Réponse au discours de réception de Henri Bordeaux

Le 27 mai 1920

Henri de RÉGNIER

Réception de Henry Bordeaux

 

Monsieur,

Puisque vous voici heureusement et définitivement descendu de la tribune d’où. il y a vingt ans, ainsi que vous vous êtes plu à le rappeler, vous avez, en spectateur juvénile, assisté, pour la première fois, à une réception académique, permettez-moi, à mon tour, un bref regard vers le passé et laissez-moi, en vous voyant à la place que vous occupez aujourd’hui, me souvenir, un instant, du jour déjà presque lointain où j’eus comme vous à remercier notre Compagnie de l’honneur qu’elle m’avait fait en m’accueillant parmi ses Quarante. J’avais à prononcer l’éloge d’un prédécesseur illustre, de grand nom et de beau renom, et il me fallait exprimer à l’Académie ma gratitude de n’avoir dû le choix qu’elle avait fait de moi pour succéder au vicomte Eugène-Melchior de Vogüé qu’à ma simple qualité d’homme de lettres. Il n’en est pas de plus noble, Monsieur, et vous avez raison de la revendiquer avec quelque fierté. Vous y avez droit. Vous lui devez les joies les plus hautes et les plus sérieuses de votre vie et elle vous vaut, en plus, aujourd’hui l’agréable émotion d’avoir eu à revêtir le costume sous lequel j’ai plaisir à vous souhaiter la bienvenue, et qui, sans remonter aux premiers temps de notre origine académique, n’en atteste pas moins déjà, par sa forme surannée et sa mode plus que séculaire, une assez respectable durée.

Peut-être en avez-vous un peu souri en cette séance de jadis que vous dominiez du haut de votre tribune, à moins que vous n’ayez eu le pressentiment que vous l’endosseriez un jour après avoir porté la toge de l’avocat et l’uniforme d’officier en campagne ? Vous n’eûtes pas tort dans vos prévisions de la vingtième année, puisque vous siégez aujourd’hui parmi nous sous les parrainages illustres qui vous assistent et en qui s’incarne une double gloire également chère à la France, la gloire des lettres et la gloire des armes, car toutes deux contribuent à la grandeur victorieuse de la Patrie.

De même que vous avez demandé à M. Paul Bourget et à M. le maréchal Joffre de prendre place à vos côtés, ainsi jadis, selon l’usage, j’avais adressé pareille requête à deux de nos aînés. L’un était notre cher et regretté Paul Hervieu ; l’autre était Jules Lemaître, ce Lemaître à qui vous succédez et dont vous venez de faire revivre si magistralement la figure toujours vivante en des termes que sa charmante modestie eût peut-être déclinés, avec son petit rire si particulier, mais en des termes si justes que n’eût pu les désavouer son sens critique si fin, si robuste et si profond.

Vous vous êtes souvenu, dans le beau discours que vous venez de prononcer, que vous avez été avocat, mais la cause que vous plaidiez était gagnée d’avance, puisqu’il s’agissait d’assigner à Jules Lemaître la haute place qui lui revient dans les lettres françaises. Vous n’aviez donc à obtenir de ceux qui vous écoutaient que la confirmation de leur assentiment. Ils vous l’ont donné pleinement. Vous n’avez eu qu’à faire appel à leur jugement pour qu’il acquiesçât au vôtre. En affirmant que Jules Lemaître fut un grand critique, un écrivain original et délicat, une intelligence étendue, souple et brillante, un esprit délicieux et subtil, du goût le plus purement, le plus joliment, le plus spirituellement français, un homme de cœur et un bon citoyen, vous avez répondu au sentiment que la postérité qui commence pour lui garde de l’auteur des Contemporains et des Impressions de théâtre. Non seulement vous lui avez rendu la justice littéraire qui lui était due, mais vous avez fixé les traits de sa physionomie morale avec un détail, une précision, une fermeté si remarquables que je n’essayerai pas après vous d’en reprendre et d’en accentuer le contour, pas plus que je ne m’aviserai d’y ajouter rien de ce que vous n’avez pas jugé bon d’en retenir. S’il y a des retouches qui complètent un portrait, il en est qui risqueraient de le gâter et je m’abstiendrai des unes pour ne pas m’exposer aux autres.

Vous nous avez montré Jules Lemaître dans ce village orléanais de Tavers où s’écoula son enfance, où le ramenèrent, durant toute sa vie, de chères affections, et où il revint mourir. Par vous, nous avons suivi d’année en année, d’étape en étape, la façon dont naquit, s’affirma, se mûrit, s’exerça chez Lemaitre ce goût des lettres, à la fois passionné et clairvoyant qui fut toute son existence. Nous le voyons poindre dans les devoirs de l’écolier, dans les recherches de l’étudiant, dans les travaux du normalien, dans les leçons du jeune professeur. Nous le voyons se manifester dans les premiers vers du rimeur, dans les premiers articles du débutant. Toutes ses pensées, toutes ses études convergent vers la Littérature. Il l’aime pour les chefs-d’œuvre qu’elle a produits et pour les œuvres qu’il rêve de lui apporter à son tour. Il l’aime parce qu’il la sent, confusément peut-être encore, la dépositaire et la gardienne, ainsi que vous l’avez dit éloquemment, de cette forme et de cet esprit « qui nous sont aussi nécessaires pour être Français que notre sol, notre air et notre ciel ».

Je ne sais, en effet, si, à vingt ans, le jeune Lemaître se rendait compte aussi clairement de ce caractère presque sacré de la Littérature, mais il l’aimait. Il l’aimait parce qu’elle était elle, parce qu’il était lui. Il l’aimait à la Montaigne et il avait raison de l’aimer. C’est par elle qu’il devait se révéler à lui-même. Lemaître portait en lui un don original, ce don par lequel écrire devient plus qu’un amusement et un plaisir, plus qu’un métier, mais qu’il s’agit, pour l’écrivain futur, de discerner et de mettre à nu à travers les velléités diverses de ses aspirations incertaines.

Celles de la plupart des débutants se tournent vers la Poésie. Elle est le grand attrait des jeunes esprits, par ce qu’elle a de vague et d’indéfini, et aussi par la sorte de facilité qu’elle offre à l’expression de leur pensée. Notre vieux vers classique avec ses règles constitue une sorte de moule où s’adapte aisément ce qu’il y a de flottant et de confus encore dans les premières tentatives pour transformer l’idée en sa substance verbale. Le vers la sollicite à la formule et lui prête un cadre. Aussi est-ce cette facilité apparente qui fait tant de jeunes poètes et les fait tomber en son piège provisoire. Cela s’appelait jadis taquiner la Muse. Elle ne se refuse point à cette taquinerie et pardonne volontiers à ceux qui n’atteignent pas à ses hautes familiarités. Ce sont ces essais juvéniles de poésie qui produisent tant de plaquettes et de volumes sans lendemain dont plus tard le vent feuillette négligemment les pages sur le parapet quais et dans les boîtes des bouquinistes ou qu’entr’ouvre, un instant, la flânerie de quelque lecteur. Or, à cette loi assez commune des débuts, le jeune Lemaître n’échappa point, non plus que vous, Monsieur ; seulement pour vous, pas plus que pour Lemaître, la Poésie ne fut un simple divertissement à ces passagères inquiétudes littéraires que doit vite apaiser le choix de quelque carrière ou l’adoption de quelque métier. Elle fut un apprentissage et vos premiers vers marquèrent pour vous deux vos premiers pas dans une voie où vous deviez vous illustrer l’un et l’autre.

Il n’y a pas eu, en effet, en Lemaître, qu’un rimeur d’occasion. Il fut un charmant et vrai poète, doué de grâce, de souplesse, de sentiment. Ses Médaillons, ses Petites Orientales ont une réelle valeur poétique. D’ailleurs, comment pourrais-je être sévère envers l’auteur de la pièce délicieuse adressée à « une petite fille qui faisait des proses » ; mais cependant ne m’est-il pas permis de constater, sans faire preuve d’ingratitude ni d’injustice, que ce n’est point à la poésie, pas plus qu’au roman et au théâtre que Lemaître doit la renommée à laquelle il est si justement parvenu ? Certes, Serenus est une belle histoire renanienne, les Bois certes sont un roman de vive allure. Il y a dans les En marge de petites merveilles de finesse, de comique et d’ironie. L’Aînée, le Pardon sont des pièces émouvantes. Toutes ces œuvres de Lemaître, dramaturge, romancier, conteur et poète attestent sa souple diversité d’esprit, mais ce n’est pas là, disons-le, où il est tout entier et où vous avez reconnu son incomparable maîtrise et sa spirituelle virtuosité.

C’est dans sa critique que Jules Lemaître a réalisé cette « œuvre » par laquelle survit un écrivain. Là, il est admirable et original ; là, nous nous rendons compte qu’il était né spécialement pour sentir les ouvrages de l’esprit, en leur fond et en leur forme, en leurs nuances les plus subtiles, en leurs intentions les plus cachées, pour en raisonner avec la plus fine et la plus ferme clairvoyance. C’est en cette étonnante justesse d’impression et de raisonnement que réside le don qui le fait unique dans un genre qui n’est pas exempt, chez ceux qui le pratiquent, même avec le plus de bonne foi, d’une certaine partialité et d’un certain favoritisme, d’ailleurs involontaires. Par là Lemaître est un grand critique comme il l’est aussi par le goût, la verve, l’élégance, par la solidité du jugement, par la clarté du style, par toutes ses qualités si françaises.

Cependant, si haut que nous placions son œuvre critique, ne négligeons pas ses autres écrits. Seuls, ils ne lui eussent pas acquis le rang qu’il occupe dans les lettres, mais n’apportent-ils pas à sa critique même la force et l’autorité de l’expérience littéraire qu’il leur doit ? Que Lemaître juge d’un poème, d’un roman, d’une pièce de théâtre, nous aimons qu’il ait été poète, romancier, dramaturge, qu’il ait pratiqué lui-même les arts dont il raisonne. Cela nous donne en lui une confiance particulière, sans pourtant que nous fassions de cette participation effective, ou non, un argument pour étendre ou pour restreindre les droits de la critique et pour élargir ou limiter son domaine. Nul ne pense à reprocher à un Brunetière qu’il n’ait pas écrit de vers, à un Faguet qu’il n’ait pas composé de romans, mais il ne nous déplaît pas qu’un Lemaître puisse ajouter à sa compétence intellectuelle cette sorte de familiarité technique qui n’est pas un appoint à négliger si l’on cherche à définir les caractéristiques de son talent.

Ce n’est pas une tâche facile, et vous vous en êtes acquitté brillamment. La qualité critique d’un Lemaître n’est pas aisée à soupeser, Chez un Émile Faguet, nous constatons de suite une abondante bonhomie, un sans-façon intelligent, une verve primesautière, qui font de sa critique une critique parlée, de même que celle d’un Ferdinand Brunetière se présente avec évidence comme oratoire par son admirable dialectique et par la passion qu’il apporte à imposer ses idées. Brunetière a une doctrine. Faguet a des opinions ; un Jules Lemaître a des goûts, c’est-à-dire une façon de comprendre et de juger faite d’un rapport constant entre certaines réserves et certaines préférences. La critique de Lemaître est l’expression de ses goûts, qui sont divers, car il est d’esprit infiniment souple et compréhensif. Il est même d’un esprit atteint de quelque dilettantisme, mais ce dilettantisme trouve ses bornes dans un sens très avisé à distinguer la bonne et la mauvaise littérature, même quand cette dernière se cache sous les aspects, si généralement appréciés, de la médiocrité. Et puis, il y a certaines choses avec lesquelles son scepticisme littéraire ne transige pas et qui le guident avec certitude. Sur une, il est inflexible, et son inflexibilité vient du sens si fin qu’il a, de l’ordre, de la mesure, de l’équilibre, des qualités nécessaires à une œuvre viable. Il est si français de culture, d’esprit et de cœur que tout ce qui s’écarte des qualités françaises l’offusque. À ce point de vue, il est classique, mais soit classicisme ne l’empêche pas de comprendre tous les romantismes, de retenir ce qu’ils ont de solide et rejeter ce qu’ils comportent de caduc en leurs véhémences et leurs excès. Qu’il ait affaire à un livre, à une pièce de théâtre, il y discerne presque infailliblement ce qu’ils ont d’instable et d’incohérent. Son goût est sûr et ne s’égare pas. Il déteste autant l’enflure que la platitude, mais la platitude l’ennuie tandis que l’enflure l’agace. Il n’aime ni l’outrance, ni le gonflement, l’emphase ni l’exagération. L’apothéose béatifique d’un Renan l’irrite un peu comme l’apothéose apocalyptique d’un Hugo. Alors il devient irrévérencieux, mais son irrévérence n’empêche pas qu’il admire ce qu’il y a de vrai, de grand dans l’œuvre ou dans l’homme, de beau, voudrait débarrasser de ce que l’engouement inconsidéré du public y a ajouté d’insupportable à un esprit fin et qui ne veut pas être dupe. Alors on sent chez lui une certaine mauvaise humeur contre les génies trop orgueilleux d’eux-mêmes ou trop adulés de la postérité. Souvenons-nous de ses leçons sur Chateaubriand et sur Rousseau. Souvenons-nous, par contre, de celles sur Racine. Comme Lemaître sait aimer les perfections harmonieusement passionnées du plus subtil, du plus nuancé de nos grands classiques !

Cette sorte de nervosité, chez Lemaître, ne nuit pas à sa critique et n’en empêche pas la justesse. Au contraire, elle lui donne du mordant, du trait. L’ironie, la malice, l’irrévérence s’ajustent à un fond de solide clairvoyance. Critique aiguë, mobile, vivante, à l’œuvre elle mêle l’homme et les éclaire l’un par l’autre. Pas de parti pris, pas de timidité et quelle indépendance dans la politesse !

Mieux encore que dans l’admirable série des Contemporains cette qualité se retrouve dans les Impressions de théâtre et avec un don étonnant d’improvisation. Un feuilleton dramatique, même hebdomadaire comme celui des Débats, exige, pour répondre aux conditions du genre, une singulière décision de jugement. Il faut savoir écouter une pièce, démêler ce qu’elle doit au jeu des acteurs, en discerner l’armature sous l’ornementation du dialogue et s’en faire une opinion dans le temps où les autres spectateurs n’ont qu’à y prendre du plaisir. À ce jeu difficile, Lemaître excellait avec une verve ingénieuse et spirituelle et écrivait au jour le jour l’histoire du Théâtre contemporain, comme il poursuivait celle des Lettres actuelles en ses articles, en ses études et en ses conférences, sans s’interdire les grands sujets du passé.

Il fallut pour le distraire de ce travail des circonstances bien particulières. Vous les avez rapportées sans y insister plus qu’il ne convenait. Je n’y reviendrai pas non plus, de même que je ne m’appesantirai pas sur les dernières années de cette brillante et studieuse existence. Son mauvais état de santé qui nous le montrait prématurément vieilli, les désillusions de la politique et de l’amitié, des chagrins intimes attristèrent ses derniers jours qui eurent pour distraction son infatigable curiosité des êtres et des livres. Il en avait de fort beaux. Il les légua à des mains amies qui les dispersèrent pieusement au vent des enchères...

 

Mais ce n’est pas sur ce Lemaître finissant que nous fixerons notre souvenir. Il en est un autre que nous lui préférons et dont vous avez dessiné la figure avec une éloquente sympathie et d’une façon si vivante qu’il semble encore être parmi nous. Que n’y est-il et que n’est-ce à lui qu’incombe le soin qui me revient aujourd’hui ! Avec quelle admirable finesse, il aurait su dire le caractère de votre œuvre, la définir, la situer, en résumer les tendances, en exposer la valeur ! Peut-être, il est vrai, eussiez-vous risqué au passage quelques traits malicieux, mais vous eussiez, eu garde de vous fâcher de ces taquineries. Lemaître eût su vous les rendre agréables par le tour qu’il leur eût donné et par le tact spirituel qu’il y eût mis. Mais puisqu’il n’est plus là pour vous rappeler votre œuvre et votre vie, permettez-moi, Monsieur, selon l’usage, de les évoquer brièvement devant vous.

 

Ce fut par un ouvrage de critique que vous débutâtes dans les lettres. Vos Âmes modernes parurent en 1894 Vous y étudiiez tour à tour Ibsen et Loti, José-Maria de Heredia et Anatole France, Paul Bourget et Jules Lemaitre. À ce volume vous eussiez pu joindre le traditionnel volume de vers. Ces vers eussent été ceux de votre vingtième année, car je gage que vous auriez négligé d’y insérer vos tout premiers essais poétiques. À quatorze ans vous aviez envoyé à un concours ouvert par l’Académie de Savoie un poème sur la fin du monde qui vous mérita une mention. Ce succès vous mit en goût, car ensuite vous recommençâtes l’épreuve. Elle vous valut cette fois d’être couronné pour un poème sur Rebecca, mais votre vocation littéraire de lauréat de quatorze ans remontait plus loin encore. Vous aviez alors dix ou onze ans. Pour vous distraire d’une maladie qui vous tint à la chambre assez longtemps, vos parents vous avaient donné à feuilleter la Bible, illustrée par Gustave Doré. Ces gravures, comme vous me l’avez confié, vous ouvrirent le monde de l’imagination. Puis, un recueil de ballades anglaises continua l’enchantement et enfin dans les Scènes de la Vie publique et privée des Animaux, illustrées par Grandville, vous lûtes l’Histoire d’un Merle blanc, d’Alfred de Musset. Je pense que vous ne comprîtes pas les allusions de ce Lui et Elle zoologique, mais une phrase vous remplissait d’une ivresse inconnue, la réponse du Rossignol à la Rose : « Je suis amoureux de la Rose. Sadi le persan en a parlé ; je m’égosille toute la nuit pour elle, mais elle dort et ne m’entend pas. Son calice est fermé à l’heure qu’il est, elle y berce un vieux scarabée, et demain matin, quand je regagnerai mon lit, épuisé de souffrances et de fatigue, c’est alors qu’elle s’épanouira pour qu’une abeille lui mange le cœur. »

Elle est délicieuse, cette phrase, mais elle fut pour vous davantage. Elle vous révéla le secret du charme des mots, et la poésie. À partir de ce moment, vous la recherchâtes partout et vous vous mîtes à gribouiller. En même temps qu’un poète, naissait en vous un écrivain, et si l’un s’est effacé devant l’autre, attribuons cette réserve à une modestie peut-être excessive et à une opportunité dont vous êtes seul juge. Quoi qu’il en soit, vous avez gardé le respect de la poésie et le culte des poètes. D’ailleurs, ce goût juvénile ne vous empêcha pas de faire d’excellentes études, puisque vous fûtes bachelier à seize ans. À cet âge, vous n’entrevoyiez encore aucune carrière puisqu’il est convenu que celle de rimeur n’en est pas une, et l’on vous envoya à Paris suivre les cours de la Faculté de Droit. Pour la première fois vous quittiez vos montagnes de Savoie et le beau pays où vous êtes né.

Ce fut à Thonon, Monsieur, que vous vîntes au monde le 25 janvier 1870. Thonon, qui ne s’appelait pas encore Thonon-les-Bains et qui ne possédait encore ni établissement thermal, ni casino, ni grands hôtels, ni boulevards, était une petite ville modeste avec de vieilles maisons, des rues mal pavées, des mœurs originales et de grands souvenirs religieux et militaires. Votre maison de famille avait un passé, elle avait appartenu à cette Mme de Charmoisy, sur qui vous avez écrit une fort belle étude, et qui, est le Philothée de Saint François de Sales, la correspondante de l’Introduction à la Vie dévote. Le Saint y était venu ainsi que Mme de Chantal. Le souvenir du grand évêque est vivace dans votre Chablais. Il est votre évangéliste et le premier poète de vos montagnes, de vos vallées et de vos lacs dont il sut, avant tous, traduire, dans sa langue pure et fraîche comme une eau de source, le charme pittoresque et ce grave enchantement que Rousseau devait, plus tard, dans la Nouvelle Héloïse et les Confessions mêler au roman de sa vie et de son imagination et d’où devait naître dans l’âme harmonieuse de Lamartine la plus belle, la plus tendre, la plus désespérée des Méditations.

Cependant, quoique né à Thonon, vous n’êtes pas de famille savoisienne. Originaire de l’Ariège votre père était venu se fixer en Savoie, pays de votre mère. Vous me l’avez dépeint comme un homme débordant de vie et de plaisir à vivre, de forte culture classique. Selon ceux qui l’ont connu, on le retrouverait deux fois dans vos livres. L’avocat Roquevillard, le Dr Rambert dans la Maison, lui ressembleraient avec quelque chose de plus rigide, de plus typique. Concluons de ces ressemblances qu’il avait un noble et haut sentiment du devoir professionnel et de ses devoirs familiaux.

C’est une belle et lourde tâche que d’élever huit enfants, même quand on est secondé par une femme admirable comme votre mère en fut une. Vos frères ont montré qu’ils n’avaient pas trop mal su profiter de la solide instruction qu’ils reçurent, et vous-même n’en avez pas témoigné le plus mal. Poète à onze ans, bachelier à seize ans, voici un commencement de jeunesse qui promet.

La vôtre apportait à Paris, quand vous y vîntes pour la première fois, l’amour du travail et quelques rêves. Vous fîtes leur part à chacun de ces penchants, parts un peu inégales, car vous m’avez avoué que vous ne fûtes pas un étudiant très assidu aux cours et que votre temps se passa beaucoup en flâneries. Il est vrai que ces flâneries vous conduisaient souvent au Musée du Louvre et à la Bibliothèque nationale. Il résulta de cet heureux compromis qu’à dix-neuf ans vous fûtes inscrit au barreau de votre ville natale. Vous fûtes donc, quelque temps du moins, un des plus jeunes avocats de France, mais, avant d’aller plaider, vous obtîntes de prolonger de quelques mois votre séjour à Paris. C’est que vous aviez une grave raison d’y rester. Le Petit Journal vous avait confié la Chronique de l’Exposition. Vous ne signiez pas vos articles, mais vous aviez le plaisir de fréquenter quotidiennement le merveilleux Labyrinthe.

De ces magnifiques relevailles artistiques, scientifiques et industrielles de la France de 1889, vous nous avez dit tout à l’heure le souvenir ineffaçable que vous en avez gardé. Cependant, au bout de quelques mois, rassasié d’images, malade, vous dûtes résigner vos fonctions et regagner votre province, pour y passer deux années comme stagiaire chez votre père. Les poètes et les écrivains vous y tinrent compagnie, car vous lûtes beaucoup durant ces deux années. Après quoi, votre service militaire accompli, votre père vous fit entrer comme avocat-rédacteur au contentieux de la Compagnie P.-L.-M. C’était, de nouveau Paris et ce fut votre entrée dans le monde littéraire par la publication de vos Âmes modernes. Vous en cherchâtes de plus modernes encore, la compagnie intellectuelle des Loti, des France, des Bourget, des Vogüé ne vous suffisant pas, et vous les trouvâtes au Café Vachette. Elles s’appelaient Charles Maurras, Jean Moréas, Hugues Rebell, Jacques des Gachons, René Boylesve. C’était le temps du symbolisme. Vous visitâtes Mallarmé et vous subîtes la fascination qu’exerçait par sa parole subtile et harmonieuse cet alchimiste du verbe qui cherchait, dans ses combinaisons les plus hardies, la pierre philosophale de la poésie, et vous connûtes, chez José-Maria de Heredia, quelques-uns de ces « Samedis » qui vous apparaissent encore dans votre mémoire comme « tumultueux et enivrants ». Vous étiez jeune, vous étiez heureux, quand un douloureux événement de famille vint obscurcir vos espérances et modifier votre vie.

Le 4 novembre 1896, vous perdiez votre père et un grave problème se posait devant vous. La littérature entendue d’une certaine façon, et c’est de celle-là que vous vouliez la pratiquer, n’est pas un gagne-pain. Vous aviez votre titre d’avocat. La mort de votre père vous laissait une clientèle et vous aviez des charges de famille. Le devoir vous conseillait de quitter Paris. Vous avez obéi à sa voix et vous revîntes dans votre ville natale. Vous y avez passé cinq ans, de 1896 à 1901. Ce furent des années obscures. Elles vous ont formé. Vous leur avez dû l’énergie, la patiente volonté, la soumission aux longues entreprises. La plaidoirie, la consultation, vous mettaient en contact avec une humanité livrée aux difficultés matérielles, aux ambitions, aux intérêts, à l’amour de la terre. C’est un bon poste d’observation que le barreau. Vous regardiez la vie face à face, mais vous ne perdiez pas de vue l’horizon littéraire.

Vous aviez gardé contact avec Paris. La Revue hebdomadaire vous avait confié la critique des livres. Il en était un dont le sujet vous était, pour ainsi dire, imposé par les circonstances : L’histoire d’un déraciné qui reprend racine au pays natal. Ce fut le titre que vous lui donnâtes. Vous commençâtes à l’écrire pendant une période de vacances passées dans file de Port-Cros, chez le marquis Costa de Beauregard, qui en était propriétaire et était un ami de votre famille. Ce nom, je sais que vous ne l’entendrez pas prononcer sans une profonde émotion et une profonde reconnaissance.

Il évoque, en effet, une des grandes figures de votre Savoie, et je crois que nul n’a pu connaître ce gentilhomme de haute race et de grande allure sans en conserver un vif et beau souvenir. Je n’ai eu l’honneur de le rencontrer qu’à Paris, mais je pense que c’était dans ses montagnes savoisiennes qu’il devait avoir toute sa signification, et sa véritable attitude. Là mieux encore il continuait la lignée seigneuriale dont il descendait. Il a, dans son beau livre : Un homme d’autrefois, conté l’histoire de son aïeul, et il l’a contée en historien. Mais avant de prendre la plume, le marquis Costa de Beauregard avait dignement manié l’épée. Commandant du premier bataillon des mobiles de la Savoie, blessé et fait prisonnier, il siégea à l’Assemblée nationale, où la politique ne le retint pas longtemps et les Lettres n’ont pas eu à regretter la préférence qu’il leur donna. Ce furent elles qui vous rapprochèrent du marquis Costa de Beauregard. Sa paternelle bienveillance s’intéressa à vos débuts et ne cessa d’être heureuse de vos succès. Vous avez rendu, dans l’étude que vous avez écrite en préface à son volume posthume : Pages d’histoire et de guerre, un bel hommage à son talent et à son caractère, et il m’a semblé qu’il convenait que le souvenir du marquis Costa de Beauregard ne fût pas absent de cette journée.

Une fois votre premier roman le Pays natal terminé, il le fallait publier. Vous l’envoyâtes à la Revue des Deux Mondes gouvernée alors par Brunetière. Quelques mois plus tard, Brunetière vous convoquait dans son cabinet. Il vous accueillit, comme il savait accueillir, avec un savoureux mélange de courtoisie et d’autorité. Il vous annonça que votre roman était reçu ; après quoi, il en entreprit la critique non sans une certaine rudesse, si bien que vous commenciez à vous demander comment il l’eût traité s’il l’avait refusé. Mais, après tout, ne vous étiez-vous pas trompé sur la promesse qu’il venait de vous faire ! Vous en étiez là quand brusquement, Brunetière passa à l’éloge. Il vous défendait comme si un autre vous eût attaqué et vous cherchiez des yeux ce contradicteur qui tout à l’heure parlait haut et que maintenant on réduisait au silence. Puis cette double plaidoirie terminée, Brunetière vous apprit que vous paraîtriez à la Revue, dans deux ans.

Je ne vous taxerai pas d’impatience exagérée pour avoir remporté votre manuscrit ; mais je suppose que vous en eûtes bien quelque regret en descendant l’escalier. Vous n’eûtes pas cependant, trop à vous repentir puisque la Revue hebdomadaire accueillit votre roman et le publia quelques mois après. Quand il parut en librairie la presse lui fut favorable. Ce succès était pour vous un réconfort. Il vous montrait que votre éloignement de Paris ne vous nuisait pas et vous vous mîtes à écrire une nouvelle œuvre : La Voie sans retour. Cette fois la chance avait tourné, mais elle devait vous revenir et, en attendant, un événement heureux allait vous permettre de consacrer désormais aux Lettres toute votre activité et tout votre temps.

En effet, votre tache familiale se trouvait accomplie et votre plus jeune frère, son droit achevé, pouvait à son tour exercer à votre place et à la place de votre père la profession d’avocat. Ces circonstances vous rendaient votre liberté et, à la fin de 1902, vous revîntes à Paris sans pour cela cependant dire adieu à la Savoie. Dès lors vous fîtes autant que possible deux parts plus ou moins égales de votre année ; l’hiver et le printemps à Paris ; l’été et l’automne à la campagne. Car vous êtes demeuré un terrien. Vous aimez vos vignes, vos arbres, vos champs, vos prés et il vous faudra toujours leur horizon pour composer vos romans dont les paysages seront presque tous empruntés à la Savoie ou au Dauphiné voisin et dont les personnages seront- le plus souvent tirés de la vie provinciale. Ni vos lecteurs, ni vous, n’avez eu à vous plaindre de cette fidélité. Elle donne à votre œuvre de romancier sa saveur propre et son caractère particulier.

Cependant votre retour à Paris comportait bien quelques risques. Vous aviez renoncé définitivement au barreau. Si vos deux premiers romans auguraient bien de votre talent, ils n’assuraient pas votre avenir. Longtemps éloigné de Paris vous y rentriez en indépendant et en solitaire, mais cet isolement n’était pas pour vous déplaire et cette indépendance n’avait rien qui vous effrayât, bien au contraire, car vous en fournîtes assez vite une preuve remarquable, en donnant à votre nouveau roman : la Peur de vivre, un titre qui, selon votre éditeur, n’avait rien de spécialement aguichant et en y peignant des personnages pour lesquels le public d’alors, au moins dans les œuvres romanesques, manifestait peu d’intérêt, je veux dire des honnêtes gens.

Or malgré ces causes de défaveur votre Peur de vivre obtint un succès considérable. « C’est un des meilleurs romans qui aient paru depuis longtemps, — écrivait M. René Doumic dans un article des Débats — il est neuf et hardi. Voici un écrivain qui estime qu’une vie où l’on a souffert, lutté, travaillé pour autrui, non pour soi, est une vie bien remplie. Il le dit, il le croit, il nous le fait croire. Il se peut que ce soit absurde, ce n’est pas banal. Il a voulu faire une œuvre réaliste et l’on n’y trouve pas un des tableaux qui sont les lieux communs du réalisme. Il faut à un écrivain une assurance peu commune pour maintenir que la noblesse d’âme et l’élévation d’esprit sont, elles aussi, des réalités. C’est le point de vue auquel s’est placé M. Henry Bordeaux. » Ce jugement de l’éminent critique que vous avez pu reproduire en préface à la cinquantième édition de votre livre n’en signalait pas seulement les mérites, et définissait par avance le caractère de vos œuvres futures. Dans celle qui nous occupe, dans cette Peur de vivre, nous en discernons nettement les tendances et nous reconnaissons ce que ces tendances eurent à leur heure d’original et de courageux. La mode n’était pas alors aux tragédies de famille. Vous osâtes prendre pour héroïne une vieille femme éprouvée et glorifier ceux qui acceptent la vie sans se dérober et se plaindre, et- vous exprimiez votre répugnance pour ceux qui ne lui demandent que de ne pas vivre et qui ne veulent ni de ses risques magnifiques, ni de ses obscurs devoirs. Vous preniez position dans le roman contemporain, non seulement par la qualité solide et drue de votre talent, mais aussi par la fermeté saine et robuste de votre morale. Vous êtes, Monsieur, un romancier moraliste.

Ce que l’on a demandé au roman a fort varié avec le temps, et le définir serait faire l’histoire de ce genre si complexe et si abondant, qui s’est si continuellement transformé depuis son origine jusqu’à nos jours. Quelle distance entre les premiers romans de chevalerie et les dernières productions actuelles ! Que nous sommes loin des romans allégoriques, pastoraux ou satiriques du XVIIe siècle ! On y voulait des aventures, des sentiments, des allusions. On y parait la vie d’une couleur de fable et on se souciait assez peu de la représenter en sa vérité quotidienne. Il fallut attendre qu’un Lesage ou un abbé Prévost y introduisissent la réalité des mœurs et des passions. Le XVIIIe siècle se contenta qu’il lui offrît le tableau de ses galanteries dont Laclos en ses terribles Liaisons dangereuses lui montre le spectre funèbre et, fardé. Avec Rousseau, le roman se mêle à la nature et la cherche avec Bernardin de Saint-Pierre et Chateaubriand en ses beautés d’outre-mer. Les romantiques le conduisirent dans l’histoire et dans la fantaisie d’où Balzac, de ses mains puissantes, le ramena à la réalité et en fit l’outil de sa vaste enquête sur l’homme et la société. Après la prodigieuse Comédie humaine, après Balzac, le roman demeura balzacien. Il le fut avec l’école naturaliste, il le fut avec les romanciers d’analyse qui réagirent contre l’abus de l’observation physiologique et, à l’influence balzacienne, mêlèrent l’influence stendhalienne. Il l’était hier, il l’est encore aujourd’hui en ses aboutissements divers. Tout écrivain qui veut peindre les mœurs de son temps et les milieux sociaux où elles se produisent relève plus ou moins de Balzac, et vous-même dans votre Lac Noir, par exemple, n’avez-vous pas quelque peu balzacisé ? Ne doit-elle rien à l’auteur des Paysans, cette bizarre aventure de sorcellerie où se mêlent blouses de ruraux et robes de magistrats et où Faguet reconnaissait une contribution extrêmement importante à l’histoire des mœurs passées, mais l’étude des mœurs présentes vous sollicitait davantage que ces incursions quelque peu rétrospectives et en 1906, vous publiiez les Roquevillard, œuvre forte, éloquente, dramatique et morale.

« Monsieur, — disait un jour un directeur de Revue à José-Maria de Heredia — vous êtes poète, mais vous connaissez le monde : vous devriez m’écrire un roman qui en peigne les mœurs et les passions, tout en respectant la morale. Ainsi si l’héroïne de votre livre doit tomber, et il le faudra pour l’intérêt du récit, que ce soit avec décence et remords. » Inutile de vous dire que José-Maria de Heredia n’écrivit pas le roman demandé, pas plus que vous ne l’écririez si l’on vous le demandait. Si vous êtes un romancier moral, vous ne l’êtes pas sur commande, mais parce qu’il y a en vous une disposition à l’être. Les problèmes de la vie, les conflits des sentiments vous apparaissent sous un jour sérieux et vous êtes enclin à en tirer un enseignement. Non que vous cherchiez dans le roman la défense d’une thèse, mais vous y accueillez de préférence les faits et les personnages qui répondent à votre conception de la vie. Vous l’envisagez sous un certain aspect et vous inclinez le lecteur à ce qu’il l’envisage à votre façon. Vous êtes du pays de Saint François de Sales et ne sauriez vous désintéresser de la conduite des âmes. Aux crises qu’elles traversent vous offrez des solutions et vous les découvrez dans le respect du devoir, dans la noblesse du renoncement, dans l’héroïsme du sacrifice. Telle est la morale de vos Roquevillard et c’est cette préoccupation qui désormais dominera toute votre œuvre et toutes vos œuvres parmi lesquelles je viens d’en nommer une des plus solides, des plus fortes et des plus significatives. À la passion individuelle, vous y opposez le respect de la famille et de la race. Le sujet était beau et vous le traitâtes avec ampleur. Malgré cela, le livre fut discuté, mais de hauts appuis vous vinrent. Parmi eux, j’en veux citer un.

Vous m’avez communiqué la belle lettre que vous adressa alors le vicomte Eugène Melchior de Vogüé. Il vous disait : « Vous nous avez donné le livre le plus sain qu’on ait écrit depuis longtemps. Ce livre est une bonne action. Je voudrais être grand maître de l’Université pour faire mettre les Roquevillard dans toutes les bibliothèques de France et je vous envie la fierté d’avoir rendu à notre pays un de ces grands services qui réhabilitent le métier d’écrivain. » J’ai tenu à reproduire ce beau témoignage. Ce fut, Monsieur, votre première citation à l’ordre de l’armée littéraire. Vous deviez en obtenir d’autres dont vous avez le droit de n’être pas moins fier que de celle-là.

Avec vos Roquevillard donc vous étiez entré en pleine période de production. Dès lors vos ouvrages se succèdent avec régularité. En 1908, ce sont les Yeux qui s’ouvrent ; en 1909, c’est la Croisée des Chemins, inspirée en partie par certaines circonstances de votre jeunesse ; en 1910, c’est la Robe de laine dont le sujet vous fut suggéré par une de ces ballades anglaises que vous lisiez enfant et dont vous avez transposé ingénieusement dans la vie la poésie mélancolique. En 1911, vous publiez la Neige sur les Pas qui est moins un livre sur le pardon, bien que le pardon y tienne une grande place, que sur cette vérité que la vie est plus forte que l’amour et que les pires épreuves du plus grand amour n’empêchent pas de se reprendre à la vie, tant est fort en nous l’instinct de vivre. Œuvre émouvante et hardie et l’une de vos plus pathétiques, quoique vous lui préfériez : la Maison, parue en 19 12, parce que la Maison est un livre, « tout tremblant, selon votre expression, des souvenirs de votre enfance » et que vous avouiez quelque faiblesse pour cette Nouvelle Croisade des Enfants où vous avez conté la naïve épopée de ces petits garçons et de ces petites filles qui, jadis, traversèrent les Alpes pour aller trouver le pape à Rome et où vous souhaitiez renouveler « les chansons d’autrefois qu’on psalmodiait aux veillées en filant la quenouille ».

Les vôtres, Monsieur, devaient être souvent interrompues, car dès 1907 la Revue hebdomadaire vous avait confié son feuilleton dramatique. Il en résulta vos quatre volumes de la Vie au théâtre dont le dernier est dédié à Jules Lemaître. Ils ne sont pas indignes de ce haut patronage. Vous y cherchez au théâtre le reflet de la vie de votre temps et de celle de tous les temps. Vous y constatez qu’il n’y a pas d’art sans l’ordre et la santé et que la beauté ne saurait être malsaine et désordonnée. Le théâtre contemporain, à de rares exceptions près, n’a pas dû vous donner de bien grandes satisfactions morales ni esthétiques. Vous en cherchâtes d’autres à dessiner dans vos Portraits de femmes et d’enfants, d’amusantes et délicates figures, à évoquer dans vos Portraits d’hommes de nobles et émouvants visages. En Nos Paysages romanesques vous visitâtes en pèlerin du souvenir ces lieux de la terre devenus en quelque sorte humains pour avoir servi de décor à une aventure historique et sentimentale, mais ces divertissements d’esprit ne vous détournaient pas de votre œuvre de romancier, ni de vos préoccupations de bon citoyen.

De cette œuvre, il faudrait un esprit plus exercé que le mien à la critique pour en porter un jugement valable. Romancier moi-même j’ai l’ait du roman un usage quelque peu différent du but que vous lui avez assigné, mais je ne laisse point pour cela de rendre justice à l’effort considérable que vous avez tenté. D’ailleurs la place où vous êtes aujourd’hui témoigne que l’Académie n’y a point été insensible. Elle a ratifié, en vous nommant, le sentiment du public et elle a suivi les indications de la critique. Vous n’avez pas eu à vous plaindre d’elle, bien qu’elle ait parfois, m’avez-vous laissé entendre, faussé quelque peu le sens de vos romans en supposant qu’ils ont été écrits pour servir d’illustration à une doctrine, quand ils ont, au contraire, toujours pour base l’observation et l’expérience.

Vous y avez témoigné d’un sentiment très vif de la continuité de la vie et c’est cette continuité de la vie que vous avez tenté de rendre en tâchant à écrire le roman dans le temps, qui est le roman des générations, au lieu du roman dans l’espace, qui est le roman de mœurs des gens vivant à la même époque. Il y a toujours plusieurs générations dans vos livres. Vos personnages viennent du passé et ils ont des enfants qui signifient l’avenir. Ils ne sont pas des individus isolés, ils font partie de la chaîne humaine. Aussi deviez-vous logiquement être conduit à rechercher ce qui assure cette continuité, c’est-à-dire l’ordre, le foyer, la soumission du sort individuel aux obligations et aux charges collectives. L’homme ne naît pas tout seul. Il dépend de conditions déterminées. Il n’y a pas d’hommes libres, et c’est, avec la mort, la seule égalité. Mais cette subordination a ses limites, parce qu’elle porterait bientôt en elle l’ennui, la tristesse de vivre. Or rien ne se fait bien que dans la joie et l’amour. C’est pourquoi les passions ont leur part dans la construction de l’édifice social. Elles y apportent leur ardeur, leur élan. Ce sont ces conflits de la passion avec l’ordre social que vous avez analysés dans la Peur de vivre, dans les Roquevillard, dans la Croisée des Chemins. Seulement ces conflits, vous les avez étudiés de préférence en de braves gens, en des familles vigoureuses. Il y en a, vous en avez vu et vous n’avez pas craint de le dire. Vous nous le redirez et nous y gagnerons encore de beaux livres, d’une pensée généreuse, d’une observation approfondie, d’un art sain et consciencieux, plein d’une ardente et sérieuse foi en la vie, des livres de probe écrivain et de bon Français.

Le 5 août 1914, lorsque Jules Lemaître mourait au village de Tavers, après avoir entendu retentir dans son agonie les cloches de France qui lançaient aux quatre vents du ciel l’appel sacré de la Patrie en armes, le romancier Henry Bordeaux était devenu le capitaine d’infanterie territoriale Bordeaux, attaché au service des Chemins de fer et des Étapes. Ce fut en cette qualité que vous fûtes détaché pendant la mobilisation à la gare de Bercy d’où vous fûtes envoyé à Reims comme adjoint au commissaire régulateur. De là, vous obtîntes d’être affecté à l’État-Major de la Ire armée en Lorraine, puis à celui de la IIe armée, sous les ordres du général Pétain, puis du général Nivelle. Ce fut à cette armée, l’armée de Verdun, où vous assistâtes à la bataille de février 1916, que vint vous trouver, en avril de la même année, l’ordre vous appelant au Grand Quartier Général. Une mission spéciale vous était confiée, celle de rédiger un rapport confidentiel sur la bataille de Verdun. Cette mission, vous avez estimé à juste titre qu’il ne suffisait pas pour la remplir de compulser les journaux de marche et les ordres aux quartiers généraux de corps d’armée et de division, mais qu’il était nécessaire de se tenir en contact avec la troupe et de suivre de près les opérations. Cette méthode était la bonne. Elle vous valut une double citation à l’ordre de l’armée ; la première en septembre 1916, lors de votre titularisation militaire dans l’ordre de la Légion d’honneur ; la seconde le 30 novembre 1917, à l’occasion des journées des 22 et 23 octobre où, détaché au XIe corps et envoyé au 4e zouaves, vous avez accompagné le régiment à l’assaut du Fort de la Malmaison : « A fait l’admiration de tous par son sang-froid et son courage dont il avait donné déjà des preuves brillantes à Verdun au moment de la prise du fort de Vaux où il avait accompagné les troupes d’attaque. »

Votre façon de comprendre vos devoirs d’historiographe valait bien celle de Racine ; j’ignore si votre rapport publié par le G.Q.G. à l’usage des ambassadeurs, des consuls, et pour l’intérieur de l’armée, fut racinien, mais je sais que le livre que vous en avez tiré pour le public, sous le titre de Les derniers jours du fort de Vaux, est cornélien. C’est un magnifique épisode de l’héroïsme français, de ce même héroïsme qui vous permit de compléter votre œuvre, en écrivant, après la reprise en octobre 1916, de Vaux et de Douaumont, les Captifs délivrés.

Ces travaux d’histoire militaire furent les seuls que vous jugeâtes bon de vous permettre durant les années de guerre. Elles furent assez longues pour vous donner l’occasion d’y ajouter un beau livre sur Guynemer. Vous avez écrit, avec un ardent respect et une admiration émue, la Vie héroïque de ce jeune héros qui, à peine frappé par la mort en son vol vertigineux, transportait l’histoire dans la légende. Vous y avez suivi, en son épopée chevaleresque, ce Roland des airs dont la gloire est aussi pure que celle du plus pur des Preux et en qui se continue la tradition valeureuse de la hardiesse française, comme survit celle de la vitalité et de l’énergie françaises chez ces villageois et ces paysans d’Ile-de-France que vous nous avez montrés, en votre étude sur le Plessis-de-Roye, fidèles au coin de terre dévastée par de prodigieux combats et revenant y recommencer, parmi les ruines, leur infatigable et humble labeur, exemple de cette vertu de durée et de constance, de cette foi en la vie et en l’avenir dont nous sommes en droit d’attendre le relèvement de la Patrie si douloureusement victorieuse.

À cette grande œuvre, si tous doivent coopérer selon leurs forces, les écrivains n’en sont pas exclus. Ils ont leur part marquée dans l’effort commun qui doit assurer la grandeur matérielle, morale et intellectuelle de la France. La France ne serait pas la France sans ses poètes, sans ses romanciers, sans ses critiques, sans ses historiens, sans ses philosophes, sans sa littérature... S’ils se doivent à elle, elle leur doit aussi et c’est de ce sentiment que l’Académie a voulu se faire l’interprète. Comme elle appelait à elle récemment un citoyen illustré, des chefs victorieux, un diplomate éminent, elle a choisi en vous un homme de lettres à qui il ne m’a pas semblé pouvoir mieux souhaiter la bienvenue qu’en rappelant devant lui sa vie laborieuse et probe d’écrivain. Un Lemaître en eût fait un récit plus nuancé, mais qu’importe si, au moins, j’en ai bien fait sentir, Monsieur, la droiture et la dignité.