Funérailles de M. Émile Augier

Le 28 octobre 1889

Octave GRÉARD

FUNÉRAILLES DE M. ÉMILE AUGIER

MEMBRE DE L’ACADÉMIE

Le lundi 28 octobre 1889.

DISCOURS

DE

M. GRÉARD
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE.

 

 

MESSIEURS,

Depuis plusieurs mois M. Émile Augier n’assistait plus à nos séances, et nous ne pouvions nous dissimuler qu’en se prolongeant le mal dont il souffrait prenait une gravité irrémédiable. Cependant même aujourd’hui notre douleur est mêlée d’étonnement. On ne se résigne point à de telles pertes. La place que les hommes occupaient se mesure au vide qu’ils laissent.

Émile Augier n’a écrit que pour le théâtre, et peu de carrières dramatiques ont été plus heureuses. À vingt-quatre ans il faisait acclamer la Ciguë par une jeunesse née, comme lui, de la veille à la poésie et à l’enthousiasme. Cette année il voyait reprendre Maître Guérin au milieu des applaudissements, qui, hier encore, lui apportaient sur son lit de mort comme les premiers hommages de la postérité. De son vivant, l’Aventurière et le Gendre de M. Poirier sont devenus classiques. Et pour qu’à leur tour les Effrontés et le Fils de Giboyer aient obtenu au répertoire leur place définitive, que leur manque-t-il autre chose que ce recul du temps, toujours plus ou moins nécessaire aux comédies de mœurs, qu’il remet au point dans la perspective du passé ?

L’œuvre d’Émile Augier a été à son heure une révolution. C’est l’auteur de la Dame aux Camélias qui l’écrivait, au moment où il allait lui-même prendre possession de la scène française en maître « Gabrielle, avec son action simple et touchante, avec son beau et noble langage, fut la première révolte contre le théâtre de convention. » Si tout d’abord Émile Augier avait demandé les sujets de son inspiration au souvenir de la Grèce antique, à l’histoire, à la fantaisie, s’il ne devait jamais s’interdire ces échappées d’imagination et de poésie, du jour où le champ de l’observation directe de son temps lui fut ouvert, il ne s’en écarta plus que par moments, et pour y revenir comme à son domaine. Des questions qui ont agité la société contemporaine — la réhabilitation de la courtisane, l’adultère, le divorce — il n’en est pas une qui lui ait échappé ou à laquelle il se soit dérobé. Mais au sein de ce monde renouvelé par le travail et où chaque jour davantage les classes se pénètrent et se confondent, la lutte entre l’honneur et l’argent lui apparaissait comme le point de contact à la fois et le centre commun de toutes les passions c’est cette lutte qu’il s’attacha à suivre, dans les compromissions, les bassesses, les hypocrisies qu’elle engendre, comme dans les nobles et triomphantes résistances qu’elle soulève.

Nous aimons aujourd’hui que l’artiste nous initie aux procédés de son art nous lui demandons de nous associer au travail intime de sa pensée; nous sommes avides de préfaces. Émile Augier n’en a fait qu’une seule, et point pour lui. Il ne laisse pas de poétique. Mais le secret de son génie est tout entier dans ses œuvres. Une étude des idées et des mœurs pénétrante et hardie, déchirant impitoyablement les voiles, sondant à fond les plaies; une action claire, logique, rapide, où tout s’enchaîne et s’entraîne une langue trempée aux sources pures de la tradition classique, mais ne se refusant aucune des ressources nécessaires et des heureuses audaces du réalisme moderne, pleine de sève et de relief, de grâce aussi où il le faut et de délicatesse, également solide en prose et en vers, qui grave et qui peint ; partout le souci de la vérité uni au respect de l’art voilà par quel effort de talent, puissant et contenu, éminemment français, Émile Augier a fait vivre les figures qu’il traduisait sur la scène. Nul peut-être de nos jours n’a su établir avec plus de force et développer avec plus d’ampleur un caractère : il a créé des types.

Dans la grande lignée des héritiers de Molière parmi lesquels il a sa place au premier rang, on l’a souvent rapproché de Regnard. Et de Regnard, en effet, il a plus d’une fois retrouvé la verve et la verdeur gauloises, la bonne humeur rayonnante. Mais dans aucune de ses œuvres on ne rencontre ces traits de noirceur ou de morale douteuse du Joueur et du Légataire, qui font que, hors du mouvement de la scène, le spectateur réfléchi se demande s’il doit rire ou s’indigner. On peut s’abandonner avec con- fiance au courant de sa gaieté elle est saine et bienfaisante elle fait exécrer les coquins et aimer les honnêtes gens. Émile Augier a débuté dans la comédie de mœurs par Gabrielle et fini par Les Fourchambault. Il excelle à nous ouvrir ces intérieurs de famille, ces grands foyers bourgeois où ne manquent ni les ridicules, ni les faiblesses, ni les passions, ni les dangers, mais où l’honneur conserve le dernier mot.

Cette vigueur de bon sens et de sens moral, cette mâle et généreuse franchise de talent n’était chez Émile Augier que le reflet et comme l’expression fidèle d’une rare droiture de sentiments. Grand cœur autant que grand esprit, l’homme en lui égalait l’artiste. À ceux auxquels il n’a été donné de le connaître que tard et d’un peu loin, il suffisait de le voir pour sentir la simplicité cordiale et la loyale bonne grâce de sa confraternité. Ce qu’il était pour ses amis, vous le savez. Comme il a aimé Alfred de Musset, Ponsard, Mérimée, Sainte-Beuve, pour ne parler que de ceux qui ne sont plus ! Quelle activité, quelle ingéniosité de dévouement, lorsqu’il crut le moment venu de présenter Labiche à vos suffrages ! De quel cœur désolé il adressait naguère à Jules Sandeau le dernier adieu !

L’âge, en consacrant son autorité, n’avait fait que la rendre plus bienveillante et plus serviable. Jamais il ne se montra jaloux d’exercer les droits d’une souveraineté si vaillamment conquise. Sagace et sûr, son conseil s’inspirait toujours de l’intérêt le plus impersonnel et le plus haut. Il n’avait pas de retour sur lui-même. C’était, dans la plus fière acception du mot, un gentilhomme de lettres. Par l’éclat de son génie dramatique, il a jeté sur l’art français un nouveau lustre. Par l’élévation de son caractère, il a honoré les mœurs littéraires de notre temps.