Réponse au discours de réception d’Edmond Jurien de la Gravière

Le 24 janvier 1889

Charles de MAZADE

Réception de M. Edmond Jurien de la Gravière

 

Monsieur,

Lorsque, jeune aspirant de marine, sur votre frégate au nom de bon augure, l’Aurore, vous alliez faire vos premières armes dans les mers lointaines, vous ne vous doutiez pas, je pense, qu’un jour vous viendriez vous reposer au foyer de la plus paisible des compagnies. Vous aviez autre chose à faire. Vous entriez, avec le feu de votre âge et la passion de votre état, dans une carrière où vous retrouviez les exemples de votre père, où s’ouvrait devant vous l’avenir du marin. Vous ne songiez pas aux lettres, et quand vous avez commencé à y songer, un de vos plus glorieux maîtres à la mer, l’illustre amiral Lalande, ne vous encourageait même pas trop dans vos essais. Il vous disait avec sa familiarité paternelle et soldatesque, à vous qui aviez alors tout au plus trente ans : « Tu as donc toujours des projets de l’autre monde. Tu veux écrire ! Il me semble que tu t’y prends un peu tard. Vois-tu, pour faire l’article, il faut que cela vienne de jeunesse, comme le calfatage. Je te l’ai toujours dit, passé vingt-cinq ans, on n’est plus qu’une vieille bête. »

C’était beaucoup dire, vous en conviendrez. Le brave amiral en a été heureusement pour sa boutade. Vous ne l’avez pas écouté, vous avez prouvé qu’on pouvait être un éminent officier de mer et un habile écrivain. L’Académie à son tour vous a prouvé qu’elle est sensible à tout ce qui honore le pays. Vous nous avez rappelé que vous n’étiez pas le premier marin parmi nous, que l’Académie avait déjà compté dans ses rangs un amiral, comme aussi des maréchaux, des généraux, que l’amitié avec l’armée était pour elle une tradition. Eh ! sans doute, elle ne s’en défend pas. Quand elle a nommé celui qui fut à la fois l’héroïque mutilé de Somo-Sierra, de Waterloo et le pathétique historien de la Grande Armée dans la campagne de Russie, c’était sa tradition. Quand elle a élu le vainqueur de la Smala qui devait plus tard retracer en traits de feu la bataille de Rocroi, et dont la pensée n’a pas cessé d’être parmi nous, c’était encore sa tradition. Elle est restée toujours dans sa tradition en vous choisissant parce qu’elle a vu en vous l’alliance de beaux services et d’un rare talent. Vous n’avez pas eu, tout marin que vous êtes, à la prendre à l’abordage, vous êtes trop poli pour cela ; vous n’avez eu qu’à dire qui vous étiez, d’où vous veniez et à nous donner à lire les brillants récits de vos campagnes. Votre succès était assuré.

Oui, Monsieur, vous avez eu raison de le croire, l’Académie, dans la liberté et l’indépendance qu’elle tient de son histoire, de sa constitution même, est sensible à tous les mérites sans se croire obligée de céder à toutes les prétentions. On dit qu’elle s’est quelquefois trompée, qu’elle n’est plus qu’une institution surannée ou inutile. Ceux qui le disent ne se sont sûrement jamais trompés ; ils sont infaillibles, et de plus, à eux seuls, ils résument le talent, le génie, la sève des temps nouveaux : on peut les en croire sur parole ! L’Académie, pour sa part, n’est ni infaillible, ni exclusive, ni même bien prompte à s’émouvoir des propos dont elle est parfois l’objet. Elle peut tout entendre ; elle est patiente parce qu’elle a la durée, et en durant elle est peut-être moins vieille que ceux qui se croient plus jeunes, parce qu’elle se renouvelle sans cesse. Liée comme elle l’est à la société française dans ses transformations, elle n’est que fidèle à elle-même en étendant ses choix, en ouvrant ses rangs à tous ceux qui honorent le pays par leurs actions ou par les supériorités de l’esprit. Elle ne craint pas de se tromper en choisissant des hommes comme vous, Monsieur, comme votre prédécesseur, qui avait avec vous ce trait commun d’avoir été un bon serviteur de l’État avant d’être un bon écrivain. L’Académie retrouve en vous un représentant de notre marine ; elle avait trouvé en M. de Viel-Castel un représentant de notre diplomatie, et ce n’était pas non plus une nouveauté.

L’alliance entre l’Académie et la diplomatie ne date pas d’hier. Il y a longtemps déjà qu’un premier commis aux affaires étrangères, l’abbé de la Ville, le jour de sa réception en donnait une raison ingénieuse. Il prétendait qu’il n’y avait pas de profession qui exigeât plus de connaissance de la langue que celle de négociateur, puisque par les soins de l’Académie, cette langue, disait-il, « était devenue dans toutes les cours le lien nécessaire de société et de correspondance entre les administrateurs des intérêts publics » Par notre contemporain M. de Viel-Castel la diplomatie était parmi nous sous une de ses figures les plus aimables.

Ce galant homme dont vous nous avez rendu l’image d’un trait si sympathique, avait un mérite devenu rare, dit-on. Il n’a jamais aimé le bruit. Il a toujours vécu pour son état où il était supérieur, pour un monde choisi dont il subissait le charme et où il était goûté, pour les lettres qu’il n’a cessé de cultiver au courant d’une longue carrière. Né aux premiers jours du siècle d’une famille de gentilshommes du Périgord éprouvée par la Révolution, M. Louis de Viel-Castel n’était encore qu’un adolescent au moment des grandes crises nationales de 1814 et 1815 ; il était à peine un homme lorsque la monarchie des Bourbons, sortie de ses premières épreuves, commençait à se fixer. Vous nous avez raconté ses émotions de jeune homme au milieu des tragiques péripéties de la campagne de France et de l’invasion. Ce sont les émotions d’une âme sincère naïvement partagée entre l’admiration pour le génie de la guerre vaincu par la fortune ennemie et une sympathie innée pour la royauté revenant de si loin. Par sa naissance, par d’anciennes relations de famille, M. de Viel-Castel appartenait d’avance à la monarchie. Il était, il a toujours été par son esprit de ces temps de la Restauration qui ouvraient à la jeunesse royaliste et libérale une ère nouvelle. Il datait du ministère Richelieu, et de fait c’est par la protection de la sœur du généreux ministre, Mme°de Montcalm, qu’il était admis au ministère des affaires étrangères.

Il avait été confié pour son apprentissage à un vieil employé plus qu’octogénaire qui, par un miracle de perpétuité à travers les révolutions, n’avait jamais quitté son poste, qui avait servi sous M. de Vergennes, peut-être avec M. de Choiseul et qui, sous M. de Choiseul, avait pu se rencontrer avec quelque demeurant du ministère de M. de Torcy. Voyez ce que c’est que la tradition ! Ce timide élève en diplomatie de la Restauration aurait pu recueillir par son vieux sous-chef les entretiens des survivants du grand règne. Comptez en même temps, si vous voulez, combien dans l’intervalle il y avait eu de gouvernements qui s’étaient crus tous éternels et qui avaient tous péri, tandis qu’un simple employé oublié par les révolutions pouvait se flatter d’avoir servi dans les bureaux de M. de Choiseul ! Est-il resté de nos jours quelque obscur fonctionnaire qui date de M. Molé, de M. Guizot, et qui puisse redire à ses jeunes collègues comment les affaires de la France étaient alors conduites ? J’ai peur que les vieux employés ne vivent plus aussi longtemps.

C’est vers 1818 que M. de Viel-Castel était entré dans cette carrière qu’il ne devait plus quitter, qu’il allait parcourir comme secrétaire d’ambassade à Madrid, à Vienne, avant de revenir au ministère où il a fini par être un des guides les plus précieux de notre diplomatie. Ces quelques années passées à l’extérieur ne lui avaient pas été inutiles. Il avait vu en Espagne une révolution à l’œuvre et les embarras de notre intervention. Il avait vu à Vienne la politique de l’immobilité et de la Sainte-Alliance représentée, avec un art savant et raffiné mêlé d’une fatuité supérieure, par l’homme qui passait alors pour un des arbitres du continent. Le jour où il rentrait à Paris pour être chargé de fonctions nouvelles au ministère même, il revenait avec la maturité précoce d’un jeune diplomate qui avait déjà l’expérience des affaires, une connaissance aussi variée que sûre des intérêts de l’Europe, des rapports des cabinets. Il y joignait la bonne grâce de l’homme distingué qui avait passé par les cours. Sûrement M. de Viel-Castel, s’il l’avait voulu, aurait pu se promettre avec le temps la fortune d’une grande ambassade. Par ses goûts, il était attaché à Paris ; il préférait rester le coopérateur modeste et réservé de la politique extérieure de la France dans les bureaux du ministère. C’était sa vocation et sa vie.

Par le fait, M. de Viel-Castel était d’une race qui a fait la force et l’honneur de notre ministère des affaires étrangères, qui fut représentée au commencement du siècle par un d’Hauterive, et a été continuée depuis, sous la monarchie de Juillet, par un homme dont la renommée n’égala jamais le mérite, M. Desages. Aucun de nous ici, je pense, n’a connu le comte d’Hauterive il est mort pendant les journées de Juillet 1830, avec l’illusion que les ordonnances venaient de sauver la monarchie ! C’était un personnage d’une originalité singulière qui, sous l’égide de M. de Talleyrand et de Napoléon lui-même, avait été le restaurateur, puis le gardien des traditions diplomatiques. Il eût fait volontiers du personnel des affaires étrangères une sorte d’ordre laïque soumis aux règles les plus sévères de discrétion et presque de claustration. Pour lui, le service, quel que fût le gouvernement, dominait tout jusqu’aux relations des employés, et il poussait le rigorisme si loin que lorsqu’un ministre tombait en disgrâce il ne le voyait plus. De tous ses exemples celui-là est toujours le plus facile à suivre. — Mais M. d’Hauterive était du passé. M. Desages est d’un temps plus récent et, dans sa demi-obscurité, il n’a pas été une figure moins originale. Si je voulais le peindre, je n’aurais qu’à demander les traits les plus expressifs à l’un de nos plus éminents confrères, au brillant auteur du Secret du Roi qui a servi sous lui. Je vous le montrerais passionnément assidu à son travail de tous les jours, suivant d’un regard vigilant les affaires de la France sur tous les points du globe, jaloux de tous nos intérêts, — et avec cela aimant la vie cachée, un peu puritain de manières, traversant les salons officiels avec son visage fin et sévère, l’habit boutonné sans une seule décoration. Sous le nom tout moderne de directeur politique, M. Desages faisait revivre l’ancien « premier commis des affaires étrangères. Il aimait lui-même, non peut-être sans un certain orgueil, à être appelé ainsi. Il croyait que ce titre modeste qui déguisait les fonctions à la fois les plus délicates et les plus importantes restait toujours un honneur.

Ces hommes, — je ne cite que les têtes, — ont été longtemps le nerf de notre diplomatie, la tradition vivante et invisible à travers des mobilités qui, je l’avoue, ne sont pas seulement d’aujourd’hui. Quand les ministres passaient, ils restaient à leurs devoirs, faisant les affaires de la France, préparant souvent par leurs conseils des résolutions dont d’autres avaient l’honneur, ou réparant des fautes qu’ils n’avaient pas pu prévenir, toujours plus occupés de l’intérêt public que d’eux-mêmes. M. de Viel-Castel était de cette école. Il a passé les dix-huit années de la monarchie de Juillet comme sous-directeur auprès de M. Desages dont il devait un jour recueillir la succession, et pendant ces dix-huit années, entre ces deux hommes occupés à traiter ensemble les plus grandes affaires, jamais il n’y eut une difficulté, un ombrage, une susceptibilité d’amour-propre.

Ils avaient sans doute des origines et des relations différentes. L’un tenait au monde aristocratique, l’autre au monde né de la révolution. Ils n’y prenaient même pas garde. Rapprochés par le service, ils n’avaient pas tardé à devenir plus que des collaborateurs, des amis mettant en commun leurs lumières et leur dévouement. Ils se complétaient à merveille. M. Desages avait le sens vif et net des choses, le sang-froid, la fermeté dans les moments difficiles. M. de Viel-Castel avait une connaissance plus familière du personnel diplomatique et de l’histoire politique, une facilité toujours prête, un art souple et élégant de rédaction. Ils avaient l’un et l’autre la discrétion, le goût des affaires, l’esprit de leur état, même l’initiative dans la mesure de leurs fonctions. En voulez-vous un exemple ? Savez-vous qui avait décidé un événement dont l’Europe s’émut à l’époque où il s’accomplit, l’expédition d’Ancône ? Ce n’était pas le ministre, le général Sébastiani, il était alors malade ce n’était pas non plus le président du conseil, M. Casimir Périer, il avait bien d’autres affaires. Les vrais coupables étaient M. Desages et M. de Viel-Castel, qui seuls, à la nouvelle de l’entrée des Autrichiens à Bologne, avaient eu cette idée et suggéré ce coup hardi fait pour plaire à un ministre comme M. Casimir Périer. Ils ne s’en vantèrent jamais, ils avaient trop le sentiment de ce qu’ils devaient. Ils s’étaient contentés de mettre leur zèle au service d’une volonté énergique qui, en tenant tête aux factions intérieures, se donnait la force et les moyens d’assurer la dignité de la France au dehors.

L’attachement de M. de Viel-Castel aux devoirs de son état n’excluait pas chez lui un goût qu’il n’avait pas puisé, je crois, à la vieille école de M. d’Hauterive. Il aimait le monde. Dès sa jeunesse, il avait fait son éducation dans les salons de Mme de Montcalm, de Mme de la Trémouille, de Mme de Sainte-Aulaire. Il a toujours aimé et recherché les sociétés d’élite. C’était une partie de sa vie sous la monarchie de Juillet comme sous la Restauration. Par sa position et par son esprit il avait tout naturellement les plus brillantes relations un peu dans tous les mondes. Il était bienvenu partout ; mais il y a eu une maison, — vous l’avez désignée sans la nommer, — où l’assiduité a été pour M. de Viel-Castel plus qu’une habitude mondaine. Le jour où il avait connu le duc de Broglie au ministère des affaires étrangères, il s’était attaché à lui. Il s’était donné sans réserve et sans retour à cette maison où il trouvait, avec la confiante estime du plus intègre des hommes, la bienveillance de cette femme d’élite à l’âme libérale qui a laissé à ses contemporains l’éblouissement d’un esprit plein de feu, d’une grâce originale et d’une vertu séduisante. Le subordonné était devenu l’ami de son ministre, il l’a toujours été depuis, — et quant à lui, il ne se croyait pas obligé de soumettre ses affections aux inconstances de la fortune ministérielle. Que M. de Broglie quittât le ministère, qu’il parût même en défaveur, notre confrère ne lui restait pas moins attaché. Il ne manquait pas à ses réceptions du soir, où se pressait le monde de la politique et des lettres, et souvent aussi le matin, il lui faisait des visites familières avant de se rendre au ministère. M. de Viel-Castel visitait le duc de Broglie éloigné du pouvoir, comme M. Desages passait ses soirées chez son ami le plus cher, M. de Tracy, qui était d’une opposition un peu radicale. Personne ne s’en étonnait. Ces honnêtes gens savaient concilier leurs devoirs de fonctionnaires discrets sous des ministres éphémères et la fidélité à leurs amitiés. M. de Viel-Castel mettait dans tout cela une parfaite bonne grâce.

C’était un homme de bonne compagnie, un fonctionnaire exact, un diplomate expérimenté c’était aussi un lettré, un écrivain, — et chez lui l’écrivain, c’est encore l’homme tel que nous l’avons connu, instruit, mesuré, joignant la justesse de l’esprit au bon goût. M. de Viel-Castel, vous nous l’avez dit, a beaucoup et utilement écrit dans sa carrière, et sur la littérature espagnole qu’il avait étudiée à Madrid, et sur le règne orageux des deux Pitt en Angleterre et sur d’autres personnages publics ; mais son œuvre maîtresse c’est cette Histoire de la Restauration à laquelle il a consacré une partie de sa vie et attaché son nom. Sans déprécier d’autres travaux brillants ou sérieux, j’oserais dire que l’Histoire de M. de Viel-Castel garde une des premières places et parla profusion des informations et par la sûreté des jugements et par l’ampleur du récit. Vous nous faites remarquer discrètement que cette ampleur peut avoir ses dangers, qu’il n’y a guère, au dire d’un maître critique, de chef-d’œuvre en vingt volumes. C’est peut-être vrai ; mais, entre nous, les chefs-d’œuvre sont toujours rares, même en moins de vingt volumes, et notre confrère avait la meilleure des excuses pour ne pas craindre de s’étendre sur un si beau sujet. Il parle longuement, amplement de la Restauration parce qu’il l’a aimée, et il a pu en parler avec profit, sans fatiguer ses lecteurs, parce que ces quinze années dont il raconte l’histoire, restent après tout une des périodes les plus attachantes de notre siècle.

Maintenant que les vieilles passions sont éteintes, ce temps de la Restauration apparaît mieux dans sa vérité. Il a eu d’abord un mérite, je pourrais dire une originalité. Après les agitations guerrières de l’Empire et les amertumes d’une défaite qui semblait alors accablante, il a été pour la France le commencement d’une vie nouvelle, une sorte de seconde jeunesse. On rajeunissait à l’air libre en effet, on ne se défendait même pas des illusions ; on se passionnait pour des idées, pour les causes généreuses, pour une liberté conquise ou pour un droit disputé. C’était une époque où tout refleurissait à la fois, et l’éloquence, et la poésie, et les arts, et la philosophie, et le génie de l’histoire, — où renaissait aussi et allait s’illustrer sur les mers d’Orient cette marine dont vous êtes un des fils dévoués. On se sentait revivre alors. Ces quinze années de la Restauration, — joignez-y, si vous voulez, les dix-huit années du régime qui a suivi, — ces trente-quatre années de monarchie constitutionnelle ont eu un autre mérite : elles n’ont rien coûté à la France, à son intégrité et à son honneur. Lorsque la Restauration disparaissait, victime d’un coup d’État qui était encore plus le coup de tête d’un vieux roi, conseillé par un ministre illuminé, elle avait eu le temps de relever notre nation dans l’estime du monde, de lui rendre le sentiment d’elle-même, la considération des gouvernements, la sympathie des peuples, et elle venait de lui donner un royaume dans la Méditerranée. Lorsque la monarchie de Juillet périssait à son tour, elle avait résolu le problème d’assurer l’ordre à notre pays sans toucher à ses libertés, d’étendre son influence, j’allais presque dire ses frontières, sans l’exposer à la guerre ; en ébranlant l’Europe par sa chute, elle montrait encore quel ascendant elle avait conquis. Et s’il y a eu des fautes, que ceux qui ont mieux fait jettent la première pierre à des régimes qui n’ont pas eu l’art de durer, c’est vrai, mais qui, en disparaissant, ont laissé la France libre, prospère, respectée et intacte!

C’est avec le zèle d’un esprit éclairé et la fidélité des souvenirs que votre prédécesseur a retracé les années de la Restauration. Il a tout raconté, tout coordonné dans un vaste ensemble, les luttes politiques, le jeu des partis, le mouvement des opinions et des intérêts, les négociations de la diplomatie qu’il connaissait mieux que tout autre et qui sont un des beaux côtés de la Restauration. M. de Viel-Castel a mis dans ses récits la modération envers les hommes, l’équité et la discrétion que donne l’expérience des affaires, une impartialité qui lui était naturelle et qui n’exclut pas chez lui un sentiment aussi vif que sincère de ce temps où il avait vécu. On ne saurait mieux faire. Vous lui avez rendu justice, en homme qui sait ce que c’est qu’un bon ouvrage, qui sait aussi ce que c’est que la diplomatie.

Entre diplomates et soldats ou marins, d’ailleurs, l’œuvre n’est-elle pas commune ? Vous vous souvenez de cette anecdote. Un jour, sous l’Empire, dans un cercle des Tuileries, M. de Talleyrand se laissait complimenter pour un de ces grands traités d’autrefois, peut-être la paix de Presbourg, et Napoléon, s’approchant tout à coup, lui dit avec l’enjouement familier du génie heureux « Convenez, Talleyrand, que j’y suis bien pour quelque chose ! » Il y était effectivement pour quelque chose comme la journée d’Austerlitz. C’était vrai, c’est toujours vrai. Ce sont les diplomates qui signent les traités, heureux de signer les beaux traités quand ils peuvent ce sont les soldats qui les préparent en temps de guerre, qui en demeurent les gardiens en temps de paix. Vous, marins, qui formez, pour ainsi dire, une armée dans l’armée, vous avez une mission particulière. Vous êtes des sentinelles voyageuses portant le pavillon jusqu’aux extrémités de l’univers ; vous avez à faire sentir partout l’action de la France, à défendre l’honneur de son nom, ses intérêts, ses protégés, ses clientèles sur les rivages les plus reculés. Vous parcourez les mers souvent livrés à vous-mêmes, au sentiment de votre responsabilité, exposés quelquefois, cela s’est vu, à être surpris au loin par une révolution dans votre pays ou par une déclaration de guerre, et réduits à vous suffire par votre prudence ou par votre courage qui est toujours prêt. Une destinée dont vous n’avez pas à vous plaindre vous avait fait pour cette carrière où de degré en degré vous vous êtes élevé au plus haut rang par l’éclat de vos services comme par la variété de vos talents.

Depuis le jour où pour la première fois vous avez mis le pied sur un navire, sur une de ces frégates dont les vieux matelots vous contaient les combats légendaires de la Sémillante ou de la Bellone, depuis ce jour que d’événements sont passés pour votre patrie, et pour vous-même, Monsieur ! Tout a changé. Vous avez mené, à travers tous les changements, votre vie de marin, servant toujours votre pays qui, lui, ne change pas pour vous, passionnément attaché à votre état, — et me voici exposé, si je veux vous suivre, à vous parler de marine. Je pourrais être un peu embarrassé, vous m’en croirez sans peine. Heureusement j’ai le meilleur des guides c’est vous-même. Ce que vous avez fait, ce que vous avez vu, ce que vous avez éprouvé, vous nous l’avez dit. Comment on devient un officier d’élite, maître de son navire comme un bon cavalier l’est de son cheval, habile à dompter les éléments par la manœuvre et à lire les signes du temps « dans le scintillement des étoiles ou dans l’ondulation des flots », alliant le sang-froid à la décision dans le péril, l’art du navigateur à l’art du combattant, vous nous l’avez appris vous avez passé par là ! Vous nous avez raconté cette vie du marin qui vous conduit tour à tour sur les côtes du Brésil et dans l’océan Indien, dans la mer des Moluques et à Taïti, dans le Bosphore et dans le golfe du Mexique.

On vous retrouve partout : tantôt jeune homme plein de feu, apprenant votre métier sous des chefs éprouvés ; tantôt vous essayant à votre tour au commandement sur le Furet, ou assurant, avec votre agile aviso la Comète, le service de l’escadre du Levant. Puis bientôt vous voilà brillant capitaine de la Bayonnaise, chargé d’aller porter le pavillon de la France dans l’extrême Orient, battant pendant plus de trois ans les mers de Chine, — et recevant tout à coup à cinq mille lieues de la patrie la nouvelle d’une révolution qui peut déchaîner la guerre. Chose peut-être curieuse à dire, aux premiers moments de la révolution de février on vous avait à peu près oublié ; pendant assez longtemps vous n’aviez à compter que sur vous-même. Vous étiez homme à suppléer à tout, et lors qu’après quarante-cinq mois de campagne, vous rameniez votre Bayonnaise intacte, comme on vous l’avait confiée au départ, vous reveniez avec des trésors d’observations hydrographiques pour la marine et un livre charmant que vous nous avez donné. — Encore quelques années et comme chef d’état-major de l’escadre de la mer Noire, vous avez votre place dans la campagne de Crimée. La guerre d’Italie vous trouve contre-amiral chargé du blocus de Venise, et avant peu vous avez le commandement aussi délicat que périlleux de l’expédition du Mexique.

À chaque pas dans votre carrière vous avez donné la mesure de votre mérite et chaque grade conquis par vous a été le juste prix de nouveaux services. Le secret de vos succès, Monsieur, est bien simple, quoiqu’il ne soit pas, je le crains, à la portée de tout le monde. Votre secret d’abord, c’est que vous avez aimé votre glorieux métier. Vous l’avez aimé, cela va sans dire, en homme intelligent qui, à travers toutes les questions techniques, voit l’art, le grand art de la guerre navale ; vous l’avez aimé aussi, d’instinct, de toute la force de vos facultés. Vous avez connu ce que vous appelez vous-même les « joies de la manœuvre », les plaisirs d’un « appareillage réussi » vous avez éprouvé ce qu’il y a d’émotion virile et de fierté satisfaite à conduire un navire, une escadre à travers toutes les difficultés. Et en aimant votre métier, vous l’avez toujours fait avec entrain, avec bonne humeur, en homme qui ne cache pas son penchant pour les « héros gais et familiers »

Un autre secret de vos succès, c’est que vous avez eu des maîtres dont votre jeunesse a ressenti la généreuse et excitante influence, qui ont été pour vous des guides écoutés et respectés. Vous avez eu d’abord votre père, vétéran de l’ancienne marine de Louis XVI, des croisières aventureuses de la République et de l’Empire, qui unissait à la loyauté d’un cœur droit l’expérience de trente années de navigation et de guerre ; vous avez pu aussi recueillir sur ses vieux jours les souvenirs de l’amiral Roussin, qui avait été, avec l’héroïque et modeste Bouvet, du combat du Grand-Port devant l’île de France en 1810, et qui venait de couronner sa vie de marin en forçant avec éclat les passes du Tage. Vous avez connu l’intrépide Baudin, le sévère Hugon, tous ces hommes qui gardaient du temps où ils avaient vécu je ne sais quel accent plus fier de commandement et qui vous ont laissé, avec l’amour des ancêtres, une impression de respect religieux ; mais vous avez eu surtout deux maîtres dont vous nous avez donné un portrait vivant et parlant.

L’un, conseiller peu encourageant et passablement caustique de vos débuts littéraires, mais chef incomparable à la mer, l’amiral Lalande : âme indomptable dans un corps chétif, esprit libre, et un peu frondeur en tout, capable d’être un créateur, un initiateur dans la marine, fait pour remuer des escadres, pour les conduire à toutes les entreprises, impatient d’action comme s’il avait senti la vie lui échapper, et avec cela gai, affable et indulgent. L’autre, d’une nature différente, c’est l’amiral Bruat. Vous nous l’avez dépeint avec « sa tête carrée, ses sourcils épais, ses yeux brillants et railleurs, fin et pénétrant sous les dehors d’une extrême bonhomie, facile dans ses relations, mais inflexible sur les questions de devoir et d’honneur. Tout en lui respirait la force et l’intrépidité, tout était inspiration soudaine. Il était de ceux chez qui le « danger éclaircit les idées » et qui n’ont jamais l’esprit plus libre que dans le bruit et l’agitation. L’amiral Bruat avait plus d’un point d’affinité avec l’amiral Lalande dont il avait été capitaine de pavillon ; il en différait par une spontanéité naïve de sentiment et de croyance. Audacieux l’un et l’autre, ils ne l’étaient pas de la même façon : Lalande l’était avec sang-froid, Bruat avec l’impétuosité qui se trahissait dans tous ses mouvements. Votre père, quand vous l’interrogiez sur le passé, vous disait qu’entre Bruix et Latouche-Tréville, il n’oserait décider lequel serait le meilleur modèle. Vous hésitez vous-même à vous prononcer entre Lalande et Bruat ; vous faites mieux, vous les confondez dans un même sentiment d’affectueuse vénération.

C’est à l’école et je peux dire dans l’intimité de ces grands hommes de mer que vous vous êtes formé. Vous avez recueilli leur esprit ; vous avez été avec eux dans les conseils, à la manœuvre, au combat, et c’est en servant sous leurs ordres que vous avez appris à commander. C’est en vous élevant sous de tels maîtres, en vous inspirant de leurs leçons que vous avez mérité d’avoir à votre tour, dirai-je des élèves, — de plus jeunes émules, si vous voulez, des lieutenants, les Jauréguiberry, les Pothuau, qui se sont plu à vous reconnaître pour guide.

L’homme d’action et l’homme d’étude se confondent en vous, Monsieur ; ils ne font qu’un, ils n’ont qu’un même objet « Marin, avez-vous dit un jour, j’ai pensé que j’étais appelé à parler avant tout de marine. » Vous avez l’avantage de ne parler que de ce que vous savez, de ce qui a passionné votre vie : c’est ce qui fait le charme attachant de vos écrits. Vous mettez, avec la sûreté de votre expérience et la précision de la science, le feu de votre généreux naturel dans vos récits : soit que vous nous racontiez les croisières de la mer des Indes, ces combats inégaux et glorieux où Duperré, le futur amiral, tombait à son banc de quart le visage mutilé, où Baudin avait perdu un bras ; soit que vous retraciez la tragédie navale de Trafalgar avec la pitié de nos désastres et le respect d’un grand ennemi, Nelson frappé à mort dans sa victoire ; soit enfin que vous nous rappeliez, dans des temps plus heureux, Navarin, Alger ou le hardi coup de main du Tage. Vos ouvrages aussi variés que nombreux ne sont, à dire vrai, que les fragments d’une histoire de cette marine que vous faites revivre dans ses épisodes les plus dramatiques, dans tous ceux qui l’ont illustrée depuis un siècle.

La Marine d’autrefois, la Marine d’aujourd’hui, — je vous prends vos titres, — c’est toujours la marine : vous l’avez suivie dans ses vicissitudes, dans sa renaissance, après la grande crise de la Révolution. Vous nous la montrez tenant vaillamment la mer, mais éprouvée, réduite à des efforts partiels et à des conditions ingrates pendant l’Empire. Négligée d’abord aux premiers temps de la Restauration par des raisons financières, elle ne tarde pas à se relever dans la paix, sous des ministres bien inspirés. Elle reprend courage, et bientôt, sous l’amiral de Rigny, elle va retrouver dans la mer de Grèce un rayon de gloire nouvelle. Avec la monarchie de Juillet, elle grandit encore et prend une importance croissante. Elle se sent l’objet de la faveur du pays, jaloux de renouer les traditions de sa puissance maritime. Elle ne se borne pas à aller, quand il le faut, planter son pavillon à Saint-Jean-d’Ulloa, a Mogador. C’est surtout le moment où se réalise pour elle un progrès décisif, où se constitue l’armée navale permanente de la France par la création définitive de l’escadre d’évolutions de la Méditerranée, et c’est justement votre maître, l’amiral Lalande, qui en est un des créateurs.

Pendant plusieurs années, sentinelle avancée de la politique française en Orient, il anime son escadre de son ardeur, il la façonne et l’assouplit par son habile activité, et il brûle de la conduire au feu. Plus d’une fois vous avez été le confident des impatiences, des secrètes ambitions de cet homme intrépide en 1840, à une époque où la guerre semblait près d’éclater et où votre chef avait su donner de lui cette idée qu’il était de force à se mesurer avec la flotte anglaise elle-même. Après l’amiral Lalande, l’escadre d’évolutions est restée la grande école de tactique, le grand instrument de combat toujours disponible. Que lui manquait-il ? l’occasion peut-être. Cette occasion que l’amiral Lalande n’avait pas eue, ses successeurs l’ont eue et vous l’avez eue avec eux dans une guerre qui a eu la chance de ne laisser aucune amertume entre vainqueurs et vaincus, dont on ne se souvient aujourd’hui que pour se dire qu’après tout il n’y a pour personne ni victoires éternelles ni défaites irréparables. C’est la guerre de Crimée, où la marine a eu un rôle original et imprévu, que vous avez décrit en traits saisissants.

C’était en 1854. La France et l’Angleterre alliées venaient d’envoyer des armées dans le Bosphore. L’escadre de la Méditerranée, commandée par l’amiral Hamelin, était déjà dans la mer Noire avec les vaisseaux anglais de l’amiral Dundas, lorsque l’amiral Bruat recevait l’ordre d’aller rejoindre, avec une escadre nouvelle, l’amiral Hamelin, et sa première pensée avait été de vous demander comme chef d’état-major, en vous écrivant « Nous continuerons ensemble les traditions de votre digne père et de l’amiral Lalande. » C’est au mois de juin 1854 que vous arriviez dans la mer Noire, devant Varna où campaient nos soldats. Où allait-on ? On ne le savait pas encore. Le jour où les chefs militaires décidaient la descente en Crimée, c’était aux marines alliées de transporter les armées. C’était leur premier service. Jusque-là rien de mieux. On débutait par une victoire après le débarquement. On marchait sur Sébastopol, qu’on voulait surtout atteindre ; mais on ne savait pas qu’on était là pour longtemps, qu’on était engagé, presque sans y songer, dans un formidable duel où l’héroïsme de l’attaque ne devait être égalé que par l’héroïsme de la défense. C’est pourtant ce qui arrivait. Pendant un an, sur ce plateau de Chersonèse, où l’on venait d’arriver, allait se dérouler, à travers toutes les péripéties, ce mémorable siège d’une ville hérissée, du côté de la terre, de défenses improvisées et toujours croissantes, barricadée du côté de la mer par une ligne de vaisseaux coulés à l’entrée de la rade.

Dans quelle mesure la marine pouvait-elle s’associer à ces vastes opérations ? Assurément elle était toujours prête à combattre, au 17 octobre, à Kertch, devant Kinburn. Souffrez que je vous le dise, vous le savez, vous qui, auprès de votre amiral, sentiez la dunette du Montebello fracassée sous vos pieds par les obus ; mais combattre en réalité n’était rien. La marine avait une bien autre mission : elle avait à empêcher l’armée de mourir de faim et de misère. Ce qu’on n’avait pas prévu en effet, c’est qu’en subissant l’obligation d’un siège prolongé par un hiver rigoureux, on pouvait être séparé de tout, que les maladies, le choléra allaient envahir les camps et faire plus de victimes que le feu, que le moment viendrait où dans ces régions ravagées par la guerre, au milieu des glaces et de la neige, on ne trouverait plus une racine d’arbre pour allumer un feu, pour cuire les aliments. Et c’est là justement que se dessine le rôle de la marine. Pendant des mois elle restait la vraie et unique base d’opérations de l’armée. Tenir la mer par tous les temps sur ce Pont-Euxin jadis si redouté des navigateurs, transporter à Constantinople des milliers de blessés ou de malades, rapporter sans cesse à l’armée de nouveaux bataillons, des munitions, des vivres, du bois, jusqu’à des balles de foin pour nourrir les chevaux, rattacher à la mère patrie ce coin de terre où mouraient nos soldats, c’était la mission de la marine. Elle combattait avec l’armée par les batteries qu’elle avait à terre, elle prenait part à ses épreuves, elle était aussi et surtout sa providence. Tout ce qu’on peut dire, c’est que sans elle le siège de Sébastopol eût été impossible, l’armée tout entière eût péri. Elle avait été à la peine, elle a mérité d’être à l’honneur.

Votre chef qui, au départ de l’amiral Hamelin, était resté à la tête de toutes nos forces navales de la mer Noire, dirigeait cette œuvre de dévouement avec autant d’art que de passion, et vous qui étiez auprès de lui, vous partagiez jusqu’au bout ses travaux, ses ardeurs, ses soucis du commandement. Vous ne vous doutiez pas qu’au moment où Bruat, élevé à la dignité d’amiral pour ses services, allait rentrer en France, il ne reverrait pas le port, qu’il serait foudroyé en chemin par le mal qui l’avait épargné en Crimée et que vous, son fidèle lieutenant, vous auriez le chagrin de ne ramener que ses restes avec son escadre en deuil à Toulon. Vous aviez été associé à toutes ses actions depuis un an, et c’est comme dépositaire de ses dernières pensées que le chef d’état-major de l’escadre d’Orient, devenu à son tour contre-amiral, était appelé à un conseil des Tuileries où l’on allait délibérer sur les suites de la campagne ; mais la paix était déjà décidée dans la pensée de qui décidait de tout alors, et de cette guerre poursuivie en commun, il n’allait plus rester qu’un grand souvenir, j’ajouterai un souvenir fécond.

« C’est de cette époque, avez-vous dit, que date la sympathie qui n’a cessé de nous unir à l’armée. » Cette guerre en effet venait de consacrer une solidarité, une confraternité qui devait éclater quinze ans plus tard dans une guerre autrement cruelle, où les chefs de notre marine allaient se confondre avec les chefs de notre armée pour combattre ensemble. Tous ceux qui étaient ici dans ces temps néfastes n’ont jamais oublié la fière mine de ces marins qui, sous l’intrépide Amet, depuis amiral, venaient de défendre le fort de Montrouge comme un navire, et refusaient de rendre les armes même quand il n’y avait plus d’espoir. Que cette virile confraternité née dans des épreuves communes ne s’éteigne jamais entre ceux qui, au milieu de nos vaines contestations, restent chargés de l’honneur de la France.

Votre fortune, qui vous avait fait chef d’état-major de l’escadre d’Orient et contre-amiral, vous a depuis appelé, Monsieur, aux commandements les plus sérieux, quelquefois les plus délicats. Elle vous a conduit en pacificateur sur les côtes du Monténégro, en commandant de blocus devant Venise pendant la guerre de 1859 ; mais, surtout, elle vous appelait bientôt à être le premier chef d’une de ces entreprises semi-militaires, semi-diplomatiques, qui sont un peu, dites-vous, dans la destinée de tout officier de marine c’est l’expédition du Mexique ! Un jour, lorsque vous étiez devant Venise, à quelques milles du Lido, vous vîtes un rapide aviso sortir hardiment du port et s’approcher à portée de vos canons. Vous le saluâtes d’une volée d’obus qui aurait pu lui faire expier sa témérité ; vous avez su depuis que cet aviso portait l’archiduc Maximilien d’Autriche et vous ajoutez : « Si un seul de nos boulets l’eût atteint, il est probable que je n’aurais jamais fait le voyage de la Vera-Cruz et que la tragédie de Queretaro eût été épargnée à l’histoire. » Il y a de ces jeux du destin ! Votre boulet ne porta pas et, peu après, vous faisiez, comme vous dites, le voyage de la Vera-Cruz avec une mission assez compliquée, des alliés assez défiants et des forces qui pouvaient suffire pour obtenir la réparation de nos griefs, non pour tenter les aventures dans l’intérieur du Mexique. Averti, dès votre débarquement, par les dissidences de vos alliés aussi bien que par les rigueurs d’un climat mortel pour vos soldats, mis du premier coup en face de réalités dont vous aviez à tenir compte, vous faisiez ce qui semblait possible à votre prudence vous vous décidiez à signer avec le gouvernement mexicain une convention qui assurait à votre petit corps des positions plus salubres, qui réservait tout, ne compromettait rien et laissait une heure à la sagesse avant d’aller plus loin.

Ne craignez pas, Monsieur, que je veuille ici faire de la politique et réveiller des souvenirs pénibles. Tout ce que je veux dire, c’est que vous vous conduisiez en homme éclairé dans votre mission et jusqu’au bout en galant homme, que si on vous eût écouté, si on eût attendu vos avis, on se serait arrêté sans doute, et que si les événements se sont précipités, cela n’a pas tenu à vous. Désavoué dès vos premiers actes sans avoir été entendu et rappelé à Paris, vous cessiez d’être le chef d’une expédition qui changeait de nature mais en cessant d’être un chef d’opérations et un plénipotentiaire de la France, vous ne vous teniez pas quitte envers vous-même et envers vos marins. Vous mettiez votre honneur à ne rester à Paris que le temps nécessaire pour vous faire mieux juger, et à réclamer aussitôt comme un privilège le droit de rejoindre votre escadre dans le golfe du Mexique. Vous teniez d’autant plus à vous retrouver à bord de vos navires que vous les saviez envahis ou menacés par la fièvre jaune. Vos équipages, vos meilleurs officiers, vos médecins eux-mêmes étaient décimés par le fléau : vous vouliez partager leurs épreuves, vous les partagiez jusqu’au bout et tant qu’il y avait un danger vous restiez à votre poste. Vous sortiez pour votre part de cette expédition du Mexique, trop justifié dans votre prudence, dégagé de toute responsabilité dans l’histoire et tranquille avec vous-même après avoir fait tout ce que vous deviez.

Quand les événements suprêmes vinrent pour la France, — et ils suivirent de près cette tragédie dont vous avez parlé, qui fut le sinistre dénouement de l’entreprise mexicaine, — quand vinrent les événements de 1870, vous quittiez à peine une position enviée de tous les chefs de notre marine. Vous veniez de passer deux ans à la tête de l’escadre d’évolutions de la Méditerranée, de cette escadre que vous avez appelée une « institution nécessaire », et où, depuis l’amiral Lalande, se sont succédé nos meilleurs hommes de mer, les Hugon, les Baudin, les Hamelin, les Bruat, les Rigault de Genouilly, les Bouët-Williaumez. Vous veniez à votre tour d’exercer cette sorte de consulat naval qui n’était pas pour vous une sinécure. Vous aviez passé ces deux années laborieuses à multiplier les manœuvres et les évolutions de votre belle escadre, à essayer des tactiques nouvelles, à exciter le zèle de vos officiers et à mériter leur confiance par l’autorité d’un commandement ferme et cordial. Vous pouviez être satisfait de votre œuvre. Au moment où vous quittiez Toulon pour rentrer à Paris, le 3 juillet 1870, vous ne vous doutiez pas encore que nous touchions de si près à la guerre, à la terrible guerre qu’on pressentait toujours et à laquelle on se préparait malheureusement si peu. Dès qu’elle avait été déclarée, votre premier mouvement était de demander du service où l’on voudrait, sous le titre qu’on voudrait vous donner. Le souverain qui avait fait de vous un de ses aides de camp, vous avait destiné à un autre rôle tout de confiance que vous avez rempli avec honneur jusqu’au bout, qui pesait néanmoins à votre cœur de soldat. Dans ces moments où les catastrophes précipitées portaient le trouble aux Tuileries, vous étiez réservé par vos fonctions à assister de près au dernier jour de l’Empire, et vous avez, je crois, raconté cette journée dans des souvenirs précieux qui pourront être un document pour l’histoire.

Ce serait offenser votre fidélité que de paraître la trouver extraordinaire. Je la trouve au contraire digne de votre caractère. Vous aviez été placé là, et là, comme partout, vous faisiez votre devoir simplement, loyalement, même sans espérance ; mais pour vous, comme pour tous, il restait un devoir supérieur, d’autant plus impérieux que les désastres du pays s’accroissaient d’heure en heure, que l’invasion débordait de toutes parts. Il restait la défense nationale, et tandis que vos compagnons de la marine se pressaient dans nos armées improvisées, vous n’hésitiez pas de votre côté à vous mettre aux ordres du gouvernement nouveau : vous alliez, sur ses instances, reprendre le commandement de l’escadre que vous veniez de quitter il y avait quelques mois à peine. Vous n’aviez pas, il est vrai, à combattre dans la Méditerranée ; votre mission n’était pas moins sérieuse et même délicate. Vos vaisseaux servaient à contenir des turbulences qui menaçaient la paix si ce n’est la sûreté des Alpes-Maritimes, et vous soulagiez grandement le nouveau préfet de Nice en mettant à sa disposition quelques détachements de vos marins qui avaient promptement raison des agitateurs. Vous vous étiez donné une autre mission toute patriotique : celle de maintenir l’esprit de dévouement et de discipline dans votre escadre pour la rendre intacte à la France après l’effroyable crise qu’on traversait. Vous avez réussi : c’était un dernier service dû à votre vigilance.

Assurément, Monsieur, l’heure du repos n’était pas venue, elle n’est jamais venue pour vous, pour votre vive et forte nature trempée dans toutes les épreuves de l’action. Le privilège de vos commandements vous a fait maintenir dans le cadre d’activité, et, s’il le fallait, vous seriez tout prêt encore à faire campagne. Vous vous êtes décidé pourtant à ce que j’appellerai une retraite relative. Est-ce bien une retraite ? C’est à peine le repos d’un instant. Jamais votre esprit n’a été plus actif et ne s’est plus vivement intéressé aux affaires de votre état, à l’histoire de votre grand art militaire et naval. Depuis quelques années, depuis que vous êtes censé vous reposer, vous avez donné à la Revue de Deux Mondes, votre complice depuis votre jeunesse, une série d’études d’un ordre inattendu. Vous nous avez raconté les campagnes d’Alexandre, vous avez déroulé devant nos yeux tous ces épisodes si vivants, si animés, d’une vaste histoire : le Drame macédonien, l’Asie sans maître, l’Héritage de Darius, la Conquête de l’Inde, le Démembrement de l’Empire. Vous nous retracez la bataille de Lépante, même la bataille de Salamine, comme vous nous aviez retracé déjà la bataille de Navarin : on dirait que vous y étiez ! Vous avez pénétré les secrets de la marine des Ptolémées et de la marine des Romains, de l’Armada de Philippe II et de la puissance navale de Venise. Vous parlez de ces choses anciennes en savant homme : je crois bien que, dans le fond, vous ne songez qu’au présent en même temps qu’à l’avenir, et les brûlots d’autrefois vous font penser aux torpilleurs. Étudier l’histoire pour vous, c’est lui demander la lumière pour aller toujours en avant, et ce serait bien peu vous connaître que de vous croire disposé à tourner le dos à votre temps et à renier les nouveautés dues au génie d’un siècle en travail.

Il n’est pas au contraire d’esprit plus ouvert aux idées nouvelles, plus libre que le vôtre. Vous ne craignez pas les progrès, vous les avez toujours recherchés, appelés de vos vœux et encouragés de vos sympathies. Ce n’est peut-être pas sans regret, sans une sorte d’attendrissement que vous avez vu disparaître la marine de votre jeunesse, la marine à voiles, et que vous avez dit à votre tour le mot fatidique : « Nos vieux vaisseaux s’en vont ! » Vous ne vous êtes pas moins associé de toute votre intelligence au travail rénovateur de notre temps. Vous avez été un des premiers à pressentir le rôle qu’allait prendre la vapeur dans la marine. Dès 1855 vous présidiez, devant Kinburn, à l’essai des premières batteries flottantes qui venaient d’arriver dans la mer Noire, qui n’étaient que l’ébauche encore informe de la marine cuirassée, et le premier des cuirassés de haute mer, la Normandie, c’est vous qui l’avez conduit au delà de l’Atlantique. Vous avez assisté à la naissance de cette marine nouvelle, à cette prodigieuse révolution dans la guerre navale. Vous vous intéressez à tous les détails de cette grande œuvre ; mais quels que soient les moteurs imaginés par la science, quelles que soient les formes et la puissance des constructions navales, il y a une chose que vous mettez encore au-dessus de tout, c’est la force des institutions militaires, c’est l’énergie morale de ceux qui auront à faire l’emploi des moyens nouveaux. Que les murs du navire changent, que les cœurs soient toujours d’airain pour les défendre : le reste viendra par surcroît.

Un jour, depuis nos désastres, vous avez laissé tomber de votre plume ces belles et patriotiques paroles : « L’éclipse que nous subissons sera plus ou moins longue, la France est destinée à sortir de cette ombre, et nos enfants auront peine à comprendre nos découragements. Au milieu des amertumes dont nos cœurs débordent, c’est sur l’avenir que je veux fixer les yeux. Cet avenir, nous ne le verrons pas ; mais vous pour qui le ciel, dans ses mystérieux desseins, le prépare, prenez garde qu’il ne vous surprenne. N’imitez pas les vierges folles de l’Évangile, dont les lampes n’avaient plus d’huile quand l’époux arriva : veillez, car qui sait le moment où l’on viendra vous dire : L’heure est proche ! Veillez et conservez soigneusement vos grandes institutions. La marine de demain n’aura rien à envier à la marine d’aujourd’hui. » Vous parlez avec l’émotion du patriote, avec la fermeté prévoyante de l’homme d’expérience. Vous avertissez, vous ne découragez pas. Vous nous faites croire qu’avec de la bonne volonté rien n’est perdu, que la sève des grands hommes de mer n’est point tarie. Nous l’avons cru lorsqu’il y a quelques années à peine nous avons vu passer, à l’horizon lointain, — pour disparaître trop tôt, — la figure virile d’un Courbet, de ce vaillant marin qui a rajeuni le prestige de nos armes dans l’extrême Orient et a fait connaître à la France les premiers sourires d’une gloire renaissante.

Vous avez raison, Monsieur, d’avoir de la confiance. Vous nous dites même dans un de vos livres qu’on vous a quelquefois accusé d’être optimiste, qu’on a un peu raillé ce qu’on nommait vos « robustes espérances ». Ne vous en défendez pas, ces espérances sont votre honneur ; nous ne demandons pas mieux que de les partager. Non, la France n’est pas près de s’éclipser, tant qu’elle retrouve au moment voulu des chefs comme Courbet pour faire tressaillir son vieux cœur, tant qu’elle garde des hommes comme vous qui allient les dons de l’esprit à la dignité d’une carrière bien remplie. L’Académie, qui n’est étrangère à aucun des sentiments de la France, est heureuse pour sa part d’honorer votre grand corps dans un serviteur du pays tel que vous.