Discours de réception de Édouard Le Roy

Le 18 octobre 1945

Édouard LE ROY

ACADÉMIE FRANÇAISE

 

M. Édouard LE ROY, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Henri BERGSON, y est venu prendre séance, le jeudi 18 octobre 1945, et a prononcé le discours suivant :

 

MESSIEURS,

Permettez que mes premières paroles soient pour vous dire en toute simplicité de cœur, sans éloquence ni subtile analyse, le double sentiment que j’éprouve : gratitude profonde envers l’Académie dont la bienveillance m’a fait un si prompt accueil et cependant, dès que la réflexion me ramène vers l’ensemble d’un passé plus ancien, étonnement très sincère de me voir à cette place. En m’y appelant, vous avez dépassé mes rêves de jeunesse les plus ambitieux. Le souvenir me revient, ce soir, d’une de ces causeries entre camarades, au seuil de la vie, où chacun s’amuse à rivaliser de présomption et, sans trop y croire, mais sans non plus en douter, tout à fait, se forge une espérance d’avenir dont il ne mesure pas l’audace. Je me rappelle avoir prétendu, ce jour-là, que je finirais ma carrière comme professeur au Collège de France et membre de l’Institut dans la section de philosophie. Même alors je n’avais pas poussé le jeu d’hyperbole jusqu’à me promettre d’appartenir jamais à un Corps voué depuis trois siècles, par dessus les spécialités savantes, au maintien général de la culture et de la spiritualité françaises, et que les vicissitudes humaines, parfois si dissolvantes, n’ont pas empêché de répondre glorieusement à sa vocation. Être associé à pareille œuvre, il faudrait certes beaucoup de témérité pour s’en croire devenu digne. Vais-je donc saisir ici l’occasion d’avouer après tant d’autres que je ne méritais pas un tel honneur ? Excusez-moi de renoncer à cette formule trop facile et qui, malgré tout, prête un peu à sourire. Car enfin j’ai posé ma candidature et vos suffrages l’ont accueillie : dois-je me reconnaître coupable de vous avoir demandé une injustice et, en guise de merci, vous adresser l’étrange compliment de me l’avoir accordée ? Les choses m’apparaissent en vérité sous un jour différent, un jour inspirateur de modestie plus réelle. Vos sages traditions veulent que chacune des grandes disciplines de la pensée ait toujours un témoin parmi vous ; la philosophie est de ce nombre, au premier chef ; c’est donc à elle surtout que vos suffrages ont reconnu des titres ; et, puisqu’il faut bien qu’elle prenne figure individuelle pour siéger dans votre Compagnie, vous en avez choisi cette fois le représentant à l’ancienneté. Pour celui-là, quel indiscutable motif de se tenir, fût-ce au plus intime de soi, à son rang véritable ! Mais aussi quel encouragement à un travail redoublé ! À mesure que la vieillesse arrive, on se prend davantage à douter de l’œuvre accomplie, tant se révèle manifeste l’écart entre ce qu’il aurait fallu faire et ce que l’on a fait. Votre jugement console et calme cette inquiétude, la transforme en résolution de progrès ; et ainsi la reconnaissance qui vous est due peut à son tour se déployer sans scrupule, sûre de rester à la fois juste et vraie, si loin qu’elle aille : une reconnaissance, d’ailleurs, qui ne se contentera pas de paroles, mais prend avec elle-même l’engagement de se mieux traduire, par un effort de concours total à votre haut labeur.

En ce sens, un devoir immédiat m’incombe : rendre l’hommage traditionnel à mon prédécesseur. Beau sujet d’éloge, à coup sûr ; mais combien redoutable ! Car l’honneur d’être admis parmi vous est encore accru pour moi par celui de succéder à M. Henri Bergson. Et voici que, de nouveau, deux sentiments me partagent. Un sentiment de joie, d’abord : parce qu’il va m’être possible de publier plus solennellement ma dette envers un maître non moins aimé que vénéré. Je sais par lui-même — et par d’autres — que, depuis assez longtemps déjà, il souhaitait ma présence ici et travaillait à la préparer. Ce désir fut la cause décisive de ma candidature : comment aurais-je résisté à qui, même disparu, me pressait encore, par un souvenir demeuré vivant, avec la double autorité du maître et de l’ami ? C’est lui qui m’a désigné jadis pour être son suppléant, puis pour occuper sa chaire au Collège de France. Je lui dois également mon entrée à l’Académie des Sciences morales, où j’ai eu le bonheur de siéger plus de vingt ans à ses côtés. Rien ne pouvait me toucher davantage que de vous avoir été, dès l’abord, présenté par lui toujours et de me dire qu’en lui succédant je correspondrais à un de ses vœux anciens. Mais, à travers l’émotion ressentie, une crainte s’insinue. Lourde tâche en effet et bien intimidante que celle de rendre à un tel esprit l’hommage d’une étude qui ne soit pas trop indigne de l’homme et de son œuvre ! Ce que fut celle-ci, nul ne l’ignore. On s’accorde aujourd’hui à en célébrer la richesse et la profondeur géniales, comme à proclamer le rôle majeur qu’elle a tenu dans cette renaissance de la métaphysique à laquelle nous avons assisté, il y a un demi-siècle, et qui a mis fin à une ère prolongée de positivisme et de criticisme étroitement exclusifs. Personne, disciple ou non, ne pensera plus désormais comme auparavant. Une manière nouvelle de sentir et de comprendre les mystères de l’existence a été ainsi introduite et demeure acquise. Le nom de Bergson est donc à placer au même rang que ceux d’un Platon ou d’un Descartes, la révolution de pensée qu’il évoque à reconnaître égale en importance à la révolution kantienne ou même à la révolution socratique. Cela, je l’avais écrit en propres termes, voilà bientôt quarante ans, et m’étais vu de ce chef accusé de fol enthousiasme juvénile. Tout le monde maintenant juge au contraire que c’était justice. Mais qui ne voit dès lors la difficulté ou mieux l’impossibilité de faire tenir dans un bref discours l’analyse et la discussion tant soit peu sérieuses d’une telle œuvre ? D’autre part, se borner à quelques formules sommaires plus ou moins habilement construites et enchaînées, à la façon de cet homo loquax qui croit comprendre une chose quand il sait en parler et dont M. Bergson a dit qu’il représentait le seul type d’humanité à lui être irréductiblement antipathique, je ne saurais m’y résoudre. Une solution du problème ainsi posé consisterait sans doute à essayer de peindre un portrait psychologique de l’homme plutôt que de tracer un schéma soi-disant objectif de l’œuvre ; et certes je le ferais avec plaisir en face d’un si admirable modèle, d’autant que les souvenirs affluent en moi de tant d’affectueux entretiens où j’ai pu découvrir son âme aux sources de sa pensée. Mais je me heurte alors à une interdiction formelle émanée de M. Bergson lui-même. Il a laissé des instructions catégoriques pour défendre qu’on mêlât rien de sa personne privée à l’examen de ses travaux, estimant (je le cite) que « la vie d’un philosophe ne jette aucune lumière sur sa doctrine » et insistant, quant à lui, sur son « horreur » de toute publicité indiscrète. Respectueux de sa volonté, je ne puis donc m’arrêter que fort peu sur sa biographie : une liste de dates, voilà, ou presque, la limite que je dois veiller à ne pas franchir.

Aussi bien la vie de M. Bergson fut-elle toute simple, entièrement consacrée à l’effort intérieur de méditation et de recherche. Quelques mots rapides en rappelleront suffisamment les principales étapes.

Né à Paris, rue Lamartine, le 18 octobre 1859, — il y a aujourd’hui même quatre-vingt-six ans, d’un père d’origine polonaise, musicien distingué « qui n’eut d’autre tort, nous dit son fils, que de dédaigner la notoriété », d’une mère qui fut (je le cite encore) « une femme d’une intelligence supérieure, une âme religieuse au sens le plus élevé du mot, et dont la bonté, le dévouement, la sérénité, — je pourrais presque dire la sainteté, — firent l’admiration de tous ceux qui la connurent », M. Bergson n’a pas eu à être naturalisé, comme on l’a prétendu, mais seulement à opter pour la nationalité française, une fois devenu majeur : la législation actuelle en eût fait un Français de droit, sauf démarche contraire de sa part. Toute française aussi fut son éducation. Il reçut au lycée Condorcet l’inappréciable bienfait de ces études classiques, si attaquées aujourd’hui, mais qui ont présidé jusqu’ici aux grands siècles de la France et que rien ne remplace pour éveiller le sens des disciplines spirituelles, de ces « humanités » formatrices dont il se fit plus tard le défenseur autorisé au Conseil supérieur de l’Instruction publique. Est-il besoin d’ajouter que M. Bergson fut un élève remarquable, moissonnant des récompenses nombreuses à tous les niveaux et dans toutes les branches, y compris le discours latin et jusqu’au prix d’honneur de rhétorique au Concours général ? On a paru quelquefois étonné d’apprendre que ses plus brillants succès furent en mathématique, au point que son professeur, — M. Desboves, un maître éminent et dont le nom reste attaché à certaines formules de géométrie supérieure, — voyait là chez lui l’aptitude maîtresse et la véritable vocation. Il n’y a guère lieu, après la leçon des faits, de craindre avec M. Desboves que son élève se soit trompé de voie. Pourquoi cependant cette surprise devant les dispositions initiales d’une intelligence destinée à d’autres développements ? Pourquoi cette impression d’incompatibilité entre l’esprit du bergsonisme et les premières tendances de son créateur ? Peut-être viennent-elles de l’opinion commune qui définit la Mathématique, selon la formule des manuels, « une science de raisonnement » et qui suggère trop souvent une sorte d’horreur sacrée en face de ce qu’on suppose n’être ainsi qu’un tissu d’abstractions hermétiques, alors que la philosophie bergsonienne préconise une démarche intuitive de la pensée et se déploie volontiers en poème. Laissons de côté ce dernier jugement que nous aurons bientôt à nuancer davantage et demandons-nous seulement si les Manuels ont raison dans celui qu’ils portent sur la Mathématique. Là-dessus aucun mathématicien authentique ne ratifiera la conception vulgaire. Sans doute la démonstration rigoureuse joue un rôle essentiel en Mathématique, mais surtout un rôle d’après coup, un rôle discriminateur d’invention préalable. Il n’en est pas moins vrai que le mathématicien né, celui qui pratique effectivement la recherche et qui a le don de la trouvaille heureuse, ne procède point par enchaînement de syllogismes ni de calculs, par amas d’écritures symboliques sur un tableau noir ou une feuille de papier : il pense intuitivement, lui aussi, ne répugne pas à l’emploi d’images, s’attache à saisir des faits d’un certain genre idéal dans leur pureté immédiate et vit une manière de perception où ce qui semble au profane froid édifice de schèmes logiques se montre à lui comme un être véritable dont il sent au vif le rythme et l’allure, dont il devine familièrement le caractère, les réactions, le jeu opératoire. Dans ces conditions, ce qu’il éprouve devant un résultat d’ensemble une fois obtenu, c’est une émotion d’ordre esthétique, une émotion d’art comparable aux plus concrètes et aux plus hautes. Voilà sans doute ce qu’entrevoyait déjà le jeune élève de M. Desboves, lorsqu’il triomphait de quelque problème délicat, et ce qui le faisait hésiter sur le choix d’une carrière.

Quoi qu’il en soit, ce fut la Philosophie qui, en fin de compte, l’emporta, sans que jamais le principal intéressé — ni personne autre assurément — ait pu en concevoir nul regret, sinon celui qu’excite chez tout adversaire des spécialités closes l’impossibilité pratique d’un cumul. D’ailleurs quelles compensations magnifiques à ce renoncement inévitable devaient s’offrir au cours de la carrière choisie ! Entré à l’École normale en 1878 dans la section des lettres, M. Bergson en sortit trois ans après agrégé de l’enseignement secondaire et fut nommé tout de suite professeur au lycée d’Angers, puis de Clermont-Ferrand où il séjourna un peu davantage et se trouva bientôt chargé aussi de conférences régulières à la Faculté. C’est là que se dégagèrent pour lui les principes de sa méthode, là qu’il fit quelques-unes des expériences décisives qui l’orientèrent dans les voies d’une métaphysique nouvelle. En 1889, il soutenait ses thèses de doctorat : une thèse complémentaire dont l’élégante latinité charma les spécialistes Quid Aristoteles de loco senserit, une thèse principale, célèbre dès l’apparition, le fameux Essai sur les données immédiates de la conscience. Un début si prestigieux le fit aussitôt appeler à Paris, d’abord au collège Rollin, puis peu après au lycée Henri IV dans la classe de Rhétorique supérieure. Il y resta jusqu’en 1898, époque où il revint à l’École normale maître de conférences. Bref passage d’ailleurs : car, dès 1900, il devenait professeur au Collège de France, où il enseigna de 1900 à 1914 avec l’éclat que l’on sait. Ce fut en juin de cette année 1914 qu’il résolut de se faire suppléer, avant de prendre définitivement sa retraite en 1921, pour se consacrer dès lors en pleine indépendance au pur travail de pensée. Chemin faisant, il avait été élu à l’Académie des Sciences morales et politiques en 1901, à l’Académie française en 1914. Lorsque la Société des Nations institua une Commission internationale de coopération intellectuelle, la présidence lui en fut conférée, charge qu’il résilia en 1925 pour raison de santé, après l’avoir activement remplie au plus grand bénéfice de tous. Enfin le prix Nobel de littérature lui fut décerné en 1928, aux applaudissements unanimes du monde pensant. Voilà, dans sa sécheresse, la courte notice dont M. Bergson a voulu que l’on se contentât, touchant sa vie extérieure. Il ne sera plus question désormais, sauf pour un mot final, que de son œuvre qui, elle, appartient au patrimoine commun des hommes et au sujet de laquelle nous sommes donc plus libres.

Ce que furent les succès du professeur, la légende s’est unie à l’histoire pour en témoigner : vraies ou non, mais toujours significatives, les anecdotes abondent, que je ne répète point parce qu’elles sont trop connues et que le rappel en fâchait un peu. M. Bergson. Bornons-nous aux faits généraux qu’ils ne pouvaient récuser ni proscrire. Dans sa classe de Rhétorique supérieure, à Henri IV, ses élèves l’entouraient unanimement d’une admiration affectueuse, recueillaient avec religion ses cours, puis les répandaient au dehors avec une fierté de fervents disciples et, lors même que d’aventure ils s’en détachaient plus tard sur tel ou tel point, restaient marqués par eux d’un signe ineffaçable. Au Collège de France, des foules enthousiastes se pressaient en auditoires compacts au pied de sa chaire, séduites par un charme de renouvellement perpétuel, suspendues à une parole de lumière où transparaissait toute vivante une pensée de créateur saisie en exercice direct. Ce fut même cette affluence toujours croissante qui inspira trop vite au maître le désir d’une solitude plus conforme à sa modestie profonde et lui fit prendre avant l’âge réglementaire la résolution d’une retraite prématurée qu’il espérait libératrice de tous soins étrangers à la recherche. Vain espoir, du reste : il était entré dans la gloire et ne pouvait plus échapper à ses charges. Le monde entier faisait écho à son œuvre, groupant autour d’elle vétérans chevronnés et jeunes recrues, professionnels et amateurs, hommes d’action et artistes, savants et philosophes, jusqu’à des âmes soucieuses de réformer leur vie intérieure et qui trouvaient là un principe de conversion totale. Partout se multipliaient les traductions, les commentaires explicatifs, les apologies et controverses, les tentatives de prolongements nouveaux, en tous sens et parfois même suivant des voies que l’initiateur n’avait pas directement abordées. Ce mouvement d’esprits a continué longtemps et dure encore : marque d’une influence que bien peu d’autres ont égalée dans l’histoire de la philosophie, depuis les quelques vingt-cinq siècles qu’elle se poursuit.

Je sais bien qu’à l’heure actuelle on parle çà et là d’une réaction opposante, voire d’une reprise de polémique hostile dont se dessineraient déjà plusieurs linéaments assez nets. Il faut se défendre de lui attribuer plus d’importance qu’elle n’en comporte, et cependant ne la point négliger. C’est en effet une loi générale, vérifiée de longue date à propos des plus grands esprits dans tous les ordres, qu’à leur disparition succède une période plus ou moins étendue où l’on se détourne d’eux, où l’on conteste leur empire. Quoi d’étonnant à cela ? Ils étaient trop originaux pour être exactement compris de tous avant un certain délai d’épreuve, trop novateurs pour ne pas soulever les résistances de la coutume. D’autre part, leur maîtrise longtemps souveraine avait trop fort éclipsé nombre de talents contemporains pour ne pas suggérer à quelques-uns la revendication d’une indépendance dont il est toujours plus facile d’obtenir le simulacre par simple négation que la réalité par un travail de souple intelligence qui assimile, nuance et complète ou prolonge au lieu de contredire. Il n’y a donc pas à se scandaliser, au sujet de M. Bergson, d’un état de fait qui est normal. Mais on doit le comprendre, ce fait, et même en tirer parti pour mieux pénétrer l’esprit du maître en son équilibre complexe et mieux juger la doctrine qui l’exprime. Aussi bien toutes les critiques ne sont pas d’inspiration négatrice et destructive. Il en est qui se présentent comme des hommages et qui servent plus efficacement que telle idolâtrie stérile par son exclusivisme la cause des idées mêmes qu’elles repoussent. Avec Péguy, un bergsonien convaincu, je dirais volontiers qu’une philosophie vraiment grande n’est pas une philosophie contre laquelle on n’a rien à dire, mais une philosophie qui demeure vivante et active, qui déclenche des luttes fécondes, qui a vu quelque chose de neuf la première et surtout qui a fait voir plus loin qu’elle-même. Le vrai disciple n’est pas celui qui répète littéralement les formules du maître sans rien oser de plus ou d’autre, mais celui qui, dans la voie ouverte, s’efforce de faire ce que le maître a fait : des conquêtes. Un éloge passif ne saurait donc le satisfaire, non plus qu’une orthodoxie de redites serviles. Ce qu’il souhaiterait plutôt, c’est de réaliser en soi une ressemblance du maître dans l’initiative, c’est d’en reproduire l’élan créateur à son tour. Pour cela, de ce maître, il faut connaître autant qu’on le peut la personnalité intime avec la justesse d’une sympathie sans aveuglement : à quoi peuvent aider les critiques aussi bien que les apologistes.

Or, si l’on s’interroge sur les traits qui caractérisent la physionomie intellectuelle et morale de M. Bergson, une qualité apparaît principale et dominante : la sincérité. Je ne parle pas, bien entendu, de cette sincérité banale, heureusement commune à tous les philosophes dignes de ce nom, qui consiste en une concordance de la parole publique avec la pensée intérieure. Il s’agit d’une sincérité plus rare : celle qui gouverne et organise le jeu des facultés de l’esprit les unes par rapport aux autres, qui les protège contre les périls de duperie réciproque, parce qu’elle implique de la part du sujet, selon la pleine force du terme, don de soi sans réserve à la vérité par dessus toutes habitudes prises, personnelles ou sociales. Exigeante comme une discipline d’ascèse purificatrice, elle suppose rejet courageux, presque héroïque, du « tout fait d’avance » partout où il risquerait de se glisser avec une tentation de moindre effort : choix de perspectives et de problèmes ou de procédures méthodiques, règles ou critères, conceptions ou formules. Et cela va sans doute plus loin qu’on ne croirait au premier abord, ainsi que le montre un coup d’œil sur les maximes de conduite professées par M. Bergson dans l’ordre de la recherche et mises par lui en pratique sévère.

En premier lieu, proscription résolue de ce que j’appellerai l’éloquence oratoire. Inutile d’y insister, tant les motifs en sont évidents. Un maître du genre disait un jour en manière de confession : « Le geste part, la parole suit et la pensée vient presque aussitôt ». Sans doute est-ce là un peu une caricature, mais ressemblante ; elle dit bien ce qui répugnait à M. Bergson. Toutefois ce n’est encore ici qu’un commencement très gros. Il ne se défiait pas moins de ces effleurements légers, savoureux de grâce aimable, dont se contente la conversation entre gens d’esprit ; il s’en défiait, lui-même l’a dit, parce qu’ils font jouer un rôle abusif aux conventions sociales véhiculées par le langage et faites pour l’usage utile plus que pour la connaissance pure. Un souci de précision le hantait, de cette précision qu’à son gré les philosophes, trop désireux d’amples synthèses, ont insuffisamment cultivée. Lui, au contraire, la cherchait sans relâche. De quoi un témoignage frappant se dessine dans ses livres où le moindre exemple donné en guise d’éclaircissement semble néanmoins étudié pour lui-même, si bien que d’autres chercheurs ont souvent trouvé, dans les quelques lignes qui s’y rapportent, la source de nouvelles conclusions originales. Ainsi la doctrine bergsonienne est-elle riche d’amorces qu’il suffit de suivre pour se voir engagé sur des routes qu’elle-même n’a point parcourues. Et pourtant M. Bergson se faisait une loi rigoureuse de ne jamais excéder dans ses affirmations explicites ce qu’il estimait pouvoir établir par des raisons objectivement valables, sans nulle part laissée aux impressions ou aux croyances, si fermes qu’elles fussent chez lui. Non pas, d’ailleurs, qu’il se fermât aux vues les plus diverses. Il n’avait rien d’un spécialiste confiné dans son domaine restreint, rien des tendances qui font exclure ce que l’on n’a pas découvert soi-même ou ce que l’habitude n’a pas rendu familier. Son accueil était toujours aussi ouvert aux idées que bienveillant aux personnes.

Ce qu’il reproche à beaucoup de philosophes, ce n’est donc pas la variété de leurs points de vue : c’est un goût excessif du système, de ces trop vastes architectures dialectiques « où les dispositions ont été prises pour qu’on y pût loger commodément tous les problèmes », ceux du réel et même ceux de l’irréel, du simple possible, voire de l’impossible. Ce qu’il déplore, c’est la suite fatale de ce goût désordonné : un morcellement de la métaphysique en écoles antagonistes « qui montent ensemble sur la scène pour s’y faire applaudir tour à tour », en écoles irréductibles « dont chacune retient sa place, choisit ses jetons et entame avec les autres une partie qui ne finira jamais ». Non que de tels édifices ne puissent avoir leur beauté propre, ni ces luttes leur fruit relatif. Mais la philosophie ne saurait sans dommage mortel se réduire à une option entre des partis constitués une fois pour toutes, ni moins encore peut-être à la composition de quelque mixture éclectique toujours superficielle et factice. Dans chaque système, si l’on en veut obtenir emploi valable, on doit chercher seulement une expérience de la pensée, un moment de sa vie, une méthode pour explorer le réel, un réactif qui en décèle quelque aspect. La vérité s’analyse en systèmes comme la lumière en couleurs. Il faut donc retenir tous les systèmes ensemble, en les limitant l’un par l’autre comme se limitent mutuellement des points de vue. Si l’on accepte de comparer le réel à une courbe, chaque système est figuré par une tangente qui coïncide avec le vrai sur un parcours infinitésimal au point de contact, mais qui s’en éloigne à l’infini lorsqu’on s’attache strictement à sa rigidité de ligne droite, tandis que la succession mobile des tangentes enveloppe intimement la courbe entière dans tous ses méandres. Le plus souvent, à propos d’un problème donné, les systèmes forment un couple antithétique entre les deux pôles duquel oscille sans fin la pensée. Chaque fois qu’il rencontre une telle circonstance, M. Bergson discerne un postulat commun aux deux types de systématisation conceptuelle d’où résulte l’alternative du oui et du non, les contraires appartenant au même genre, comme dit le vieil Aristote ; et, pour sortir de l’impasse, M. Bergson s’élève au dessus de ce postulat qui arrêtait l’essor de l’esprit. On a maintes fois noté chez lui cette invariable démarche. Mais il faut aller plus loin encore. Les problèmes, remarque-t-il, ne sont pas donnés d’avance, du moins sous forme assez précise pour fonder un espoir de solution. La tâche s’impose chaque fois de découvrir le juste énoncé de la question, ainsi que la nuance de méthode alors convenable. Double recherche qui ne fait qu’un avec celle de la réponse et qui réclame, chaque fois aussi, une adaptation originale de la pensée. À quoi ne manque jamais M. Bergson ; et de là l’impression de perpétuel renouvellement que communique la lecture de ses œuvres.

Les thèses classiques ainsi reprises apparaissent revivifiées comme par une jeunesse de lumière matinale ; et, dans cette nouveauté de jour, on a le sentiment de les comprendre pour la première fois. Les thèses nouvelles, à leur tour, semblent répondre en nous à d’obscures attentes, à des espérances confuses, jusque-là vécues dans une pénombre soudain illuminée. Mais il y a autre chose encore que les livres. La conversation de M. Bergson, capable de prendre tous les tons, manifestait chez lui toutes les compétences désirables selon les besoins du moment et de l’espèce. Elle était proprement un charme, où le regard vous baignait d’une clarté pénétrante, où l’accent de la parole — un peu lente et qui prolongeait volontiers les finales — éveillaient en vous une résonnance révélatrice de richesses qu’on n’aurait pas cru posséder, qu’en effet on ne possédait point auparavant, mais qui, à peine semées, germaient aussitôt et devenaient vôtres. Sous l’influence de ce charme, on avait l’illusion de découvrir soi-même ce qu’on venait de recevoir. Ainsi M. Bergson pratiquait la maïeutique de Socrate. Puis, quand une fois on l’avait entendu, revenant aux livres, on y retrouvait tout cela. Et surtout on y percevait dorénavant plus et mieux qu’un lever d’aurore simplement éclairante : une chaleur de spiritualité profonde, intime, presque religieuse déjà.

Religieuse et, aussi, poétique. La philosophie de M. Bergson est source non seulement de lumière théorique, mais encore d’émotion neuve devant les mystères de l’être. Elle s’exprime par un style dont on a loué souvent la perfection : qualité de la langue, souplesse du mouvement, puissance évocatrice. L’écrivain triomphe dans la gageure de faire entendre ce qui semblait ineffable. Croirait-on que cela lui fut reproché naguère, qu’on en fit une objection contre sa pensée ? Ce n’est pas de la philosophie, disait-on : c’est de la littérature. Comme si la pensée philosophique ne pouvait être vraiment profonde que sous les espèces de je ne sais quel jargon barbare ! Au contraire : on ne prisera jamais trop l’art de bien écrire. Sur ce point, M. Bergson a le mérite précieux de rester fidèle à une authentique tradition française, qui veut que les plus hautes spéculations de science ou de métaphysique se traduisent autant que possible dans la langue de tout le monde ; et il est un maître dans l’art des métaphores suggestives. L’image, n’est-ce pas le seul moyen d’expression approprié, quand il s’agit de traduire de l’inconnu, du nouveau, qui dépasse la métaphysique simpliste inhérente aux cadres du langage abstrait ? Je soutiendrai même que, si on sait la bien prendre, la poésie a valeur de lumière jusque par le jeu des sonorités et des rythmes. Que telle œuvre de M. Bergson puisse être qualifiée « poème », je n’y vois donc nul motif de reproche. Il y a seulement quelques précautions requises pour éviter que la doctrine reste alors au niveau du rêve ; et M. Bergson jamais ne les a négligées.

D’aucuns persistent cependant à prétendre que la philosophie bergsonienne, absorbée par les labeurs de l’enquête introspective, méconnaît la valeur de la science comme discipline de vérification dernière et en diminue outre mesure la portée à cet égard. Il est vrai que M. Bergson s’élève contre un certain matérialisme de laboratoire qui s’arroge sans droit je ne sais quel monopole de positivité légitime. Pour lui, la science entendue strictement se rapporte à l’action pratique plus qu’à la connaissance pure ; et en particulier, incompétente sur les réalités de l’esprit, elle divague lorsqu’elle, érige son incompétence en principe de négation, Mais, en même temps, il déclare que, si elle ne sort pas de son domaine, elle est capable d’atteindre l’absolu du réel ou du moins d’on approcher indéfiniment. C’est que la matière elle-même, sous la figure où la physique l’envisage, lui paraît indéfinissable, sinon presque inexistante, en dehors de nos gestes. Au surplus, la moindre lecture de ses livres, pourvu qu’on sache en interpréter le langage sans méprise, montre à l’évidence que M. Bergson parle ici en parfaite connaissance de cause. On sait que chacun de ses ouvrages suppose de longues études préparatoires poursuivies sans préjugé d’aucune sorte et qu’il résume une documentation abondante recueillie indépendamment de toute certitude préalable. Seulement ces recherches laborieuses ont bientôt conduit le philosophe à distinguer deux ordres de sciences : les sciences de la matière inerte où règne le mécanisme et les sciences de la vie auxquelles un emploi exclusif des méthodes empruntées aux premières permet peut-être de tout connaître dans le vivant, sauf toutefois la vie elle-même. Or, pour le philosophe, ce sont, malgré tout, les sciences du second genre qui ont le plus d’importance : on pourrait dire que la révolution bergsonienne, sur ce point, a, consisté en une substitution, de la biologie à la mathématique dans le rôle de discipline exemplaire et régulatrice. Mais, sur ce terrain, M. Bergson fait presque figure de professionnel, de technicien ; il a travaillé au laboratoire et publié des mémoires de psychologie toute positive qui ont reçu notamment un accueil très favorable des maîtres de la pathologie mentale, Ainsi achève de tomber le divorce prétendu entre la métaphysique bergsonienne et la science proprement dite. Un seul point litigieux subsiste à la rigueur, celui qui concerne les ultimes chapitres de la physico-chimie : atomistique et relativité. Encore apparaît-il que l’effort conciliateur à entreprendre là porterait avant tout sur la notion même de réalité, plus complexe dans la physique d’aujourd’hui que ne le voyait M. Bergson et que peut-être ne le voit encore le physicien lui-même. S’il m’est permis de dire mon opinion au sujet de ce débat, j’estime qu’il sera tranché, un jour prochain, d’une manière qui laissera intacts les principes essentiels du bergsonisme.

Il est pourtant une autre question analogue, mais plus ample et moins précise, qui, elle aussi, a soulevé autrefois et soulève toujours d’ardentes polémiques : la question de l’attitude adoptée par M. Bergson vis-à-vis de l’intelligence pure, de ses pouvoirs et de ses droits. À vrai dire, c’est là en large mesure une question de vocabulaire, car le mot Intelligence comporte deux acceptions différentes. D’une part, il se dit de la faculté des idées générales, des concepts et de leur enchaînement discursif ; et, d’autre part, il se dit également d’une capacité d’ouverture, de l’aptitude à saisir les diverses modalités du réel et du vrai, chacune selon sa nuance originale. M. Bergson a utilisé surtout la seconde notion, puis, à partir d’une certaine date, plus volontiers la première : il en a d’ailleurs averti. Or les deux types d’intelligence n’appellent pas le même jugement.

De l’intelligence entendue comme faculté du discours, M. Bergson établit péremptoirement, par une critique de ses démarches observées à tous les étages de la conscience qu’une relativité foncière l’affecte, invincible désormais sans une radicale conversion de l’esprit : relativité anciennement acquise, maintenant instinctive, aux besoins et avantages de l’action pratique et de la vie sociale, du geste fabricateur et du langage commun. Cette intelligence-là n’a que des droits et pouvoirs étroitement limités. Destructrice de la continuité concrète, ennemie du changeant, du mobile, et ainsi rendue incapable de saisir le vivant dans son essence, les éléments idéaux qu’elle manipule sont les pièces d’un monnayage utilitaire, chacune issue de quelque morcellement abstractif et comparable à « un instantané pris sur une transition ». Par ailleurs, quand on l’analyse d’ensemble en la rapprochant des données d’histoire qu’elle-même ne saurait dominer, on lui découvre une structure stratigraphique où les couches successives représentent mille dépôts conceptuels de différents âges. Bref, ce n’est pas une source pure ; et de là son impuissance métaphysique. Ce qui, bien entendu, ne signifie nullement qu’elle n’ait pas son rôle à jouer dans la recherche du vrai comme instrument nécessaire de précision transmissible. Mais la vertu d’invention lumineuse n’appartient qu’à l’intelligence du second genre celle qui se présente avant tout comme perception d’expérience vécue, comme centre d’antennes dirigées sens aucun égoïsme d’abstraction close vers les plus diverses qualités du réel saisies au vif, et qui se refuse à croire que l’homme soit un paquet de facultés isolables les unes des autres dont chacune ferait ses affaires à part. Seulement la nature même de cette intelligence plus vivante — et à laquelle conviendrait peut-être mieux un autre nom — lui interdit de se regarder jamais comme définitivement faite. Elle a toujours un travail de formation purificatrice et progressive à poursuivre par un double effort de rupture avec le réseau des habitudes verbales qu’elle a contractées au cours de ses lointaines enfances et d’entrée en sympathie avec les puissances de vie consciente qui l’entourent. Qu’elle y consente ; et d’elle relèvera la recherche métaphysique, dont l’acte principal se nomme Intuition.

Il faut ici bien interpréter ce que M. Bergson entend sous ce nom. Souvent on s’y est mépris. Or, quand il préconise un retour à la pensée intuitive, — un retour ? non, plutôt une élévation créatrice, — comprenons qu’il ne s’agit pas de je ne sais quelle descente au dessous de l’intellectuel, mais d’une ascension au-dessus. Rien là d’une primauté qu’on reconnaîtrait aux puissances nocturnes de l’instinct ou du sentiment. C’est de pensée qu’il s’agit, au sens ferme et plein du mot, mais de pensée redevenue simple par-delà les complications habituelles du discours, parce qu’elle a réussi à ressaisir et à promouvoir ce qu’il y a d’immédiatement vécu dans ses démarches d’expérience. Une image, et même une première approximation de l’attitude intuitive, est donnée par le bon sens : à peu près l’inverse du sens commun, une sorte de tact des complexités, un art d’équilibre et de justesse, attentif à se maintenir en palpation continuelle et à s’adapter de nouveau chaque fois qu’apparaît une circonstance originale. Cependant ce n’est encore là qu’un début ; il faut monter plus haut, jusqu’à une sympathie qui transporte à l’intérieur de l’objet étudié. Pour cela, devient nécessaire une ascèse préparatoire, semblable sous bien des rapports à celle dont les mystiques nous donnent l’exemple : passage par la « nuit obscure » où l’on dépouille le vieil homme, après quoi l’union révélatrice devient possible.

Ainsi seulement, selon M. Bergson, la métaphysique pourra enfin se constituer sous forme régulièrement progressive, par l’effort collectif « de bien des penseurs, de bien des observateurs aussi, se complétant, se corrigeant, se redressant les uns les autres ». Quelle part fut la sienne propre dans ce travail, quant aux résultats ? Il reste à l’indiquer.

M. Bergson a publié huit volumes. Quatre d’entre eux, — études particulières ou recueils d’articles et de conférences, — réunissent des mémoires sur quelques problèmes déterminés de psychologie ou bien des essais relatifs à la méthode. Les quatre autres, les principaux, sont de grands livres formant une suite magistrale, qui développent la doctrine d’ensemble et nous font assister à sa genèse.

Comment M. Bergson élabore, puis écrit, lui-même nous l’a confié un jour, dans un, passage que j’emprunte à la première série de ses ouvrages. « Quiconque s’est exercé avec succès à la composition littéraire sait bien que, lorsque le sujet-a été longuement étudié, tous les documents recueillis, toutes les notes prises, il faut, pour aborder le travail de composition lui-même, quelque chose de plus, un effort, souvent pénible, pour se placer tout d’un coup au cœur même du sujet et pour aller chercher aussi profondément que possible une impulsion à laquelle il n’y aura plus ensuite qu’à se laisser aller. Cette impulsion, une fois reçue, lance l’esprit sur un chemin où il retrouve et les renseignements qu’il avait recueillis et d’autres détails encore ; elle se développe, elle s’analyse elle-même en termes dont l’énumération de poursuivait sans fin ; plus on va, plus on en découvre ; jamais on n’arrivera à tout dire ; et pourtant, si l’on se retourne brusquement vers l’impulsion qu’on sent derrière soi pour la saisir, elle se dérobe ; car ce n’était pas une chose, mais une incitation au mouvement, et, bien qu’indéfiniment extensible, elle est la simplicité même ». Transposez de la forme au fond : vous aurez un portrait fidèle de l’allure familière à la pensée bergsonienne au cours de la recherche. Elle explique ce progrès sans retouches dont la carrière métaphysique de M. Bergson a donné l’admirable exemple.

Quant aux grands ouvrages de la seconde série, ceux qui exposent l’essentiel de la doctrine, je m’interdis de les analyser : un grêle résumé sommaire en serait seul possible ici, et pareille schématisation les trahirait. Force est bien que je m’en tienne au dessin général de la perspective, tout au plus avec notation des étapes majeures. On a souvent répété que M. Bergson était un parti du matérialisme. Ce n’est pas très exact. Son véritable point de départ fut la philosophie de Spencer, à laquelle son goût de la précision l’avait amené. Sentant néanmoins la faiblesse des Premiers principes, trop pauvrement réduits à des généralités vagues, il avait entrepris de les approfondir pour les consolider et, à cette fin, s’était attaqué aux notions fondamentales de la mécanique. Ce fut alors qu’il rencontra l’idée du temps et, à sa grande surprise, dut constater que le temps de la science positive ne « dure » pas : ce n’est qu’une liste d’instants chacun immobiles, comparables aux points d’une ligne. Ainsi fut-il conduit vers l’enquête psychologique, où très vite se dégagea pour lui une idée directrice qui devait l’accompagner à travers toutes ses recherches ultérieures et que l’avant-propos de son premier livre, l’Essai sur les données immédiates de la conscience, énonce dans les termes que voici : « Nous nous exprimons nécessairement par des mots, et nous pensons le plus souvent dans l’espace. En d’autres termes, le langage exige que nous établissions entre nos idées les mêmes distinctions nettes et précises, la même discontinuité qu’entre les objets matériels. Cette assimilation est utile dans la vie pratique et nécessaire dans la plupart des sciences. Mais on pourrait se demander si les difficultés insurmontables, que certains problèmes philosophiques soulèvent, ne viendraient pas de ce que l’on s’obstine à juxtaposer, dans l’espace les phénomènes qui n’occupent point d’espace, et si, en faisant abstraction des grossières images, autour desquelles le combat se livre, on n’y mettrait pas parfois un terme. » Ainsi orienté, M. Bergson aborde l’exploration de la conscience profonde ; et il montre que la tentative jusque-là classique de la reconstruire par une association d’états numériquement distincts la défigure, la fausse, que c’est un flux de continuité mobile toute qualitative et réfractaire à la mesure, où se compénètrent les phases comme celles d’une période musicale, qu’elle donne enfin le modèle typique de la durée concrète, réelle, dont le temps homogène du sens commun et de la science n’est qu’une traduction, pratiquement commode, philosophiquement fautive, en termes d’espace et de nombre. Cette intuition de la durée, voilà en un mot la découverte principale qui donnera sa couleur à toute la philosophie de M. Bergson, et par laquelle d’abord il arrive à mettre en évidence avec ses vrais caractères le fait de la liberté spirituelle.

Mais jusqu’ici M. Bergson s’est exclusivement placé au plus intime de la conscience, là où elle est le plus loin du dehors. S’il y était resté, sa métaphysique eût pris l’aspect d’un dualisme radical. Nécessaire donc devenait le passage à la zone de frontière où la conscience touche au monde extérieur et collaboré dans le sensible avec la réalité matérielle, pour définir l’exacte relation des deux facteurs. C’est l’objet du second livre de M. Bergson, le plus difficile à bien comprendre, vraiment irrésumable sans risque de grossières défigurations, Matière et Mémoire. Nulle part le philosophe n’a émis plus de vues profondes, lancé plus de semences d’avenir. Perception et réalité externe, souvenir et distinction de l’âme et du corps, voilà le double thème envisagé cette fois. On reste confondu de voir tant de problèmes traditionnels qui reçoivent peu à peu des solutions toutes neuves, où se réintègrent, en harmonie avec les données de la science la plus rigoureuse, les principes fondamentaux du spiritualisme. Peut-être cependant pourrait-on souhaiter une plus explicite conception de la matière en général : à quoi d’ailleurs certaines esquisses de Ravaisson sur l’habitude pourvoiraient sans doute assez facilement.

M. Bergson a considéré de préférence une autre face de ce dernier problème, dans la splendide épopée qui a pour titre L’évolution créatrice. Il ne veut pas dire par ce beau titre que l’évolution soit en elle-même une force qui crée, mais bien qu’à travers le phénomène évolutif se manifeste un pouvoir créateur. Trois thèses étroitement liées composent le tissu de l’œuvre nouvelle : substantialité intrinsèque du changement qui se suffit à lui-même et ne suppose en fin de compte aucun support immuable, réalité de la vie supérieure à celle des vivants individuels comme la réalité d’un élan est supérieure à celle de ses stades, enfin nature psychologique de l’élan vital générateur des êtres et des choses, des formes spécifiques et des voies où elles se transforment, par une véritable invention. La vie apparaît en conséquence comme un effort de montée qui n’est ni mécanisme pur ni pure finalité, la matière comme le mouvement inverse de descente, de chute, où la vie se dégrade en inertie machinale, quand elle s’abandonne. D’ailleurs ces amples thèses n’ont rien d’une mythologie, d’une fabulation imaginative ; elles se dégagent d’une discussion serrée des résultats obtenus par la science et rapprochés des prémisses fournies par les précédents travaux du penseur. À l’homme est ainsi assignée la place qui lui appartient dans la nature, au sommet actuel de son mouvement d’ascension. Quelques critiques néanmoins ont voulu voir dans cette métaphysique somptueuse une sorte de monisme matérialiste et athée. Sur quoi un démenti formel de M. Bergson s’est aussitôt produit en des termes qu’il faut rappeler : « Les considérations exposées dans mon Essai sur les données immédiates aboutissent à mettre en lumière le fait de la liberté ; celles de Matière et Mémoire font toucher du doigt, je l’espère, la réalité de l’esprit ; celles de L’évolution créatrice présentent la création comme un fait : de tout cela se dégage nettement l’idée d’un Dieu créateur et libre, générateur à la fois de la matière et de la vie, et dont l’effort de création se continue, du côté de la vie, par l’évolution des espèces et par la constitution des personnalités humaines. » L’auteur n’était-il pas fondé à trouver là une catégorique réfutation « du monisme et du panthéisme en général » ? Pour aller plus loin, ajoutait-il, on devrait « aborder des problèmes d’un tout autre genre, les problèmes moraux ».

M. Bergson y vint, après toutefois une longue pause de vingt-cinq années. Plus d’un critique persistait alors à prétendre, malgré les déclarations qui viennent d’être citées, que ses principes antérieurs interdisaient à la philosophie nouvelle toute affirmation de l’ordre moral ou religieux ; dans cette double et une perspective, ils la jugeaient condamnée à une sorte d’anarchisme incoercible. À maintes reprises déjà, on avait prononcé de pareilles sentences, touchant d’autres questions. Chaque fois qu’un des grands ouvrages venait de paraître, un décret de clôture analogue était promulgué contre les développements ultérieurs de la doctrine ; et, chaque fois aussi, la réponse du maître avait démasqué l’erreur de prévision ainsi commise, par la publication d’un volume nouveau que, sans doute, nul n’aurait pu déduire des précédents, mais qui, aussitôt paru, s’avérait en continuité harmonieuse avec eux. Il en alla pareillement, lorsqu’en 1932 M. Bergson fit paraître Les deux sources de la Morale et de la Religion. Mieux renseigné, plus attentif à certains indices, on aurait pu s’y attendre : ne savait-on pas M. Bergson plongé depuis longtemps dans la méditation assidue des grands spirituels chrétiens ? En ce qui me concerne, bien des conversations m’avaient montré de longue date la pensée bergsonienne fort avancée déjà sur les routes mêmes dont on proclamait la fermeture absolue devant elle : notamment il me souvient en ce sens d’un entretien entre William James et M. Bergson sur l’expérience religieuse, auquel j’eus l’honneur et la joie d’assister, dès les premières années du siècle. Dans le volume sorti de cette lente préparation, éclate la même vigueur d’originalité qui animait les autres ; mais elle envahit de nouveaux domaines. M. Bergson se fait sociologue pour discuter le problème de l’obligation morale et pour introduire à cet effet la distinction devenue bientôt classique du clos et de l’ouvert. Il distingue ensuite, avec une clarté saisissante, les deux formes statique et dynamique de la Religion. À la première, il rattache l’analyse tout de suite célèbre de la fonction fabulatrice. Mais il insiste plus encore, à propos de la seconde, sur la valeur de l’expérience mystique, en particulier quant aux problèmes que posent l’existence et la nature de Dieu ou celui de la survivance, tous deux tranchés par lui dans un sens affirmatif.

Une admiration universelle accueillit le livre, accompagnée cependant chez beaucoup, et des deux côtés de la barricade, par d’expresses réserves sur quelques-unes des conclusions énoncées. Les tenants d’un rationalisme d’ancien style redoutaient le champ libre accordé aux fabulations plus ou moins mythiques. Les âmes religieuses craignaient à leur tour qu’une part trop grande, peut-être dissolvante, fût laissée aux droits de la fonction fabulatrice et trouvaient d’ailleurs le problème du mal incomplètement étudié, le fait de l’Église et de son rôle nécessaire insuffisamment reconnu. Aux premières objections, il est possible de répondre que M. Bergson a plus d’une fois déjà laissé voir ses pressentiments d’une réalité très positive — et qu’il faudra bien finir par admettre — de l’extraordinaire dans la psychologie mystique, là surtout où elle parle du « centre de l’âme ». À ceux qui émettent les secondes objections, la réponse doit être aussi que M. Bergson reconnaît lui-même n’avoir pas achevé sa recherche. Et, pour fixer le point où les progrès de sa pensée l’avaient conduit au for intérieur, il suffit de citer quelques lignes de son testament, dont il a voulu qu’elles fussent connues de tous : « Mes réflexions m’ont amené de plus en plus près du catholicisme, où je vois l’achèvement complet du judaïsme. Je me serais converti, si je n’avais vu se préparer... la formidable vague d’antisémitisme qui va déferler sur le monde. J’ai voulu rester parmi ceux qui seront demain des persécutés. » Mais il ajoute qu’il souhaite à ses obsèques les prières d’un prêtre catholique.

Cependant la maladie était venue, douloureuse, inexorable. Elle ne portait aucune atteinte à la parfaite lucidité de son esprit. Seulement de vives souffrances le condamnaient à une immobilité complète et gênaient ainsi cruellement son travail, en dépit du courage indomptable dont, philosophe, il estimait devoir donner l’exemple après avoir enseigné le précepte.

La vie de M. Bergson avait toujours été paisible et retirée. Elle s’achevait dans un recueillement qui le rapprochait encore de ses modèles mystiques. Au temps de sa santé, les quelques voyages qu’il fit, sur l’invitation de ses nombreux amis étrangers, ne visaient chaque fois qu’à donner des cours ou des conférences, qui eurent toujours un succès triomphal. Jamais il ne se mêla aux agitations politiques. Seul son fervent patriotisme put le décider, en 1914, à intervenir dans le fracas des événements par un retentissant discours, qu’il prononça comme président de l’Académie des Sciences où l’attitude allemande était qualifiée de « régression à l’état sauvage » et l’issue finale de la guerre annoncée en des termes dont la précision prit bientôt et revêt plus encore aujourd’hui un caractère d’étonnante prophétie. Un peu plus tard et à deux reprises, au commencement de 1917, puis pendant l’été 1918, M. Bergson remplit, d’accord avec le gouvernement français, deux missions aux États-Unis, où il fit preuve d’éminentes qualités de diplomate et qui exercèrent une influence considérable sur les décisions d’importance capitale prises alors par le président Wilson.

Ensuite, à mesure que les années s’écoulaient, M. Bergson fut de plus en plus préoccupé de la crise universelle que traverse de nos jours l’esprit humain dans tous les ordres de son activité et qui met en cause le sort de la civilisation : le dernier chapitre des Deux sources en témoigne. Lorsque s’ouvrit le drame suprême que nous venons de vivre, que nous vivons encore, il en perçut aussitôt le sens et la gravité. Ses derniers, jours furent imprégnés d’une tristesse extrême. L’espérance toutefois ne l’abandonna jamais, une espérance grosse de certitude et de foi. La mort est venue le prendre assez soudainement le 3 janvier 1941, la mort qui, pour lui, n’était pas une fin. Il n’aura pas vu avec nous la libération et la renaissance française ; et c’est pour nous une douleur. Mais sa pensée nous reste, vivante et active, immortelle. Nous lui devons, ultime bienfait, la maxime de lumière qui définit la tâche à laquelle nous devons tous nous donner sans réserve, chacun selon ses moyens procurer aux hommes le supplément d’âme qu’exige en eux l’énorme progrès matériel et technique dont l’empire exclusif les perdrait.