Discours de réception de Maurice Genevoix

Le 1 novembre 1947

Maurice GENEVOIX

Réception de Maurice Genevoix

 

M. Maurice GENEVOIX, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. le comte Joseph DE PESQUIDOUX, y est venu prendre séance, le 13 novembre 1947, et a prononcé le discours suivant :

 

MESSIEURS,

L’apparat des séances où vous accueillez vos nouveaux élus, s’il à fait, de leur propre aveu, trembler des hommes bronzés au feu des assemblées ; comment ne frapperait-il point d’une timidité anxieuse un romancier un peu sauvage, plus habitué aux solitudes campagnardes qu’aux fastes des solennités publiques ?

Si j’éprouve cette crainte révérencielle, votre présence, qui me l’inspire, dans le même temps me vient en aide et m’en délivre. J’évoque tant d’accueils si bienveillants, dont l’exquise courtoisie eût apaisé déjà l’inquiétude d’ambitionner trop ; dont l’amitié, souvent, illuminait comme à l’avance le souvenir que j’en devais garder. À ces rencontres, je dois une autre gratitude : certaines, qui se situèrent en des temps oppressants, devaient me mettre en présence d’hommes très simplement courageux. Auprès d’eux, j’ai respiré plus librement : c’est là vraiment, un grand souvenir.

Messieurs, une tradition, qui n’est peut-être qu’une légende, vouerait les candidats qui espèrent obtenir vos suffrages à une sorte particulière de maladie. Ai-je été si atteint que je n’aie même pu mesurer la fièvre à laquelle j’aurais été en proie ? Je sais du moins que ma température n’a point changé, depuis que vous m’avez fait le grand honneur de m’appeler auprès de vous. Pénétré de cet honneur, je continue de me sentir obligé : envers chacun de vous, qui prééminez à tant de titres, et si divers ; envers votre compagnie, son rayonnement, ses traditions, sa continuité.

Aussi bien ai-je le sentiment que l’on n’entre ici jamais seul : il y a, je l’ai dit, les mains qui ont ouvert le seuil et dont la chaleur amicale ne fera point défaut demain. Il y a, soudain plus proches, mais d’autant plus d’autant plus exaltantes et vives, les admirations qui ont soutenu l’effort et, d’année en année, guidé et comme porté l’œuvre qu’on ambitionnait de construire. Et il y a enfin, — comment n’y pas songer en une heure si émouvante et pourquoi se défendre contre cette houle du cœur ? — les familiers, les maîtres, les compagnons, ceux l’enfance, de la jeunesse, ceux de la guerre faite en commun, ceux de la petite patrie. Et les proches, à qui la vie s’appuie.

Il en est qui sont là, et que j’associe à ma joie. Il en est d’autres, lointains ou disparus, dont l’image se lève sous cette voûte, un peu tremblante devant le regard intérieur, mais si réelle, si vivante toujours ! La joie même retourne vers eux, comme, une offrande tendre et fidèle.

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Messieurs, pour les hommes de mon âge, il est, parmi ces disparus, des ombres qui ont gardé et qui garderont à jamais le visage de la jeunesse. De ces jeunes morts de la guerre, notre jeunesse à nous, et notre âge mûr, ont été douloureusement privés. De tous : des condisciples pleins d’enthousiasme, avides de connaître, de servir, de se vouer, tout rayonnants déjà de promesses qui ne furent point tenues ; et des autres, tous les autres qui tombèrent à nos côtés, si vite fauchés, en de telles hécatombes qu’à peine souvent, avions-nous eu le temps de reconnaître pour chacun d’eux ce qui était parmi les hommes son visage irremplaçable. Le capitaine de Pesquidoux, dans la Woëvre, sur les Hauts-de-Meuse, les a vu tomber comme nous.

Je ne l’ai point connu : quelques lettres échangées seulement, du coteau ligérien des Vernelles aux collines de l’Armagnac noir. Mais l’heureuse fortune d’une rencontre ne m’a jamais été donnée. Je l’ai beaucoup regretté. Je le regrette plus encore au moment de parler de lui devant des hommes qui eurent le privilège d’approcher l’homme qu’il était. Est-ce donc de ma part présomptueuse illusion, s’il me semble possible encore de ne point trahir mon objet, d’élever quand même ma voix pour tenter, un instant, de le faire présent parmi nous ? J’ai ses livres, qu’il nous a légués. Et avec eux des souvenirs qui, réellement, sont des rencontres. C’est ainsi que mon premier propos l’a fait surgir mon chemin.

Il a guidé des reconnaissances dans la Woëvre, des Jumelles d’Ornes à la hauteur de Combres. Peut-être, fantassin montant de Belrupt aux Eparges, l’ai-je vu avec ses cavaliers « à l’abri d’une de ces hautes sapinières à l’aspect pyramidal qui escaladent là-bas les côtes » Peut-être, au carrefour de Mouilly, alors que la civière roulante m’emportait vers l’ambulance, cet officier au dolman bleu d’azur qui se pencha un moment sur moi, jeune gisant ensanglanté, et dont les yeux disaient la pitié d’aîné fraternel, peut-être était-ce lui encore. Le dolman était couvert de fange, comme nos capotes de fantassins. Déjà, cette guerre, âpre et boueuse, avait dépouillé son panache. Pour ce cavalier, ce Gascon, cela avait du être dur.

« C’était un homme dru de muscles, énergique, infatigable, avec des traits mats, aquilins, animés d’yeux ardents gris bleu qui regardaient en face. Au moral, instruit, lettré, lecteur impénitent d’Horace, et se piquant d’art, de musique surtout… Il avait souci d’élégance sans affectation. Il passait pour courtois avec les hommes quoique distant, et, bien que revenu des choses de la chair, sinon du cœur, pour galant avec les femmes. D’avoir abordé tant de peuples jaloux ou hostiles, il portait au coin de terre où il était né, où il mourrait, où tous les siens se succédaient, un amour passionné comme pour une créature. À l’époque des grands travaux, quand les heures sont trop courtes pour vaquer aux soins du domaine, il ne s’accordait ni retard, ni repos, il ne se délassait qu’un moment, le soir avec son violon que l’on entendait frémir dans l’ombre.

Ainsi, au seuil de son Livre de Raison, Joseph de Pesquidoux campe-t-il la figure d’un arrière grand-parent, d’un cadet de Gascogne, voltigeur de Napoléon, revenu dans son âge mûr à la vieille maison paternelle pour y prendre « son dernier billet de logement ». Mais, comment ne pas reconnaître, sous les traits de ce Jean de Heugarolles, le descendant qui, un siècle plus tard, devait reprendre à son dernier feuillet le Livre de Raison interrompu ? La ressemblance saisit. Cette vigueur de muscles, cette franchise du regard, ce souci d’une élégance dépourvue d’affectation, cet amour passionné de la terre, cette ardeur laborieuse qui ne souffre point de retard, tout cela est bien de lui ; comme ce goût de lecture qui s’attache aux humanités, à la grâce, à la force, à la précision classiques. Au lieu d’Horace ou en même temps que lui, dites Bossuet, Châteaubriand, Lamartine : et le trait aussitôt porte vie, laisse imaginer le lecteur, à un siècle d’intervalle, non plus fumant de buée au retour de la chasse, sous le manteau de la cheminée, tandis que les poussins premiers-nés de l’année, ravis par la chaleur des flammes, se blottissent sur ses genoux « en pépiant doucement de plaisir », mais dans le coin du paisible cabinet de travail, au bout de la maison où nul bruit ne parvient, sous les toiles dévotieusement choisies, le Corot, le Géricault, le Philippe de Champaigne, où la flambée de l’âtre encore fait courir de brusques lueurs au pétillement d’un feu de bois d’aulne à flamme bleue. Et ce violon qui frémit dans l’ombre ! Ainsi, des pages du Livre de Raison « repris après plus de cent ans », pages sérieuses, attentives, où se marque le constant souci de recueillir et de transmettre, un chant soudain s’élève et frémit, chargé d’âme, chaleureux et pur…

Jalonner le chemin parcouru « pour indiquer le sens de la marche depuis l’origine, pour inculquer l’instinct de prévoyance et l’idée de suite, aiguiller la race vers l’avenir », voilà le but commun de l’aïeul et de l’arrière-neveu. « En ajoutant des feuillets au livre de Jena de Heugarolles, écrit Joseph de Pesquidoux, je n’ai d’autre ambition que de poursuivre et de planter un jalon ».

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Il est né en Bourgogne, à Savigny-les-Beaume, trente-et-un ans avant la fin du dernier siècle. Bourguignon par sa mère, née Beuverand de la Lozère, Gascon du côté paternel, fils de deux terroirs porte-ceps, c’est l’hérédité gasconne qui va prédominer en lui. C’est naturel : toutes ses enfances furent d’Armagnac. Après Condé (mais était-ce bien Condé ?), il présentera les armes au royal Clos-Vougeot. Mais on sent qu’au fond de lui il préfèrera toujours la folle-blanche, le pique-poult, ce pique-lièvres qui « émoustille la bouche » et dont l’âme distillée se mue en l’or de l’armagnac, « rosée ardente, sucre et flamme à la fois ».

Ces enfances, il les a dites lui-même, toutes campagnardes, libres sous le ciel libre, avec pour compagnons les fils des métayers voisins et des artisans de village. Quel enfant des provinces n’a, comme lui, trotté en sabots vers l’école, passé la haie, pêché des grenouilles dans les joncs, taillé des « canons » de sureau ? C’était un enfant comme les autres, sociable, plein d’ardeur à vivre, offert au monde de toute part. Il a monté à cru, dans les enclos, les bidets de métairies. Avec ses camarades, à l’instar des écarteurs fameux, il a feinté devant les charges des béliers. Mais il était déjà, aussi épris de solitude et de rêve. Dans le grand parc familial, « comme la fleur, l’oiseau, la bête, il s’enivre de lumière et d’air… Il y suit les allées, attentif au bruit des feuilles et des ailes… Il y attend le renouveau où ses plaisirs se multiplient avec le pullulement de la vie ». Il dit encore, et nous l’en croyons : « Je n’ai jamais jeté un caillou à un oiseau, jamais capturé un papillon pour le piquer, tué, au fond d’une boîte », jamais brisé la tige d’une fleur. L’oiseau, il le regarde tresser les brindilles de son nid. Le papillon, il le contemple, posé, les ailes battantes, sur un calice. Ainsi vit-il comme eux, dans l’ivresse : « Je restais en extase, dit-il, devant le sourire de la nature. Ce ravissement ne m’a point quitté ».

C’est vrai. Il est de ces privilégiés qui gardent en eux, toute leur vie, l’avidité et la fraîcheur enfantines. Jamais, je crois, si l’on désire accéder plus intimement à la connaissance d’un artiste, si je puis dire effleurer son âme, on ne s’attachera trop à la vie de ses premières années, à l’atmosphère qui les baigna, aux impressions qui les marquèrent d’une empreinte ineffaçable. Je ne sais plus lequel a di qu’« à douze ans, tout était joué » Delacroix, déjà presque un vieillard, a noté dans son Journal : « J’éprouve toujours cet appétit de la nature, cette fraîcheur d’impressions qui n’est ordinaire que dans la jeunesse. Je crois que la plupart des hommes ne la connaissent pas. Ils disent : « Voilà du beau temps, voilà de grands arbres » ; mais tout cela ne les pénètre pas d’un contentement particulier, qui est une poésie en action. Une poésie en action : ce sont les mots mêmes qui conviennent, d’une pertinence ici admirable. Mais comment s’étonner qu’un grand artiste, d’avance et comme dans l’absolu, en définisse ainsi un autre ? Ce sont de ces mots-là, Messieurs, qui rendent vains les gloses et les discours, ceux-ci fussent-ils académiques.

La nature donc, le ciel et les arbres, et les bêtes. Mais aussi et non moins les hommes. Au foyer familial, un père lettré, longtemps critique d’art à l’Union de Laurentie, lié à Veuillot, à Lasserre de Monzie. Une mère, grande dame, qui se pare d’un élégant brin de plume. D’une ascendance apparentée au Président Jeannin, à la marquise de Sévigné, à Bossuet, elle publiera, sous un pseudonyme, des essais, des nouvelles, deux romans. Mais qui saura ce que pèsent ces prestiges dans le secret d’une âme d’enfant ? Plus tard, peut-être, quand l’heure sera venue… À cet âge elle s’imprègne d’autre chose, d’une ambiance, d’un air respiré.

Ambiance aimable, air vif et léger. En ces temps que le recul des ans et tant de remous traversés font paraître faciles et heureux, « les châtelains d’Armagnac ne regardaient pas à leur fortune. Ils vivaient avec une insouciance joyeuse. » L’abondance était telle, la sécurité si parfaite qu’on pouvait croire et qu’on croyait « à la pérennité de cet âge d’or ». Chacun avait sa meute, des chiens bleus de Gascogne et les femmes, « de leurs belles mains, allaient flatter toutes ces têtes hurlantes qui aidaient à dévorer l’héritage ». Plus coûteusement encore, on élevait des chevaux, d’aucuns « toute une cavalerie ». Et surtout, surtout, on mangeait. Que l’on mangeait ! Et comme l’on mangeait ! Que de venaisons, de croustades, de bouillis, de rôtis, que de chair ! Pas même la fraîcheur d’un légume, la douceur fondante d’un fruit. Jusqu’aux gâteaux, aux pâtés plutôt du blanc-manger, « aussi lourds à la main que la chair elle-même, où la fourchette se fichait comme un pieu ! » On croirait lire quelque chronique du XVIe siècle, un menu de Noël du Fail, une galimafrée de Pantagruel. Parmi le domestique, un serviteur à part, chasseur et pêcheur à la fois, était chargé d’approvisionner la maison en cailles, en bécasses, en palombes, en barbeaux, anguilles et brochets. Il vivait seul, dans un local encombré de pièges, de cages, de filets et d’appeaux. Les volières pleines, les viviers garnis, on les vidait au long des jours.

Sur toute chose, on voulait faire figure. C’est un pays, — j’en crois toujours mon auteur, — où l’on aime « à être vu de loin », où les pigeonniers montent tout seuls. À pareil train, on s’émerveille qu’il fallût, comme il arriva aux d’Arblade, deux générations pleines pour effondrer le patrimoine. « Ils sont morts, dit-on alentour, d’une indigestion de panache ». Décidément, nous sommes bien en Gascogne, sur un terroir où la race est fine, élégante, amie du rire, et du sourire. Elle est « avenante », elle est « jolie ». Elle garde « l’empreinte sarrazine », dans l’arc du profil, dans le pied mince et cambré des femmes. Le soleil ici sent l’Espagne. Le goût de l’air est plus capiteux, le bleu du ciel plus profond, l’horizon plus lointain et plus transparent qu’ailleurs. Les vallonnements, où luisent des eaux vives, « sont assez amples pour réjouir le regard, pas assez rudes pour fatiguer le pas ». L’hiver ne dure que deux mois, si tant est que ce soit un hiver. On n’y voit « jamais d’herbe morte sans couleur » ; le froid n’y est « qu’une fraîcheur vive ». Que d’aventure la neige tombe, notre Gascon de s’écrier : « Ce temps déshonore le pays ! » C’est un autre, mais presque le même, ce paysan qui s’expatrie en Côte d’Ivoire pour sauver le bien en péril. Il débarque, il aborde le chef d’une exploitation forestière : « Avez-vous une recommandation ? » — « Aucune, Monsieur. Je pensais qu’il suffisait d’être Gascon ». Et Pesquidoux, à ce trait qu’il relate, ne se tient plus d’une joie complice : « Admirable, Peyrot ! Moi, je vous aurais pris rien que pour ce mot. »

Le bel et doux pays ! Et les aimables gens ! Ils bordent leurs chemins d’aubépines ; mais ils prennent soin de la mélanger, rose et blanche, afin qu’il la prime saison ces tendres couleurs alternées fassent « frais et joli aux yeux ». Ils ne manquent point, aux fêtes, de mettre la nappe blanche à la table. Ainsi qu’au XVIe siècle encore, ils sont tout près de leurs châtelains. Comme eux, ils possèdent leur vivier contre le mur de leur maison, Comme eux, ils prisent un beau cheval « presque autant » qu’une jolie femme. Ils ont du trait, de l’esprit, de la langue. Et, « par les champs, le long des routes, au travail, au repos, pour les autres, pour soi, dans la joie, la douleur, l’angoisse ou l’espérance », ils chantent. Ils ne deviennent silencieux que quand la passion les étreint, l’amour, le jeu, le billard de quilles, la pelote basque ou la course de vaches landaises. Les belles enfances, en vérité, pour un petit garçon sensible, avide de « faire courir l’œil », d’emplir sa mémoire et son cœur d’images, de voix, de rumeurs et d’échos !

Mais déjà des impressions plus graves, moins édéniques et patriarcales, l’entourent, le pressent et l’émeuvent. Il n’en ressent point, j’imagine, le caractère bouleversant ou tragique. Mais une angoisse les accompagne, vague et forte, qui s’insinue en lui et demeure. Il a entendu son père, un soir, annoncer d’une voix sombre à la table familiale que « la bête » était dans le pays. La bête, c’était le phylloxera. Il a vu les « cercles de mort » s’élargir par le vignoble, le ceps se flétrir et mourir, les puissantes souches noires, squelettiques, arrachées par tombereaux que l’on rentrait le soir venu, dans l’ombre : et les vieux paysans, devant ces tombereaux entraînés au pas lent des bœufs, se découvraient comme au passage d’un convoi. Au fond de la maison silencieuse, il a écouté, la nuit, les pas du père allant et venant dans la chambre, plus pressés quand l’assaut des soucis se faisait plus harcelant, plus calmes quand ils faisaient trêve.

Et il a vu la fin d’un âge, d’un très long âge, la machine remplaçant les bras, la méfiance hostile des ruraux devant les mécaniques inconnues, les faucheurs en cercle autour du père qui se détachait à cheval, « sur un vieux châtaignier tout tassé ». Silencieux et fermés, ils l’écoutaient, leurs grandes lames flamboyant sur leur épaule. Alors cette vision rappelle à l’enfant imaginatif le souvenir des Faucheurs de la mort : « toute la Pologne », avec ses faux brandies, lui apparaît dans un éclair. Mais plus tard l’homme mûr, méditatif, se souviendra différemment, pour réfléchir et pour comprendre. Ainsi, le temps venu, trouvera-t-il dans son propre passé tout un trésor de références vivantes, aptes non seulement à nourrir et animer le rêve, mais encore et surtout cette méditation active, vigilante, qui s’inspire de la tradition pour innover et maintenir à la fois.

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Il a onze ans, et il s’en va. Vers le collège des Pères dominicains, à Arcachon. Il laisse le pays pour la première fois. Il ne connaît que lui. C’est son premier voyage odysséen, celui qui, longtemps à l’avance, prélude déjà au retour et à la sagesse d’Ulysse. Il emporte tout avec soi : la longue maison de briques roses, le pigeonnier cerné de vols, le parc et le croissant des bois qui embrassent l’étang mystérieux, les chênes sombres dans l’ardente lumière, — les vieux chênes de l’Armagnac noir, —les clochers sur les quatre horizons, leurs voix tintantes dont chacune a son âme et, le plus haut de tous, élevant sa tour de briques octogonales sur un bandeau blanc fleuronné, celui du Houga d’Armagnac, « que voient tous ceux qui n’y sont pas ». Mais les charmes d’un monde inconnu, du vaste monde, le sollicitent, l’envoûtent de leurs magies. Du faîte de la dune, enveloppé par le vent de la crête, il regarde les houles qui s’enflent et s’écroulent sur la côte retentissante. Muet, perdu dans ce fracas, il contemple « la mer ruée sur la plage déserte, on ne savait comment contenue ». Il s’enchante, au retour du spectacle de la ville, déployée sous le soleil du soir comme au long d’une autre Corne d’Or, abandonnée à l’embrasement de l’astre. Ces mirages, avoue-t-il, le suivront jusqu’au bout : l’immensité des plages qu’il retrouve sur la lande pluvieuse, et le bruit de la mer qu’il entend dans ses pins parasols. « Les images, les sons s’appellent et s’élargissent les uns les autres ».

Romantisme ? Assurément. Plus hugolien d’ailleurs, que baudelairien. Mais ces transports, ces effusions de l’âme eussent manqué à sa jeunesse. L’âme des jeunes de ce temps-là n’y a pas amolli sa trempe.

Et c’est ensuite Paris, où son père a voulu qu’il vécût quelque temps, Paris qui le fascine, qui l’éblouit. Ses jardins, on pouvait s’y attendre, ses fontaines, ses ciels exquisement nuancés ; mais aussi ses musées, ses théâtres. Il ne peut plus faire taire en lui « les cris d’Œdipe-Roi se lamentant, les yeux crevés, et roulant de marche en marche dans une ombre sanglante ». Un peu plus tard, il retrouvera Paris. Il entendra de nouveau la grande lamentation tragique. La scène, même, l’attirera de son miroitement tentateur, si puissant sur les jeunes ambitions qui ne souffrent que le génie : une Salomé, un Ramsès, une suite à Athalie, Joas ou le Sang fatal…

Mais ni cette griserie, ni les feux éclatants de la rampe, ni la voix de de Max et les roulements de son tonnerre ne sauraient tant faire qu’il demeure. Ni la bienveillante sympathie du bon Coppée, préfaçant ses Premiers Vers. Ni les succès mondains que Paris prodigue à ce jeune cavalier, mince et délié comme une anguille, « capable de passer comme elle à travers une touffe de joncs », à cet irrésistible escrimeur qui tire l’épée comme d’Artagnan, et dont les feuilles sportives célèbrent les élégantes victoires sur les chevronnés du plastron.

C’est que déjà un autre appel l’avait touché, moins étincelant et sonore, mais plus fort dans sa douceur secrète, dans sa tranquille et silencieuse insistance. Une première fois, il est revenu au pays. Pour y être conscrit, cavalier de deuxième classe. Cette fois aussi, des prestiges le tenteront. Il songera à Saumur, au cadre noir. Comme au sortir du Théâtre français, il ne pourra faire taire en lui la sonnerie du trompette Bonnefemme, martiale, éclatante et perlée ; ni éteindre la vision splendide, dans le rayonnement matinal, d’un officier sanglé dans un dolman de drap satiné, chatoyant « comme un arc-en-ciel attardé », chevauchant une bête tout en lignes, de la plus belle couleur de robe d’animal, alezan doré, toute frissonnante de reflets et de moires à l’allure du galop rassemblé. « Deux fois, dit-il, j’ai failli m’en aller. En mon adolescence, à Paris ; en ma verte jeunesse, au régiment ». Quinquagénaire lorsqu’il écrit ce mot : m’en aller, il pense : trahir. Mais la fougue de la vingtième année ne formule pas avec cette rigueur lucide les leçons mêmes qu’elle reçoit. Toute proche encore de l’enfance, perméable et ductile jusqu’en ses plus roides élans, elle subit tout entière, sans contrôle, sans marchandage, avec une générosité magnifique. Elle s’est donnée, et elle ne le sait pas encore. Elle est toute prise, et d’autres rêves l’entraînent cependant. Mais c’est fait, elle est prise, elle s’est vouée. Vingt ans, c’est l’âge des oblations.

Songez seulement, Messieurs, que le cavalier de Pesquidoux a été incorporé à Auch, en Armagnac. Quand il arrive, c’est l’été de la Saint-Martin. Jamais le ciel n’est plus limpide, l’horizon plus profond. Dès ce premier soir, il le sent, il à « repris pied sur son sol, sur sa terre, dans le coin du monde où il a commencé de respirer. ». Accoudé à la fenêtre de sa chambrée, il regarde ce quartier, ces cours, ces bâtiments à triple étage, élevés sur les écuries. Et, tandis que descend une nuit où la lune pleine s’avance rayonnante, il sent que cette nature « inerte et vive » veut l’envelopper et le garder, « comme un enclos paternel, se referme sur le fils revenu ». Connaissons à ce trait, avec lui, la puissance de cette terre maternelle sur son fils un moment prodigue, si souverainement, assurée de reconnaître sa fibre et son sang qu’elle délègue comme intercesseurs les bâtiments d’un quartier.

Je le dis sans ironie. Mes propres souvenirs me persuadent que la discipline des casernes était légère au jeune soldat qui, comme le fit celui-là, servait « avec alacrité » ; pas plus lourde que le poids du sac à la robustesse de ses épaules. Le collège des Pères ou le lycée d’État n’étaient pas tellement loin de lui qu’il ne put utilement comparer. Chaque jour on pouvait être à soi, pour des loisirs exaltants que personne ne dirigeait : maître de soi, des pas, des rêves, des lectures, des rencontres, des promenades solitaires, des audaces, des imprudences même. À l’est d’Auch, sur la rive opposée du Gers, s’élève une colline pierreuse, érodée par le vent et la pluie, brûlée, roussie par le soleil. Sur cette colline, le maréchal des logis de Pesquidoux a loué une petite maison, « quatre murs blancs sous tuiles rouges ». Une étable s’y adosse, où il lâche son cheval Chalumeau. Et là, tantôt avec des camarades, tantôt seul, il passe des heures « sans but aucun, pour se donner de l’air, être à soi, muser », jouir de l’instant, « dans cette insouciance du temps qui fuit particulière aux jeunes gens ». Du temps perdu ? Je m’assure qu’il n’en est rien. Qu’il s’enivre de lectures, qu’il « s’abîme », comme il le dit, dans le lyrisme des grands romantiques, ou suive des yeux un aigle noir des Pyrénées qui, chancelant à l’atteinte du plomb, se raidit pour reprendre l’essor, monter à grandes ailes vers le ciel, monter encore vers la lumière pour guérir ou pour mourir, ces heures « perdues » se retrouveront toutes. Il s’est trompé quand il a cru, pensif, « tourner cette page de sa vie ».

En 1900, son père meurt. Il a deux sœurs, toutes deux mariées. Seul fils, responsable du patrimoine héréditaire, il quitte Paris, revient à longue maison rose où les siens vivent depuis plus de deux siècles, près de ce Houga d’Armagnac dont ses aïeux furent onze fois consuls. Il ne les quittera plus jamais.

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Sans regrets ? Comment le croirions-nous ? Il dit seulement en son automne : « Deux fois, j’ai failli m’en aller ». C’est un homme qui n’élève plus la voix, moins encore lorsqu’il s’agit de lui. Cette réserve, cette dignité, chez les hommes de cette sorte s’appellent quelquefois fierté, quelquefois aussi stoïcisme. « J’ai failli m’en aller... » Et la voix a frémit un peu. Il dit encore, comme impersonnellement : « On ne s’attache bien que si l’on quitte quelque chose ». Mais le même frémissement a passé. Quelque chose : une vie brillante, les premiers succès prometteurs dont s’exalte et, s’irise l’espoir, un élan qui soulève les jeunes puissances de la vie et qu’il faut refréner, mater en soi courageusement en attendant le temps, — lointain encore, et peut-être incertain, — où la résignation difficile sera devenue consentement, harmonie ; où l’on trouvera dans cette harmonie une exaltation différente, plus sévère, mais plus profonde, et qui, d’accord enfin avec l’exemple des vivants et le souvenir des morts, assurera l’être dans son destin et dans sa pais.

Il y a, aux derniers feuillets de la Harde, une page qui m’apparaît révélatrice. Elle n’a point le ton de la confidence, si l’on entend par là un son de voix comme chuchoté de près, avec des inflexions calculées dont l’abandon même est une feinte. Mais elle est si pleine de mémoire que l’émotion en sourd de toute part. Cette page, on la pourrait intituler celle des trois vocations. Trois enfants, dont le premier a l’instinct de la terre : et le parc aux vacances, lui devient un champ d’expériences ; il y compare la richesse et la saveur des sucs, observe la densité de l’herbe, le jet de l’arbre dans la futaie. Le second veut être soldat colonial, pour pacifier, bâtir, fertiliser, soigner les corps, gagner les cœurs. Et le dernier enfin, « subjugué par l’image et le mot » s’y égare en rythmant ses songes.

Trois enfants ? Ou le même enfant ? Rêverie attendrie sur les fils grandissants ? ou retour sur son propre passé ? C’est tout cela, soulevé et confondu dans la même vague du souvenir. Quel homme mûr en effet, émondé par les coups de la vie, s’il se souvient de son adolescence, ne sentira au fond de lui se ranimer obscurément ce frémissement de sève folle, cette surabondance bourgeonnante où aspirent à se réaliser tant de virtualités dont la confusion même exalte encore, s’il se peut, la force ? Celui-là, connaîtra le bonheur de répondre au triple appel. Mais, au temps où nous sommes, peut-être ne sait-il pas encore que le sacrifice qu’il consent, bien loin de le mutiler, tout au contraire va le rendre à lui-même, à la plénitude de lui-même, à ses trois vocations confondues.

Pendant plus de dix ans, c’est la première qui commandera. Il sera un chef de terre, avec une conscience scrupuleuse, une assiduité exemplaire. Marié avec sa cousine, fille du diplomate d’Acher de Montgascon, il voit auprès de leurs enfants naître et grandir. Il plante des ceps, choisit les greffés, les hybrides, reconstitue opiniâtrement le vignoble ravagé. Déjà, il peut avoir le sentiment de mener une vie juste et belle, près d’une compagne qui partage ses soucis et ses joies, entouré de beaux enfants, parmi des paysans qu’il connaît depuis toujours : une vie pleine, utile, qui s’insère dans une lignée, qui dépend et qui engage.

Il ne quitte que rarement Pesquidoux. On le voit, en 1907, aux fêtes félibréennes de l’Eauze. À l’Institut catholique de Toulouse, il entretient son auditoire de Musset, dilection de sa jeunesse. Il envoie quelques vers, de loin en loin, à l’Ame latine. Mais parfois, le soir venu, après une journée laborieuse, il écrit, pour lui-même, dans le silence de la maison endormie.

En 1912, il est à Arcachon. Son fils aîné y poursuit ses études, dans le collège des Pères dominicains où lui-même a fait ses classes. Un ami est venu l’y voir. Il est entré dans le bureau momentanément vide. Quelques feuilles manuscrites restent éparses sur la table. Il y jette distraitement les yeux, s’étonne, lit avec une attention accrue. Et, comme Pesquidoux apparaît, il s’enquiert, il insiste, il presse. Il veut emporter ces feuillets, les faire lire, forcer affectueusement cette retraite et ce silence. En pareil cas, on a parlé d’heureuse fortune, de hasard providentiel. Je n’en crois rien, si l’on ne m’accorde que ces hasards surgissent toujours, pour peu que l’homme dont ils recoupent la route ait vraiment quelque-chose à dire. Ils portent un nom, un visage. Le hasard, cette fois-là, s’appelait Calary de Lamazière. C’est lui qui introduit Joseph de Pesquidoux à l’Opinion de Maurice Colrat.

La conjonction était heureuse. On peut être directeur de revue, ministre, et revendiquer à bon droit la qualité de vieux paysan. Ce lettré, ce terrien du Lot devait tout de suite mettre à son juste rang le grand écrivain d’Armagnac. Dès la semaine qui suivit leur rencontre, une première chronique magistrale paraissait à l’Opinion. C’était cette Course landaise où Marin 1’écarteur affronte la vache Caracola. Vers le même temps, je voyais l’un et l’autre aux arènes bordelaises de la Benatte : ainsi puis-je témoigner de la justesse d’accent, de la force émouvante de ces pages par ailleurs si brillantes. Les envois suivront, de la même pulpe succulente, jusqu’en 1914. La dernière chronique porte la date du 18 juillet. Quinze jours plus lard, Joseph de Pesquidoux, âgé de quarante-cinq ans, père, de cinq enfants, partait au feu à la tête d’un escadron.

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C’était la vocation du soldat, une autre façon de servir, de conduire et d’entraîner. Le même peuple l’entoure, qu’il connaît et qu’il aime. Du chef de terre à l’officier de troupe, le passage s’est fait comme de lui-même. L’un a préparé l’autre. Il n’y a point de métamorphose ; seulement la même conscience, la même simplicité exemplaires. Deux fois cité, meurtri d’infirmités dont il souffrira toute sa vie, le même tocsin qui lui a fait prendre les armes le rend aux besognes de la paix. Il retrouve son pays et sa terre. Mais, cette fois, l’épreuve traversée prêtera à ce retour un caractère poignant, qui atteint et bouleverse l’être dans son tréfonds le plus secret.

Écoutons-le, Messieurs, célébrer ces retrouvailles : cette terre, quittée « sans savoir si je la reverrais jamais, je la possède de nouveau. Je l’ai humée, respirée, bue, bien longtemps avant de l’atteindre... Et nous sommes réunis. Et j’ai rompu son pain, savouré son vin, empli mes poumons de son air et refait d’elle et par elle ma chair, mon cœur et mon souffle. Et, comme je l’embrasse vivant, à présent elle m’enveloppera mort. »

Quel frémissement profond, cette fois ! Quel recueillement dans la ferveur et dans la joie ! Pareil au voyageur du beau récit qu’il intitule, le Goût du Pays, il a été « hanté d’images ». Comme lui, il a connu ces bouleversants rappels de la mémoire, « à la frontière, au feu... » Il le dit ; et pour moi, de nouveau, c’est vraiment l’une de ces rencontres où il me semble rejoindre l’homme. S’il n’a plus besoin, désormais, « de changer d’alentour pour trouver des magies », c’est qu’il a fait un très lointain voyage, entraîné par l’un de ces départs où le vivant qui se retourne, une dernière fois, emporte dans ses yeux les mêmes visions que l’homme qui meurt.

Permettez-moi ici, Messieurs, d’évoquer un souvenir personnel. Non pour ce qu’il aurait de singulier ; tout au contraire parce qu’il est commun à des milliers de survivants. Un soir de 1915), sur la colline des Eparges, après quatre jours et quatre nuits d’un bombardement impitoyable, un obus de rupture énorme, éclatant sur le parados de la tranchée, avait tué ou blessé mes derniers hommes autour de moi. Je revois tout, j’y suis encore. Gémissant ou hurlant, les blessés étaient descendus. Le soir tombait. Une pluie opiniâtre et glacée diluait la glaise, faisait glisser contre mes reins la paroi visqueuse et molle à laquelle je m’appuyais. Dans la dernière clarté du jour, terne et lugubre, une flaque d’eau luisait vaguement entre mes jambes, verdie par l’hypérite, et frissonnant aux éclatements qui continuaient de tonner sur nous. Deux hommes, deux morts, abandonnés, pesaient contre mes deux flancs : l’un, presque coupé en deux, dont le sang achevait de couler avec un gouttellement de source ; l’autre indemne en apparence, mais tué par le souffle de l’explosion, très pâle, un filet de sang aux narines. Brûlé moi-même par le même souffle, un moment privé de sens, j’avais dû secouer sur la boue une langue, un fragment de trachée qui s’étaient plaqués sur une main. Je regardais frissonner cette flaque verte, s’allumer de luisants blafards les éclats d’acier vif qui jonchaient de toutes parts la tranchée. Une heure auparavant, j’avais appris la mort de mon compagnon le plus cher, tué près de moi, comme dans un autre monde, au fond d’un entonnoir de mine. Contre ces morts de nos frères d’armes, nous avions dû nous durcir le cœur. Trop offerts à ces chocs renouvelés, nous n’y aurions point tenu. Mais ce soir-là, je ne m’étais pas défendu. J’avais aimé, j’aimais ce garçon Je me laissais songer à sa mort, et j’avais simplement de la peine. Il était Orléanais comme moi, des lisières de la forêt et des lentes plaines de la Beauce. Est-ce à cause de cela ? Je n’avais rien appelé, rien provoqué. Mais je vis… est-ce voir qu’il faut dire ? L’instant d’avant, il n’y avait rien, que l’horreur. Et maintenant, c’était là, sur moi, en moi, né de moi ou venant à moi : l’immense plaine blonde sous un soleil couchant d’été, avec ses rangs de javelles alignées ; les deux tours de Sainte-Croix d’Orléans se haussant sur un ciel de lumière, d’un bleu merveilleusement frais et pur, avec ce rien de voilé, de fluide qui doit monter du grand fleuve proche ; et entre elles ces vols de corneilles qui tournent sur nos cathédrales. Je les suivais des yeux ; elles tournaient, avec ces croassements rauques et doux qui semblent tomber de si haut sur les toits d’une ville de province... Et moins encore : un chuchotement léger, léger, deux feuilles d’osiers, de verdiaux de Loire, bougeant au vent de la vallée, s’entrefrôlant l’une l’autre au gré de cette brise voyageuse... Comme je les écoutais ! Comme je les entendais, vivantes, elles seules, petites, à là mesure du monde, dans le fracas monstrueux des obus ! Quand j’ai revu la Beauce et les tours de Sainte-Croix, et les touffes argentées des verdiaux penchées sur les courants de Loire, les aurais-je ainsi reconnues si, un soir de là-bas, « au feu » comme dit Joseph de Pesquidoux, leur âme ne m’avait visité ?

S’il a eu naguère à choisir, désormais ce n’est plus la peine. Il a compris, avec sa chair même. Il résidera, il affermira ses racines. Paysan, il fait siens les mots du paysan : « La terre est jalouse. Elle ne pardonne pas ». Écoutons-le, comme parlant pour lui-même. Elle réclame l’attention, la surveillance, les soins continus, une sorte de tendresse qui ne souffre ni tiédeur, ni absence…

C’est une union à vie ; aussi douce à ceux qui la contractent avec leur cœur. Il en est à ce point où l’amour ne distingue plus ce qu’il reçoit de ce qu’il donne. Si la terre est jalouse, si elle ne pardonne pas, elle est fidèle, elle ne trompe pas. Pour s’être voué d’abord à elle, Joseph de Pesquidoux reçoit d’elle l’inspiration. Il pourra désormais, sans choisir, « subjugué par l’image et le mot », s’y appuyer pour rythmer ses songes.

C’en est fini, une fois pour toutes, des hésitations, des regrets comme des tentatives incertaines où tâtonne et se cherche le besoin de s’exprimer. Fini aussi des contagions nées des voisinages fortuits, du brouhaha des succès faciles, d’une actualité versatile qui risque de tromper l’ardeur, de fourvoyer le courage et l’effort. Ce Gascon s’engasconne à jamais. Si d’aventure il « fait une fugue », il s’en accuse en souriant de soi, il plaide la circonstance atténuante : il n’a point dépassé le Bigorre, qui est le point où la Gascogne s’adosse aux montagnes Pyrénées. Il est à soi, pleinement à soi. C’est la chose la plus difficile du monde, à en croire cet autre Gascon, Montaigne, qui savait ce dont il parlait. Ainsi s’exprimera-t-il pleinement, en harmonie avec lui-même, dans sa richesse authentique et loyale. Et ce seront ces beaux livres denses, les deux Chez Nous, Sur la Glèbe, les trois volumes du Livre de Raison, la Harde, cœur de son œuvre, serré de fibre comme le cœur d’un chêne d’Armagnac.

Paris, qui est si bon juge, si fin et si généreux, qui n’est jamais tout à fait dupe de ses propres engouements, Paris ne s’y est pas trompé. Il le loue, l’accueille et l’honore. La Revue des Deux Mondes, la Revue universelle, la Revue de France, le Temps, l’Epoque s’honorent de sa collaboration régulière. Bientôt, vous l’appellerez à vous... Comble de chance ou prodige d’équité, il est prophète en son pays. Cela n’est point si commun. Lorsque le sociologue Tarde, fut appelé au Collège de France, élu membre de l’Institut, on conte que le bruit en parvint jusqu’en sa province natale. On conte aussi que les notables s’étonnèrent. Et l’un d’eux, vénérable, traduisant cet étonnement, se serait alors écrié : « Le petit Tarde, membre de l’Institut ? Voyons, voyons, ce n’est pas possible… Je l’ai très bien connu quand il était juge d’instruction à Sarlat. » Pour Joseph de Pesquidoux, rien de tel. D’Agen à Dax, de Bordeaux à Toulouse, on le convie, on lui fait fête. Toute la Gascogne s’est reconnue en lui.

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Tenterai-je à présent, Messieurs, un commentaire, une manière d’exégèse de son œuvre ? En parlant de sa vie, par avance, j’ai parlé de ses livres. Ce qu’il y fait vivre en effet, c’est ce qu’il a vécu lui-même, depuis sa petite enfance, plus lointainement encore, dans les profondeurs d’un temps que lui livre la tradition. Nous y trouvons la longue et belle histoire de la paysannerie française, une histoire qui embrasse des siècles, s’il est vrai qu’il a pu connaître des mœurs et des formes de vie plus proches des moissonneurs de Booz que des usines à blé du Middle-West américain. Sur la moisson à la faucille, le battage au fléau, le vannage du grain dans le vent, il a écrit des pages chantantes, où palpitent dans leur vérité la peine et la joie de l’homme. Il est admirablement informé. S’il en était besoin, il me rappellerait à cette heure la duperie des interprétations téméraires, des systématisations trop faciles dont la désinvolture affecte une gravité gourmée. Il me soufflerait à l’oreille qu’il y a un batelage de la culture.

André Bellessort, ce grand lettré, cet homme de culture forte et discrète, disait, l’accueillant ici même : « Qu’est-ce que la tradition ? Ce que j’aime dans le passé. La tradition, que chacun de nous invoque, n’est souvent qu’un choix individuel ». Sage et salutaire remarque ! Plus pertinente et opportune encore de s’appliquer à un artiste. Assurément, Joseph de Pesquidoux a dit d’abord ce qu’il aimait : ou mieux, ce qu’il préférait : choses et gens. Son art, dans ce qu’il a justement de personnel, est un choix attentif et constant. Mais le dire, c’est dire un truisme. D’aucuns, surpris de ne point retrouver dans ses livres l’âpreté, la brutalité, la rapacité paysannes dont ils avaient puisé l’image chez les informateurs moins sûrs, ont parlé de convention, de parti-pris. Un parti-pris ? S’en défend-il seulement ? Il le revendique, au contraire. Aussi bien que quiconque, il sait l’égoïsme des ruraux, leur main fermée à la misère, leur dureté trop habituelle à l’égard des bouches inutiles. Il a fait allusion à des drames « brefs et sauvages, au fond d’une grange, sans écho dans ces terres reculées ». Mais il a cru qu’il pouvait s’en tenir à la peinture d’une « élite rurale » ; que « ce qui est sale, selon un mot de Jacques Bainville qu’il eut fierté à remplacer ici, n’est pas plus vrai que ce qui est propre ». La gentillesse, la constance, l’opiniâtreté laborieuse, la patience devant le sort, la sagesse lucide et volontiers railleuse, la sûreté tranquille du jugement, la fidélité dans l’estime lorsque l’estime est méritée, voilà des traits de l’âme rurale qui sont vrais, que Pesquidoux retient et saisit dans leur train vivant, parce qu’il les sait vrais en effet.

Chef de terre ou écrivain, plus justement les deux ensemble, il a un souci émouvant de ses responsabilités. Le chef de terre, pour l’homme des champs, c’est celui qui est « en tête », qui « va devant ». S’il préside à la vie domaniale, c’est par l’honnêteté de la sienne, « par l’exemple d’un foyer sain, d’un ménage uni, religieux, assujetti à ses devoirs de justice et de charité, irréprochable dans ses mœurs. C’est là le sommet de l’âme rurale.

Un sommet qu’il ne perd point de vue, l’âpre cime dont parle le poète, vers laquelle tendent l’effort quotidien et l’ascension d’une vie entière. Attentif à tous les problèmes de la terre, anxieux d’avoir compris avant de décider, libre de préventions, préoccupé d’informations directes, il ne cessera jamais de méditer, de tenter et d’éprouver, d’apprendre encore : « Il faudrait tout savoir, dit-il, pour entretenir ou féconder son bien, d’un mot gascon que je traduis : pour le gouverner ». Un mot gascon ? C’est un mot paysan, le même que j’ai entendu aux lèvres d’autres paysans, sur les rives du Saint-Laurent ou de la rivière Saguenay. Là-bas, à Roberval, à Jonquières, à Joliette, ils disent : un règne. N’est-ce pas le même mot, Messieurs ? la même grandeur rustique et royale ?

Tout savoir… Pour « apprendre ce qu’est l’arbre », il visite les stations forestières des Pyrénées. Il s’informe auprès des savants, des chimistes agronomes, des maîtres-artisans qu’une longue pratique a formés et grandis. Il écoute, il observe avec une attention toujours vive, une acuité merveilleusement pénétrante. S’il n’est pas un savant, il est intuitif et sagace au point que les savants mêmes pourraient lire ses livres avec fruit : j’en puis croire d’autres chefs de terre, bons observateurs comme lui. Sur les problèmes ardus de la chimie agricole, il a des vues singulièrement perspicaces. S’il s’avère que les labours profonds, tels qu’ils furent naguère pratiqués, contrarient le libre jeu de la biologie bactérienne, les élaborations mystérieuses de la nature, il les abandonnera pour revenir à des façons moins brutales. Tout cela le passionne et le passionne deux fois puisque, cultivateur et poète, il s’émeut deux fois de créer. Sur ces phénomènes de la vie, sur les fécondations végétales, sur la consomption du fumier, il projette des clartés si vives que le mystère même s’illumine. Cela rejoint les élans du lyrisme. Il le dit avec cette exactitude, cette justesse de ton qui est l’une de ses vertus : c’est « comme une source » qui s’est ouverte en lui. Une source, une transparence fraîche. Rien de fumeux, de délirant. Apollonien plus que dionysiaque, son lyrisme n’emprunte rien aux transports de la bacchanale.

Socialement traditionaliste, parce qu’il sait qu’on ne force point la nature, considérant le droit de propriété comme sacré, parce qu’il sait qu’il fonde et légitime l’autorité nécessaire au « gouvernement » du bien, il ne se fixe point pour autant dans une attitude immobile, une sclérose de l’âme et du cœur. Comme dans le domaine cultural, il donne son attention au devenir, au mouvement de la vie. Il veut que l’ouvrier du sol participe aux bénéfices du sol. Il prône les syndicats, les coopératives, les mutuelles qui soutiennent et secourent tout ce qui peut conjurer la routine, l’insouciance, venir en aide à l’infortune. Et de même que, sur le plan agricole, il monte à un lyrique qui rejoint le sentiment profond, quasi physiologique, de la vie universelle de même, sur le plan social, il accède naturellement à une générosité chaleureuse, à une fraternité qui n’est autre que le respect de l’homme. Pour lui, pas de justice qui ne tienne compte de l’intention ; pas d’autorité vraie qui ne respecte chez autrui la pudeur et la dignité. Il dit : « Plus d’un humble front qui porte des rides, avec celle de la fatigue montre la trace de vertus quotidiennes. Mauvais maître qui ne sait pas l’estimer et le manifester. Mauvais maître qui n’a pas ces scrupules, cette sollicitude, cette générosité ; qui ne pense pas qu’être chef c’est commander à une famille agrandie... ». Voilà l’accent, Messieurs, égal à la simplicité et à la noblesse de l’homme.

Cette montée, ce progressif élargissement, ce sont eux qui donnent à chacune de ses chroniques, à chacun de ses récits leur rythme et comme leur respiration. Ses départs se ressemblent. Il définit avec une précision minutieuse, une sorte d’impassibilité. Il va, revient, attentif et soigneux, pareil au laboureur qui prépare et façonne sa terre, qui tire droit son sillon, les yeux fixés sur le rejet de peuplier qu’il voit là-bas, au bout du champ : « Le sanglier est un mammifère. Il appartient à l’ordre des pachydermes, à la famille des sulliens ». Qu’il s’agisse de l’isard, du goujon ou de la lamproie, du blé, du lin ou du soya, du couteau catalan ou du billard de quilles, sa démarche est la même, égale, constamment contrôlée. Après quoi, il décrit, il explique, avec des précisions pareillement minutieuses, la même impassibilité volontaire et surveillée. Tout cela si objectif, si rigoureusement informé, si loyal et si clair qu’on pourrait trouver dans ses livres comme des manuels de perfection : du parfait tailleur de cercles, de la parfaite gaveuse d’oies, du parfait distillateur, résinier, sabotier, chasseur de palombes ou d’abeilles ; et même du parfait braconnier, ou du parfait contrebandier en eau-de-vie : car il a, et c’est à son honneur, toutes les relations normales.

Quand il en est à cette tâche, rien ne l’en ferait dévier. Si quelque mouvement de l’âme se soulève en lui et l’entraîne, il le surprend, il se gourmande : « Le lotier appartient à la famille des papilionacées. Parce que ses fleurs, innombrables et palpitantes, ont l’air de papillons, un moment posés, butinant au souffle chaud de juin... Mais je m’égare… » Et il poursuit, reprend le pas. Ainsi assure-t-il ses assises. Il fonde sur un terrain solide, pareil au terreboue de là-bas, « épais, serré comme du marbre », qui offre au cep un aliment capable de fortifier un chêne, à la maison un socle inébranlable. Quelquefois, cette minutie ne va pas sans lui peser. Lorsque, précisément à propos de la maison rustique, il a choisi, énuméré les matériaux, accumulé les détails techniques concernant l’orientation, les murs, la charpente, la toiture, la distribution des aîtres, il s’écrie : « J’ai envie de dire ouf ! Comme si j’avais monté ces pierres ou ces briques moi-même, ou ces poutres ou ces tuiles. Pourtant, il le fallait. »

Il le fallait : il achèvera donc. Il ne transigera pas avec lui-même. Enfin c’est fait, il a achevé. Alors seulement, il se libère. Avec quelle aisance, quelle sûreté ! Il s’émeut, il cède aux souffles qui le soulèvent, accueille la sympathie qui 1’unit à tout ce qui vit sous le ciel, à la plante, à la bête, à l’homme. Le blé devient une créature de Dieu : le blé se recueille, le blé voit poindre les feuilles nouvelles, la première fleur s’épanouir ; il entend « un bruit séveux gagner de proche en proche comme un ruissellement de vie ». Il frissonne. Il s’éveille. « Avec mai, son amour commence ». Fauché, il « gémit » en tombant, et la faux « râle » au travers : lou praou blat ! Le pauvre blé !... Et le morceau s’achève sur une image ailée, un cercle d’ondes qui va s’élargissant amplement et longuement, dans une dilatation illimitée.

Je l’ai beaucoup cité. Assez pour que l’on ait senti les dons admirables de l’artiste : une vue ample et aiguë, qui s’accommode avec une souplesse prodigieuse, dérobe à l’étamine le secret de son pollen dans le même instant presque où elle embrasse la forêt : une richesse sensorielle surabondante : formes, couleurs, lignes des horizons, souffles, murmures, odeurs, saveurs, toucher du vent de l’eau qui dort ou coule, rien qu’il ne perçoive dans sa force, dans sa fraîcheur originelle, avec son duvet, sa pruine. Plastique, comme un parnassien, — lorsqu’il dresse, par exemple, la silhouette du berger Ariou Mourt, vêtu de la dépouille sanglante de l’ours qu’il vient d’éventrer — frémissant comme un romantique, il percevra aussi les symboles et les concordances que lui propose l’univers... Mais tout ce qu’il exprime et traduit demeure comme baigné d’une clarté précise et légère, pareille à celle de ces étés de la Saint-Martin, en son pays d’Armagnac, aux heures tièdes du jour « où l’air a fini de vibrer », alors que l’atmosphère prend une pureté cristalline et tendre « où toute chose fait trait ou rayon ».

Cette clarté, c’est celle d’un classique. S’il fait voir et sentir, et avec quelle vivacité ! il fait toujours et en même temps comprendre. Doué d’un sens étonnant de la physiologie, animalier incomparable, il anime des portraits de bêtes qui sont à cet égard des merveilles. On ne saurait oublier, l’ayant lu, ni la « gracilité ronde » de l’isard ; ni la robe du bœuf basque, « couleur de pêche blanche, avec des plis de peau rosés » ; ni les yeux gris-bleu de l’épervier « couleur d’acier neuf, sous des paupières lourdes, au regard froid, étincelant, avide, aux prunelles incessamment dardés ». Mais surtout, vous emportez un sentiment enrichissant de découverte et connaissance : vous connaissez l’anguille, dans sa double nature amphibie ; le lièvre, construit pour la course et le bond ; vous n’avez plus le droit de confondre le goujon sédentaire avec le goujon nomade, sauf dans la saveur craquante d’une friture, accompagnée comme il se doit « d’un vin d’or, léger rien qu’en parfum presque ».

Classique, il l’est aussi par sa langue, nourri qu’il est d’humanités. De race et de tempérament, c’est un fils du soleil, un Grec. L’œuvre entière avoue et proclame son amour, son besoin de la lumière. Il salue « le jour éclatant, ivresse du monde ». Il se peint cheminant face à l’astre, enveloppé d’effluves rayonnants, et frémissant de joie sous le vivant toucher, tenté d’ouvrir les lèvres et les bras au fluide pour l’aspirer plus profondément, « le faire ruisseler en lui aussi loin que son sang ». Il a lu Homère et s’en souvient. Il a ses propres épithètes homériques, des associations spontanées, indissolubles, qui d’elles-mêmes reviennent sous sa plume : un outil de fil ardent, une haleine inépuisable. De culture et d’éducation, c’est un latin, de parler d’oc, sonore, et nettement frappé. Comme Montaigne, comme Malherbe, ce Normand à demi Provençal, il puise dans le fonds populaire d’autant plus volontiers que la race, autour de lui, est bien disante, de langue alerte et drue. Il aime les mots qui chantent, — l’aubépine, l’osmonde ; ses jeunes filles s’appellent Maïlys, Noella, Rosamée, ou Rameline, — pas seulement pour leur musique, parce que, comme aux yeux les haies roses et blanches des chemins, cela « fait joli » à l’oreille, mais aussi pour leur vivacité, leur vertu de révélation : un pré « comme un fond de béret », des fruits « de quoi mouiller sa bouche »; et ces dictons, ces proverbes du cru qui semblent pousser et fleurir sur1a chaleur du fonds humain, comme suscités par le train de la vie : « Une bonne paire, c’est le pain gagné et le vin tiré ». Les bœufs, le blé, la vigne, toute la paysannerie d’Armagnac.

Et cette richesse verbale s’ordonne toujours en de justes cadences. Il se souvient d’avoir rythmé des vers. Et d’abord presque trop, tant ce souci de rythme et de scansion transparaît au travers ce qu’il écrit. Des pages entières du premier Chez Nous sont ainsi nombrées et rythmées :

C’était la maison blanche au tournant du sentier,
Le champ devant le seuil, la vigne sur le coteau,
La lande où sont les pins, le ruisseau qui limite,
La terre à soi, la terre aux autres,
Mûrissant toutes deux sous le même soleil.
C’était l’éclat du jour sous le ciel familier,
C’était le bruit du vent dans le chêne voisin...

Mais il a eu la force d’âme de renoncer très vite à ces réminiscences de lui-même... Il a trouvé son style, une belle prose qui chante encore, savante et sûre dans son ordonnancement, d’une propriété magnifique, et qui retrouve à force d’art le mouvement même, la poussée de l’éclosion, la chaleur vivante du thumos.

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Messieurs, je vais avoir achevé. Par souci de ne point le trahir, j’ai souvent emprunté sa voix. Je vous disais tout à l’heure mon regret de ne l’avoir point connu, et l’illusion, peut-être, de retrouver quand même sa présence. S’il est peu d’œuvres où l’écrivain se montre soucieux davantage de s’effacer derrière son objet, sans doute en est-il peu qui révèlent de sa personne une image plus fidèle et plus proche. Le son d’une voix s’élève de ces pages, encore et à jamais vivant. Elles sont toutes pleines, en effet, d’une présence, aussi réelle et d’aussi vive empreinte, qu’on la peut retrouver là-bas, sur sa terre, à Pesquidoux.

J’y suis allé, j’ai vu la longue maison rose, et les allées du beau parc accueillant, et le haut clocher du Houga, et les chênes noirs sur les collines dans la pureté des horizons. En vérité, c’était le reconnaître. Voici, au mur de la salle à manger, le plat de céramique où se tordent les lamproies : elles semblent en glisser pour ramper contre la tenture, effrayantes à ses yeux d’enfant. Voici, dans le cabinet de travail, le vase de cuivre qu’entoure une ronde d’amours, débordant d’épis secs de maïs. Il y puise pour ranimer le feu, la flamme blanche bondit en crépitant. Voici les chais monumentaux où l’alambic rougeoyait dans l’ombre. Voici la grille au bord de la route, les grands pins parasols où le vent fait le bruit de la mer. Un attelage de, bœufs passe là-bas, des bœufs gascons auréolés. La voix du bouvier résonne : « Hâ Bouêt ! Hâ Marty ! » Est-ce Caddéroum ? Est-ce l’homme de Taillemagre ? L’angélus tinte, à Mormès, à Toujun, à Magnan : le son porte de Mormès, c’est du temps sec pour demain.

Il va, s’arrête, cause avec l’un sous le tauzin, avec l’autre au bord de la vigne. Une rumeur vivante l’entoure. Elle est bornée par les collines, elle monte de ce « petit univers » qui est le sien et qu’il a voulu sien. Mais elle ne meurt pas à ses rives. Il le sait, cette conscience le pénètre. « Provençal ou Normand, Lorrain ou Gascon, le paysan de France est partout le même en ses traits essentiels ». Ainsi dit-il, et il a raison. Il parle de ce qu’il « connaît bien », avec la « certitude » d’atteindre ainsi à l’universel. Dans son travail et dans ses joies, dans son besoin de croire et d’espérer, devant la découverte du monde, devant l’amour, devant la mort, l’homme se retrouve dans sa condition d’homme.

Un soir, causant avec métayer, Joseph de Pesquidoux prit froid. Il rentra, s’alita, ne se releva plus. Il avait vu mourir aux champs. Il a dit en des pages admirables, parmi les plus parfaitement belles qu’il ait écrites, la mort du métayer Lanneluc. On ne saurait parler de la mort avec plus de simple grandeur.

Lorsque Lanneluc sent que la vie le quitte, il rappelle à lui le passé, ses souvenirs, les morts qu’il a aimés. Il a cru toute sa vie : il fait venir le prêtre, reçoit les saintes huiles, communie, s’entretient seul à seul avec son fils aîné. Après quoi il demande qu’on attelle un tombereau, qu’on le garnisse d’un matelas, qu’on l’y porte. Il veut revoir encore une fois sa terre. À demi soulevé, adossé au fond du vestibule, il emplit ses yeux du spectacle des champs, des arbres, de la lumière divine. En passant près de la vigne, il dit à son fils : « Tu vois, il manque des piquets » ; près de la dernière avoine : « Tu n’oublieras pas de la herser »… Il rentre alors, consent à s’aliter; à mourir.

C’est la grande leçon du terrien, de cet « homme immortel » en qui s’incarnent les lignées, figure aux cent visages, aux cent voix, humble Prothée d’une geste éternellement recommencée. Peut-être, à l’heure où l’âme s’exhale et monte pour rejoindre « la lumière incréée », peut-être, Joseph de Pesquidoux l’a-t-il revu cheminant par ses champs, « avançant sa route dans le monde, sûr de son pas comme de son cœur ». Comme le grain du sillon qui ne se défait que pour germer, il meurt pour renaître en ses fils, et ses fils sont lui encore. Il meurt, « et son souffle qui tombe prononce encore : Continuez. »