et de prendre au vol les images, n’empêchent pas que, tout au fond du creuset, au terme d’une vie qui fut une continuelle expérience, nous retrouvons, intact et plus lourd qu’il ne fut jamais, le diamant qu’il avait reçu dès ses plus jeunes années, quand il était encore un adolescent choyé par les Dieux. S’il a été tout ce qu’un artiste peut rêver d’être, il le fut parce qu’il était poète. C’est du poète que notre Compagnie gardera le souvenir. Elle en a une très ancienne habitude.

— Quelle sorte de poète ? nous dira-t-on. Le poète, répondrons-nous, celui qui exprime « autre chose », comme il aimait lui-même à le dire. Poète — et ce mot recouvre tout. Même pas un de ces poètes maudits dont il n’a jamais quitté des yeux la cohorte, mais un poète comblé de dons, au point de ne pas mépriser même l’austère vertu d’un labeur qui ne va pas sans périls.

Notre Compagnie a sa mémoire qui ne contient pas tout ce que la mémoire peut contenir mais qui, peut-être, a de vieilles complicités avec l’essentiel. Quand elle se souvient d’un poète, c’est parce qu’il a su célébrer les noces de sang de ces dons éclatants et de cette austère vertu, longue préfiguration du dernier combat avec l’Ange. André Maurois l’a marqué dans sa bienvenue à Jean Cocteau, lorsque celui-ci est venu s’asseoir parmi nous. Je veux le marquer aussi dans notre adieu.

— « Depuis l’adolescence, vous avez terriblement lutté avec les mots, déclarait André Maurois. Le service des Muses n’est pas ce que croient les profanes. Ces jeunes déesses inspirent le désir d’écrire; elles ne guident pas la main de l’écrivain... » et la voix de Jean Cocteau semblait lui répondre, comme elle vous répond aujourd’hui :

 

Elles portent au but celui-là qui les aide
Et se met de côté ;
Même s’il en a peur, même s’il trouve laide
Leur terrible beauté.
Or moi, j’ai secondé si bien leur force brute
Travaillé tant et tant
Que, si je dois mourir la prochaine minute,
Je peux mourir content.

 

 

[1] Décédé le 11 octobre 1963.