Discours sur les prix de vertu 1885

Le 26 novembre 1885

Maxime DU CAMP

DISCOURS

DE

M. MAXIME DU CAMP

DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

26 novembre 1885.

 

MESSIEURS,

Le Livre d’or de la bienfaisance confié à la garde de l’Académie française doit inscrire aujourd’hui un nom de plus à côté de ceux de Montyon, de la duchesse d’Otrante, de Marie Lasne, de Souriau, de Gémond et de la personne charitable qui a voulu rester ignorée des gens de bien dont elle récompense les belles actions. Mlle Camille Favre a légué à notre Compagnie une somme importante dont le revenu divisé en prix de cinq cents francs est exclusivement destiné à encourager le dévouement à la famille. Par cette disposition, à laquelle l’Académie s’est associée avec gratitude, la donatrice a voulu sans doute ramener au foyer ceux qui s’en écartent et faire comprendre aux irréguliers, aux réfractaires que la meilleure aventure de la vie se rencontre encore dans l’union de la famille cimentée et, pour ainsi dire, sanctifiée par le travail.

Mlle Camille Favre était de ces personnes dont Montesquieu a dit : « J’ai vu des gens chez qui la vertu était si naturelle qu’elle ne se faisait même pas sentir, ils s’attachaient à leur devoir sans s’y plier et s’y portaient comme par instinct[1]. » Elle poussait la modestie jusqu’à l’humilité ; à la voir vêtue de laine noire, les yeux baissés vers la terre comme pour chercher à y découvrir les misères d’en bas, on n’eût point deviné une femme riche et souvent généreuse jusqu’à la prodigalité. Économe et sévère pour elle-même, afin d’être plus adjuvante aux autres, elle avait ce que les Arabes appellent une main d’or, la main qui donne avec intelligence, la main qui panse les plaies, essuie les larmes et relève ceux qui s’affaissent. Un soir, elle entra dans une de ces maisons où les femmes trouvent une hospitalité prévoyante sous les auspices de cette admirable Société philanthropique dont les rapports annuels sont signés du nom de d’Haussonville qui est resté cher à l’Académie française. Mlle Favre regarda, admira sans mot dire et s’éloigna en laissant une très modeste offrande. Quelques jours après, elle revint et, de son cabas de paille qui parfois faisait sourire, elle tira une liasse de papiers ; c’était cent vingt mille francs qu’elle apportait à l’œuvre qui prend pitié de la misère des femmes. Cet acte de munificence permit d’ouvrir une nouvelle maison dans la rue de Crimée ; à côté du dortoir de l’hospitalité, on installa un dispensaire pour les enfants malades ; au-dessus de la porte d’entrée on peut lire le nom de Camille Favre : ce n’est que justice. Avant d’être appelée à une autre vie, et du consentement de M. Adolphe Favre, son frère et son héritier, elle disposa de sa fortune en faveur de l’Académie française ; aujourd’hui, mis pour la première fois en possession du legs qui nous a été attribué, nous pouvons décerner les récompenses dont elle nous a confié le soin.

Sur cette fondation, qui n’acquerra toute son ampleur que l’année prochaine, l’Académie a réservé quatorze médailles de cinq cents francs chacune à quatorze personnes signalées par des actes de vertu relatifs à la famille. Ne vous figurez pas, Messieurs, que la force physique qui permet les efforts renouvelés soit indispensable au dévouement ; les défaillances de la matière n’affaiblissent point l’énergie morale et souvent ce sont les êtres les plus débiles qui acceptent les taches les plus lourdes. Dans le département de l’Orne, à Vimoutiers, vit ou plutôt subsiste Marie-Eugénie Coisel, âgée de cinquante-quatre ans, que les habitants de sa ville natale connaissent sous le surnom de la petite Madeleine. Ce fut une enfant active qui promettait une jeune fille vigoureuse, une femme apte aux travaux des champs et de la maison. La physiologie qui est impitoyable en décida autrement. Vers la fin de sa treizième année, Eugénie Coisel cessa de se mouvoir ; frappée d’atrophie aux membres inférieurs, elle devint grabataire ; depuis plus de quarante ans, elle n’a point quitté son lit. Tout le jour, elle brode ; tâche délicate, maigre rémunération ; elle en vécut cependant et elle en fit vivre sa mère infirme qu’elle garda près d’elle et qu’elle a nourrie en travaillant sans relâche. La mère mourut ; Eugénie Coisel appela une tante octogénaire, pauvre, malade, lui donna la place maternelle et broda, avec plus d’énergie que jamais afin de subvenir aux exigences de deux infirmités. À force de privations et d’économie, on était parvenu, en entassant les centimes sur les centimes, à épargner deux mille francs qui représentaient des millions de points d’aiguille et promettaient quelque repos pour les derniers jours de la vieillesse. On avait toute confiance dans un homme d’affaires du pays, on déposa entre ses mains le pauvre pécule si péniblement amassé ; le petit trésor disparut avec l’homme qui prit la fuite. La main de la brodeuse ne s’est point arrêtée, mais elle est moins agile, car la vue s’affaiblit sous la fatigue d’un travail sans merci. La médaille de cinq cents francs envoyée par l’Académie à la petite Madeleine raffermira le courage de son grand cœur.

Marie Sémon, actuellement âgée de soixante-deux ans, n’est point paralysée ; au contraire ; elle a, comme l’on dit, bon pied, bon œil, et son activité est toute de bienfaisance. Elle habite le hameau de Pival, dans la commune de Dinard-Saint-Enogat, près de ces jolies plages que les artistes n’ignoraient pas et que les baigneurs commencent à connaître. Marie Sémon ne s’est point mariée ; elle avait quatorze ans lorsqu’elle perdit sa mère, qui lui laissait trois petits enfants à élever ; elle accepta le legs, renonça à l’école qu’elle aimait, aux jeux de son âge qui la sollicitaient, et se consacra à l’éducation des orphelins dont elle a fait trois hommes honnêtes. Ce n’était point assez pour elle que tant de labeur qui se prolongeait au détriment du repos des nuits ; elle recueillit son père tombé en enfance et plus exigeant parfois qu’il n’aurait convenu. Pendant de longues années, elle fut au devoir, à la peine, à l’abnégation ; aujourd’hui, Messieurs, vous la mettez à l’honneur et je sais qu’elle en est surprise. La délicatesse de l’âme de cette pauvre paysanne bretonne est extraordinaire. Tout ce qu’elle a fait lui semble simple. L’élévation des sentiments, qui est la vertu même et qu’elle possède à un degré rare, ne lui coûte aucun effort ; de même qu’elle a adopté ses trois frères, de même qu’elle passait des nuits entières à raconter, à inventer des histoires pour calmer son père agité, presque furieux ; de même elle va aujourd’hui, au-devant des malheureux, elle les recherche, elle les console et s’ingénie à faire du bien autour d’elle. Un jour qu’on la louait de sa bonté, elle répondit : « Je n’y ai point de mérite ; la bonté est un don naturel. » Soit ; mais c’est la culture qui, du sauvageon, fait un arbre fruitier. Marie Sémon est de celles qui pourraient dire, comme Ampère : « Je posséderais tout ce que l’on peut désirer pour être heureux, il  me manquerait tout : — le bonheur d’autrui[2] »

Marie Sémon, j’en suis convaincu, aurait préféré une récompense honorifique à toute autre ; l’Académie n’a pas qualité pour en distribuer, aussi est-elle contrainte de donner un prix d’une valeur déterminée à Rose Toutain, qui eût voulu ne recevoir que la médaille en bronze, commémorative de ses belles actions. Elle est née en 1816 ; vers sa vingt-deuxième année, elle entra au service d’une famille qui habite le Havre ; à l’éloge des maîtres et de la servante, le contrat n’a pas été rompu, rien n’y a porté atteinte depuis quarante-sept ans. Je reconnais que de tels serviteurs sont la ruine des bureaux de placement, mais ils n’en sont que plus dignes de notre intérêt. Tant de fidélité ne nous eût point autorisés à décerner un prix Camille Favre à Rose Toutain, si cette noble fille n’avait fait acte de protection et de maternité envers ses parents. De ses deniers épargnés sur ses gages, elle paye, dans une maison de retraite, la pension de ses deux sœurs incurables ; le génie du sacrifice qui est en elle n’était pas encore satisfait ; une de ses nièces devient veuve et reste chargée de neuf enfants : Rose Toutain s’en empare et ne recule devant aucune privation pour les arracher à la misère qui les menace et qui, grâce à elle, ne les atteindra pas. Les maîtres de Rose Toutain peuvent être fiers d’avoir pour servante, d’avoir pour amie, une femme dont l’existence n’aura été qu’un acte de dévouement.

L’Académie décerne également un prix Camille Favre à Marie Pontié, de Vallègue (Haute-Garonne), qui, à l’aide d’un salaire quotidien de un franc, recueille son père et pourvoit aux besoins de sa mère infirme ; — à Louis- Alexandre Aubin, manouvrier à Lieuvillers (Oise), qui, à force d’économie, de travail, de probité, élève neuf enfants et prend à sa charge sa mère octogénaire et aveugle — à Jean-Louis Amoric, maréchal-ferrant et conseiller municipal à Nyons (Drôme), qui adopte sa sœur, trois neveux, une nièce et une cousine pauvres ; le rapport qui lui est consacré dit : « C’est le modèle de toutes les vertus civiques ; il s’est toujours oublié pour ne penser qu’aux autres. » — Il s’est aussi toujours oublié, Jean Savignat, colon métayer à Auby (Haute-Vienne), père de cinq enfants, fils dévoué, recevant chez lui son père et sa mère trop âgés pour gagner leur vie, offrant un asile à sa sœur veuve, adoptant cinq neveux, menant une vie irréprochable qui est un exemple pour tous et réussissant par son travail à faire vivre deux vieillards, deux femmes et dix enfants.

La veuve Domergue, de Paris, femme de ménage qui servir gratuitement d’anciens maîtres déchus de leur prospérité et qui, malgré sa pauvreté relative, donne une bonne éducation à ses deux enfants et adopte une petite sœur orpheline ; — Pierre Bertrand, menuisier à Saint-Savin (Gironde), qui, chargé de trois enfants, adopte et soigne deux neveux atteints de crétinisme ; — Marie-Apolline Bôle, de Chantrans (Doubs), qui paye les dettes de son père décédé, recueille sa mère âgée, élève ses deux jeunes sœurs et n’a «autres ressources que ses gages de servante, ont aussi été jugés dignes d’obtenir une médaille Camille Favre.

Nous citerons encore Ferdinand Livrons tailleur d’ardoises à Denazé (Mayenne) ; l’homme est humble, ses œuvres sont admirables. Il adopte un enfant abandonné en nourrice par des parents qui disparaissent ; l’enfant est à demi paralysé, choréique, presque aphasique et ne peut se tenir debout. Dans cet être embryonnaire un seul sentiment subsiste, une tendresse jalouse pour son père nourricier qu’il ne veut pas quitter. Ferdinand Livron ne se soustrait pas à ces exigences ; il place le petit idiot dans une brouette et le mène chaque jour jusqu’au chantier où il travaille ; là du moins il l’a sous les yeux et peut lui donner les soins que réclament ses infirmités. Ce n’est pas tout ; sa belle-sœur est délaissée par un mari ivrogne, il la recueille, elle et cinq enfants, et comme son gain quotidien ne suffit pas à ces charges multiples, il a contracté des dettes pour ne point faillir au devoir qu’il s’est imposé. — La veuve Vilatte, de Belvès (Dordogne), a été ruinée par la mort de son mari ; elle gagne environ cinquante centimes par jour à écaler des noix dont les coquilles lui servent de combustible ; elle élève sa fille, soigne son beau-père et veille sur sa belle-mère infirme ; celle-ci est tellement impotente que, laissée seule un jour, elle ne put chasser une poule qui lui déchiquetait le visage à coups de bec.

La veuve Vilatte n’est point la seule à se donner sans mesure à sa belle-mère ; cela pourra surprendre les ama­teurs de plaisanteries surannées pour qui les belles-mères sont un inépuisable sujet de médisances ; j’avoue que toutes les belles-mères que j’ai rencontrées m’ont paru charmantes, cela tient peut-être à ce que je suis célibataire. Thérèse Pélerin est une pauvre journalière à Laffitte (Lot-et-Garonne) ; elle est de santé débile et de cœur vaillant ; elle gagne quinze sous par jour, mais des prodiges d’économie qui restent inexplicables aux habitants des villes, lui permettent de pourvoir à l’entretien de son beau-père paralysé et de sa belle-mère infirme. Depuis dix ans qu’elle est devenue veuve, alors qu’elle était encore jeune et jolie, elle n’a pas eu de défaillance, et de sa pénible existence elle a su faire une expansion de tendresse pour le père et la mère de celui dont elle porte le nom.

Encore un prix à décerner et nous nous serons conformés à la volonté de Mlle Camille Favre. Adèle Berquez, demeurant à Rennes, dans le département du Pas-de-Calais, s’est mariée en 1855 à un ouvrier carrier. Depuis cette époque elle s’est consacrée à sa belle-mère infirme, âgée aujourd’hui de cent trois ans ; jour et nuit elle est attentive et debout près de cette centenaire souvent difficile à contenter. Un de ses beaux-frères est dévoré par une plaie cancéreuse ; c’est elle qui le panse et qui, à force de soins, parvient souvent à calmer d’intolérables souffrances. Une de ses sœurs restée veuve avec trois enfants se désespérait de la misère qui la menaçait : Adèle Berquez accourut et se chargea des trois orphelins. Dans son village on l’admire, on la vénère, et l’Académie s’associe à ces témoignages de respect justifiés par tant de vertu.

Les médailles de la fondation Marie Lasne, représentant une valeur de trois cents francs chacune, ont été réservées : à la veuve Ogeron, qui, orpheline, a mendié pour nourrir ses petits frères et s’est faite garde-malade volontaire des indigents ; — à Euphrasie Tiphagne, qui, depuis sa quatorzième année, c’est-à-dire depuis quarante ans, s’est vouée aux soins exigés par son aïeule, sa grand’tante et sa mère ; — à Édouard Gallet, serviteur dans une maison d’enseignement des Frères de la Doctrine chrétienne, qui fut infirmier auprès des blessés pendant la guerre franco-allemande et qui s’emploie activement à soigner les malades ; — à Véronique Pierre, qui, restée orpheline, a élevé six frères et sœurs ; — à Martin Veuilles, qui a recueilli sa belle-mère abandonnée par ses enfants ; — à Claudine Giraud, qui a servi fidèlement pendant cinquante années dans la même maison et dont les gages ont été absorbés par l’éducation de quatre neveux orphelins ; — enfin à Eugénie Flament, qui depuis vingt-sept ans dirige avec zèle la crèche de Dunkerque. Dans une des pièces annexées au mémoire qui la concerne, je lis : « De cinq heures du matin à neuf heures du soir, elle est sur pied auprès des berceaux ; sa rétribution est des plus minimes, elle n’a en perspective, si elle arrive à la vieillesse, que la misère et l’hôpital ; elle n’a droit à aucune retraite. » Ceci est à l’éloge d’Eugénie Flament, mais l’on peut être surpris qu’un labeur sans relâche soit rémunéré d’une façon dérisoire et qu’une existence vouée au salut de l’enfance ne soit pas assurée de trouver le repos des vieux jours. L’Académie aime à récompenser les belles actions afin d’encourager la vertu, mais il est pénible d’avoir à réparer les erreurs et les défaillances administratives.

Le prix annuel de la fondation Laussat (trois cent cinquante francs) est accordé à Mlle Michelle Masson, qui habite Hauterive-lès-Vichy (Allier). Journalière, elle n’a d’autres ressources que le travail aux champs et la charité des voisins souvent aussi pauvres qu’elle ; seule elle prend soin de son père et de sa mère octogénaires, infirmes, incapables de se mouvoir ; elle ne s’éloigne d’eux, momentanément, que pour aller à deux kilomètres de son domicile, porter secours à sa sœur que la paralysie cloue sur un grabat. Si, comme on le dit, la vertu trouve en soi sa récompense, Michelle Masson doit se sentir heureuse.

Les prix des trois fondations anonyme, Gémond et Souriau sont de mille francs chacun ; le prix anonyme est attribué à Hélène Sauvage, de Paris, qui, entrée dans une famille en 1846, la sert sans gages depuis 1850. Elle a soigné sa maîtresse veuve, l’a aidée à faire l’éducation de plusieurs enfants et l’a entourée de sollicitude jusqu’à la dernière heure. La mort ne l’a point libérée ; elle a repoussé toute proposition avantageuse afin de rester auprès des enfants qu’elle a vus naître et dont elle élève les fils comme elle les a élevés eux-mêmes. Le prix Gémond récompensera le dévouement de Frédéric-Joseph Postel, maître-baigneur à Trouville-sur-Mer, dont on ne compte plus les actes de courage et qui excelle à sauver les pêcheurs près de périr en vue de la plage ; or, il a fort à faire, car le caractère distinctif du matelot français est de ne pas savoir nager.

Le prix Souriau a été réservé à Élise-Henriette Cailly, âgée de trente-trois ans, née à Fillièvres dans le département du Pas-de-Calais. Orpheline à l’âge de quatre ans, elle a été recueillie par ses grands-parents paternels qui ne tardèrent pas à tomber en misère. Dès sa douzième année elle travaille pour besoins de ceux qui l’ont adoptée. Elle n’a qu’un rêve, être admise dans un couvent et y vivre de la vie contemplative : on lui offre son trousseau et sa dot d’entrée ; elle a alors dix-sept ans : elle refuse, car elle ne peut se résoudre quitter ceux qu’elle assiste. Son père s’est remarié et reste bientôt veuf avec trois enfants. C’est Élise Cailly qui veille sur eux pendant qu’elle soigne son aïeul atteint d’un cancer à la lèvre. Le grand-père meurt, la grand’mère le suit de près. Le père est un ivrogne brutal et dépensier ; à son tour il est enlevé par une affection cancéreuse et laisse pour tout héritage des dettes que la pauvre fille s’engage à payer et qu’elle paie quoiqu’il n’y ait aucun crédit commercial à sauvegarder. Le travail l’a épuisée ; elle s’est trop surmenée au devoir ; des crises nerveuses lui rappellent aujourd’hui qu’elle a dépassé la mesure des forces humaines. C’est une victime de la piété filiale ; nous espérons que la récompense dont elle est digne allégera les charges sous lesquelles elle est près de succomber.

La fondation Montyon, notre fondation mère, celle qui semble avoir donné naissance à toutes les autres, nous permet de distribuer, cette année, seize récompenses graduées selon les actes qui nous ont été signalés. Dix prix de mille francs, trois prix de quinze cents francs, deux prix de deux mille francs, un prix de trois mille francs rappelleront aux âmes vertueuses, que du fond de sa tombe, M. de Montyon continue à les encourager au bien.

Marie-Caroline Carret, de Meximieux (Ain), actuellement âgée de soixante-cinq ans, exerçait un petit commerce de modes dont le bénéfice annuel n’a jamais dépassé quatre cents francs ; c’est avec de si faibles ressources qu’elle a successivement adoptées cinq orphelines, qu’elle les a élevées, a dirigé leur apprentissage et les a mariées. L’une d’elles n’a répondu à tant de bonté que par des procédés détestables. Dans le champ de la bienfaisance, la moisson est souvent faite d’ingratitude ; qu’importe ! le sursum corda est personnel ; c’est par respect pour soi-même que l’on s’est dévoué, et aux âmes fortes cela suffit. Les lâchetés d’un mauvais cœur n’ont point découragé Marie Carret, car l’on aime les gens pour le bien qu’on leur fait, plus que pour le bien que l’on en reçoit. Son petit capital a été absorbé au profit de ses filles adoptives ; l’âge est venu et l’affaiblissement avec lui ; il a fallu abandonner le commerce de modes, les sacrifices en faveur d’une dernière orpheline n’ont point cessé, mais deviennent onéreux ; un prix de mille francs les rendra moins pénibles.

Marie-Joseph Lemoine est née en 1820 et habite Saint- Brieuc, dans les Côtes-du-Nord. Depuis quarante ans elle est au service de la même maîtresse veuve, ruinée, maladive, qui ne peut lui donner aucun gage et qu’elle nourrit du produit de son travail. Est-ce la servante qui profitera des mille francs que l’Académie lui réserve ? J’en doute et je crois que c’est la maîtresse. — Marie Poncet, de Lyon, âgée de soixante-six ans, est dans le même cas ; c’est un dévouement analogue à la veuve et aux filles de son ancien maître ; non seulement elle les sert sans rémunération, mais elle leur apporte son gain quotidien pour les aider à subsister : mille francs permettront peut-être d’attendre et d’atteindre des jours meilleurs. — Une récompense de même valeur est décernée à Marie-Pauline Roger qui, pendant treize ans. a soutenu son ancienne maitresse ruinée, paralytique, retournée vers l’enfance : elle s’en est faite gratuitement la servante, la pourvoyeuse et la garde, réussissant, à l’aide de son seul travail de couture, poursuivi jusqu’au détriment de sa santé, à subvenir non seulement aux besoins, mais aux fantaisies d’une malade impérieuse. — Des faits similaires ont engagé l’Académie à accorder un prix d’égale valeur à Amélie Roux, veuve Détalle, de Mehun-sur-Yèvre (Cher) ; — à Paul Durand, valet de ferme à Hénan-Bihen (Côtes-du-Nord), dont l’intelligence, le dévouement et les services gratuits ont sauvé une famille qui, sans lui, eût été réduite à la misère ; — à Marie Avrillon, de Beaupréau (Maine-et-Loire), qui, après avoir adopté sa famille indigente et payé les dettes de son père, sert aujourd’hui, sans gages, des maîtres octogénaires et paralytiques.

Marie Lexis, à Ozillac (Charente-Inférieure), est une fille naturelle qui, il y a soixante et un ans, a été placée chez les époux Valade par l’administration de l’hospice de Bordeaux. Nulle proposition de mariage, nulle offre de condition bien rémunérée n’a pu la décider à quitter sa mère adoptive actuellement âgée de quatre-vingt-cinq ans, Toutes les économies de Marie Lexis, tout le gain de son travail de journalière ont été consacrés au soulagement, à l’entretien de la veuve Valade, et encore ne pourrait-elle accomplir la triche devant laquelle elle n’a jamais reculé, si le bureau de bienfaisance ne lui donnait de temps en temps un pain qui n’est que trop nécessaire. Ici l’acte de dévouement se complète d’un acte de reconnaissance ; ce sont là des sentiments que l’on ne saurait trop glorifier et nous sommes heureux de pouvoir offrir un prix de mille francs à cette enfant trouvée dont la vertu pourrait être proposée en exemple à plus d’un enfant légitime.

Étienne Cuny, âgé de cinquante-cinq ans, est facteur rural à Grandrieu, dans le département de la Lozère ; avant l’ouverture de la route départementale n° 88, il avait, chaque jour, quarante-cinq ou cinquante kilomètres à parcourir dans un pays de montagnes, coupé de gorges étroites, couvert de neige en hiver, pays propice aux chèvres et dur aux piétons ; de sept heures du matin à dix heures du soir, il fallait marcher, afin de gagner consciencieusement les huit cent cinquante francs dont l’État rémunère de tels services. Cuny a été soldat, il est resté six ans sous les drapeaux, sans jamais encourir une seule punition ; il s’est marié, il a six enfants qu’il élève dans d’irréprochables principes. « C’est un héros du devoir », dit le rapport qui nous a fait connaître ses belles actions. Lors des inondations qui ont ravagé la contrée en 1866, il constate, au cours de sa tournée de facteur, qu’une trombe d’eau va s’abattre sur le bassin de Grandrieu ; il prend sa course, arrive à temps pour donner l’alarme aux riverains, annonce la crue menaçante et permet ainsi d’éviter d’incalculables malheurs. Pendant l’hiver de 1870, il ramasse un homme égaré, engourdi dans la neige, le charge sur ses épaules et le rappelle à la vie. Il arrête les chevaux emportés, neutralise les violences d’un fou furieux devant lequel tout le monde fuyait, se jette à l’eau pour sauver des enfants à demi novés. À ce vieux soldat, plein d’héroïsme et d’abnégation, à l’un de ces humbles serviteurs qui sont l’honneur de la France, l’Académie n’a pas hésité à décerner un prix de mille francs.

C’est également avec plaisir et en quelque sorte, avec gratitude qu’elle accorde un prix de quinze cents francs à Marie-Françoise Farcy, de Percy, dans le département de la Manche, que ses quatre-vingt-cinq ans ne semblent rendre que plus alerte au bien. Elle était l’aînée des enfants pauvres ; à l’âge de seize ans elle devint institutrice et elle recueillit, éleva et instruisit successivement ses neuf frères et sœurs. Depuis lors elle a rempli ses devoirs avec une ponctualité exemplaire, et dès que sa classe était terminée, elle se mettait en course, visitait les malades, réconfortait les infirmes et le plus souvent se contentait d’un morceau de pain sec pour dîner, afin de porter quelque nourriture substantielle aux convalescents indigents. Elle s’attacha particulièrement aux incurables et, dans son école, se consacra de préférence aux enfants contrefaits. Depuis qu’elle a pris sa retraite, elle n’a pas ménagé ses peines ; encore vigoureuse, malgré son grand âge, elle ne recule point devant la fatigue des voyages, afin de pourvoir au placement des enfants abandonnés.

L’amour du bien dévore aussi Manette Gury, de Beaupréau. Elle a soixante-douze ans et ne s’est jamais mariée pour n’être point détournée des malheureux qu’elle recherche et qu’elle aime. Sa vocation de bienfaisance ne date pas d’hier et dès l’âge de dix-sept ans, elle devient la garde et le soutien de sa mère. Tout son avoir consistait en un capital de 7,000 francs, maigre fortune dont elle a su tirer un trésor de charité. Elle adopte d’abord trois orphelins et les fait instruire de telle sorte que deux d’entre eux sont ordonnés prêtres. Dans son voisinage vivait un journalier qui gagnait un franc cinquante centimes par jour et qui avait quatre enfants. Manette Gury prend les quatre enfants à sa charge, les conduit jusqu’à la fin de leur apprentissage et en fait de bons ouvriers. Nulle délicatesse de sentiments ne lui est étrangère ; elle a contracté, sous son nom, des emprunts qui ont aidé secrètement des négociants à relever leur crédit ébranlé ; elle va au bureau de bienfaisance solliciter des pains qu’on ne lui refuse pas, car on sait qu’elle les porte à des pauvres un peu timides, qui veulent bien recevoir, mais ne veulent pas demander. Elle est en outre garde-malade volontaire des indigents : elle s’est ruinée en bonnes œuvres et n’a plus, pour vivre, que le produit d’un petit commerce d’épicerie dont le bénéfice est employé en charité. Le prix de quinze cents francs que l’Académie lui décerne ne sera point perdu pour ceux qui souffrent autour d’elle.

Vous souvient-il, Messieurs, de la boutade de Métastase ? « La fidélité des amants est comme le phénix ; qu’il existe, chacun l’affirme ; où est-il ? nul ne le sait ![3] » Eh bien ! je crois qu’aujourd’hui l’Académie a reçu quelques éclaircissements à cet égard. Jeanne Depresle, âgée de quarante ans, est née au village de Verneuil, dans le département de l’Allier ; vers 1864, elle fut recherchée en mariage par Claude Pagnon, fils unique de deux vieillards dont toute la fortune consistait en un petit bien qu’ils faisaient valoir. Claude fut pris par la conscription et partit après avoir échangé avec Jeanne le serment de se rester fidèles et de s’attendre. En 1868, Claude mourait à Philippeville, Qu’il s’endorme à jamais sur un lit d’hôpital, qu’il soit tué à l’ennemi, le soldat qui meurt au service a donné sa vie à la France. Dès que la funèbre nouvelle parvint à Verneuil, Jeanne Depresle courut chez les vieillards qui pleuraient leur fils : « Puisque je devais l’épouser, aujourd’hui je suis sa veuve ; c’est pourquoi je suis votre fille et je ne vous quitterai plus. » Renversant les rôles, elle adopta le père et la mère de son fiancé. Depuis dix-huit ans, malgré bien des sollicitations, rien ne l’a détournée de sa tâche filiale. Elle reste pieusement attachée à un souvenir et elle a réellement remplacé celui qui n’est plus. Maniant le hoyau, conduisant la charrue, elle cultive le lopin de terre où « les vieux » trouvent leur subsistance et elle les a préservés de la misère. Le père Pagnon est mort il y a dix-huit mois ; sa veuve affaiblie, en proie à un lupus vorax qui lui ronge la face, n’a d’autre soutien, d’autre garde-malade que Jeanne Depresle. Parfois la pauvre vieille s’inquiète et pleure : « Que deviendrais-je si tu t’en allais ? » — Jeanne répond : « Ce n’est pas à craindre, puisque j’étais la promise de Claude ! » Au cours de l’année. Jeanne fait, chez les voisins, trente ou quarante journées de lessive, et gagne ainsi une quarantaine de francs qui suffisent à son entretien. Les attestations sont unanimes à certifier sa moralité. En décernant un prix de quinze cents francs à Jeanne Depresle, l’Académie récompense tant d’abnégation et peut-être a-t-elle voulu couronner — c’est le mot consacré — a-t-elle voulu couronner le phénix de Métastase.

Un des lauréats de l’Académie française, M. Anatole France a dit : « Ce qui importe dans le sacrifice, c’est le sacrifice même ; si l’objet pour lequel on se dévoue est une illusion, le dévouement n’en est pas moins une réalité[4]. » Cette phrase m’est revenue au souvenir en lisant le mémoire relatif à Marie Robert, de La Roche-Chalais (Dordogne), où elle est connue sous le nom de Mlle Amanda. Célibataire, elle répand autour d’elle les tendresses maternelles dont son cœur débordait. Elle débute dans la vie par soigner, pendant vingt ans, son père, frappé de paralysie générale ; puis elle adopte une nièce au berceau, l’élève et la marie ; en outre, elle attire chez elle son frère, atteint de variole pourprée, et le retient lorsqu’à la suite de cette maladie, il devient infirme. A-t-elle donc de la fortune ou seulement quelque aisance ? non pas ; elle est repasseuse et pendant les jours de foire ou de marché elle s’emploie comme demoiselle de vente. Petits métiers dont les petits gains ne ralentissent pas l’ardeur de compassion qui l’anime. Elle est ingénieuse à découvrir ce qu’il y a de plus horrible et de plus incurable. Successivement, elle recueille, nourrit et soigne gratuitement un paralytique de soixante-dix ans, une ancienne servante infirme et septuagénaire, une folle, un épileptique, un homme de trente ans alcoolique, idiot, goitreux, scrofuleux et dartreux., une femme aveugle et son fils. Elle ensevelit les pauvres après les avoir secourus clans leur dernière maladie. À cette héroïne du bien, entrée aujourd’hui dans sa soixante-quinzième année, l’Académie décerne un prix de deux mille francs.

Un prix de valeur égale a été mérité par Jean-Louis-Thomas Fabien, d’Auderville, un dompteur de tempêtes, qui est patron du canot de sauvetage du port de Goury, dans le département de la Manche. Ses soixante-trois ans ne l’empêchent pas d’être sans cesse à la mer et au péril, dans ces parages dangereux entre tous, par le travers de l’île d’Aurigny et des Casquets, sur le raz Blanchard, plus redoutable encore que le raz de Sein, que nul n’a franchi sans peur ou malheur », au long de ces côtes de la presqu’île du Cotentin où l’on a multiplié, trop souvent en vain, les balises et les phares. Fabien a été matelot sur la flotte française ; il fut un des héroïques marins de la guerre de Crimée. Lorsqu’au mois de février 1870, on installa un canot de sauvetage au port de Goury, il en fut acclamé patron à l’unanimité. De ce jour commença pour Fabien une vie de lutte et de dévouement ; il sauve les navires en détresse, il trompe l’espoir de la Mort en lui enlevant les naufragés qu’elle a déjà saisis, il se bat contre les ouragans et s’en rend maître. Un document officiel constate qu’en 1876, il a déjà ramené à terre cinquante et une personnes que les flots allaient engloutir. Depuis cette époque, depuis neuf ans, ce chiffre a plus que doublé ; vingt-cinq navires en perdition lui doivent de n’avoir pas sombré. Les médailles d’argent, les médailles d’or, la croix de la Légion d’honneur ont récompensé ce courage insatiable de fortes actions. Aujourd’hui, les concitoyens de Jean-Louis Fabien nous demandent, comme une consécration suprême, d’inscrire son nom dans les annales de la vertu ; l’Académie ne peut que les remercier de lui avoir signalé ce héros dont le souvenir vivra longtemps sur les rivages que protège son intrépidité.

Au mois de juin dernier, j’ai lu, dans les journaux, que le grand prix qui se dispute sur le terrain des courses de Longchamps avait rapporté 138,000 francs au propriétaire du cheval vainqueur. Nous ne pouvons, Messieurs, récompenser la vertu avec une telle munificence et notre grand prix ne s’élève qu’à la somme de trois mille francs ; on doit en sourire dans le monde des jockeys, mais il n’en sera pas moins reçu avec gratitude par Mlle Louise-Augustine Roussel, qui se nomme la sœur Alexis depuis qu’elle a revêtu la robe blanche des Dames de la Présentation de Tours. J’ai vu autrefois ces religieuses à l’œuvre au dépôt de mendicité que la préfecture de la Seine entretient à Villers-Cotterêts ; elles étaient admirables avec les vieux indigents et les vieilles indigentes qui avaient traîné à travers tous les hasards de l’existence ; elles les consolaient de vivre et les aidaient à mourir. On les chercherait vainement aujourd’hui dans l’ancien château des Valois, elles n’y sont plus. La sœur Alexis est arrivée en 1875, à Amboise, seule et dénuée. Elle y a fondé un asile pour les vieillards et un orphelinat pour les jeunes filles pauvres. Elle n’a aucune ressource personnelle, et je ne sais même pas si le chapelet qu’elle égrène en priant lui appartient. Elle mendie : « Pour les pauvres vieux, pour les orphelines, s’il vous plaît ! » Elle accepte les offrandes en argent et les offrandes en nature ; elle tire parti de tout pour abriter, vêtir, alimenter les vieillards, pour donner une éducation sérieuse aux jeunes filles qu’elle défend contre le vice, contre la misère et auxquelles elle parvient parfois à composer un trousseau, voire même à remettre une petite dot, lorsqu’elles sont en âge de se marier. Quarante vieillards et une cinquantaine de jeunes filles vivent actuellement sous sa direction maternelle. En 1845, l’Académie a décerné un prix de trois mille francs à Jeanne Jugan, qui fut la première quêteuse des Petites Sœurs des Pauvres, sous l’impulsion de l’abbé Le Pailleur. Aujourd’hui elle ne veut pas moins faire pour la sœur Alexis et il lui plaît, en récompensant la vertu, de s’associer à une œuvre qui trouve sa force d’expansion dans les sentiments les plus élevés de la morale appuyés sur la foi.

C’est ici, Messieurs, que je devrais m’arrêter, car notre budget est épuisé ; mais lorsque les gouvernements se trouvent en présence de circonstances exceptionnelles, ils excellent à faire voter un budget extraordinaire. L’Académie française a imité les gouvernements et, quoique le concours de vertu pour 1885, fût clos depuis le 1er janvier, elle n’a pas hésité à décerner un prix à l’auteur d’un acte de vaillance dont tous les cœurs ont été émus. Par suite d’un hasard qu’il est doux de croire présidentiel, notre budget extraordinaire nous est parvenu au moment opportun. Un généreux anonyme, voulant honorer la mémoire de son père qu’il chérissait et que la mort lui a récemment enlevé, nous a envoyé une somme de mille francs à l’heure même où nous apprenions les faits qui ont sollicité l’attention du monde savant et soulevé l’admiration publique.

Il s’agit d’un héros de quinze ans. Jean-Baptiste Jupille, de Villers-Farlay (Jura), est berger. Pendant qu’il gardait son troupeau, des enfants qui jouaient auprès de lui ont été attaqués par un chien enragé. Il se jeta devant eux pour les protéger ; à coups de fouet il voulut chasser l’animal furieux qui se précipita sur lui, le poil hérissé, la bave à la gueule, et lui saisit la main gauche qu’il déchira sous ses crocs. Sanglant et lacéré, le brave garçon n’eut même pas la pensée de fuir ; il fit face à la bête féroce que la rage semblait rendre invincible, et lutta contre elle. De la main droite il ouvrit la gueule écumante, en dégagea sa main gauche, reçut encore plusieurs morsures, et, avec cette rapidité de décision que donne le sang-froid du vrai courage, il lia le museau du chien à l’aide de la lanière de son fouet ; puis il l’assomma à coups de sabot. Le chien était de forte taille et le sabot aussi. Le chien était mort, les enfants étaient sauvés, mais Jupille était couvert de morsures.

II n’était pas seulement blessé, il était empoisonné par le virus rabique et destiné à expirer dans d’horribles souffrances. On l’amena à Paris ; vous savez, Messieurs, à quelle science il fut confié et vous connaissez le résultat du traitement sans précédent qui a triomphé d’un mal jusqu’alors incurable. Nous constatons avec orgueil que celui qui a fait ce miracle et bien d’autres, qui est le maître du génie expérimental de notre temps et dont les découvertes, toujours désintéressées, profitent à l’univers entier, appartient à l’Académie française.

Que puis-je ajouter au récit que vous venez d’entendre ? Devant de tels exemples, tout commentaire est inutile ; car le meilleur moyen de célébrer la vertu et de la faire aimer est de la montrer à l’œuvre clans sa simplicité et dans son renoncement.

Notre vieux dicton n’a point menti : « Pauvreté n’est pas vice » ; il suffit de parcourir les dossiers qui nous sont adressés pour s’en convaincre. Toutes les personnes que l’Académie a récompensées végètent dans la gêne, sinon dans la misère. Est-ce à dire, pour cela, que la vertu est la compagne naturelle de l’indigence et que la phraséologie du XVIIIe siècle avait raison de prétendre que si elle se plaît sous le chaume, elle fuit les lambris dorés ? non pas ; nous sommes limités par la volonté des testateurs qui fondent des prix « en faveur d’un Français pauvre » : c’est le texte même de M. de Montyon. Cela est fort heureux, car nul trésor ne suffirait à récompenser les actes de vertu, de compassion, de dévouement dont les gens du monde nous donnent incessamment l’exemple. J’en puis parler ; entraîné par certaines études, je les ai surpris dans leur labeur de bienfaisance, et j’ai été ému plus que je ne saurais le dire. Au seuil d’infirmeries si redoutables que j’hésitais à le franchir, j’ai vu défiler devant moi des femmes des plus vieilles lignées, des femmes de toute grâce, de toute beauté, de toute richesse ; près des enfants scrofuleux et déformés, à côté du lit des hospitalités transitoires, j’ai rencontré des hommes dont le nom héroïque a retenti au siège d’Ascalon et sur les bords de la mer Morte, dans le temps des croisades. Si l’on créait un ordre du mérite charitable, comme il en est un pour le mérite agricole, bien des malheureux le recevraient, on n’en peut douter ; mais je sais des duchesses qui devraient le porter en sautoir à côté de leurs diamants historiques.

Cela prouve, Messieurs, qu’il n’est que loyal de dire, pour terminer et pour conclure, que si les pauvres vertueux sont nombreux en France, le mauvais riche n’y existe pas.

 

[1] Lettres persanes ; Rica à *** ; Lettre L.

[2] André-Marie Ampère et J.-J. Ampère ; tome Ier, p. 79. (Extrait du Journal de Brédin ; 9 mai 1811.)

[3] E …
La fede degli amanti
Corne l’araba fenice :
Che sia ? ciascun lo dice ;
Dove sia ? nessun lo sa.

[4] Le Livre de mon ami, p. 124.