Discours prononcé lors de la cérémonie des Grands Prix des Fondations

Le 18 juin 2025

Daniel RONDEAU

Discours

prononcé par

M. Daniel RONDEAU

lors de la cérémonie de remise des Grands Prix des Fondations
de l'Institut de France

le mercredi 18 juin 2025

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La Fondation Simone et Cino Del Duca, qui célèbre cette année son cinquantième anniversaire, a décidé d’attribuer son prix mondial de littérature à l’écrivain franco-algérien d’expression française Boualem Sansal. Il y a des jours où l’évidence s’impose. Ce prix lui a été décerné à la quasi-unanimité des membres du jury présidé par notre Perpétuel, Amin Maalouf. Je rappelle que le prix mondial Cino Del Duca récompense une œuvre scientifique ou littéraire qui porte un message d’humanisme moderne. Il a notamment été décerné à Sakharov, Germaine Tillion, Yachar Kemal, Jorge Amado, Mario Vargas LLosa, Duong Thu Huong ou encore Milan Kundera.

Boualem Sansal est entré avec éclat dans notre paysage littéraire en 1999 avec un roman, Le Serment des barbares, tableau sombre de l’Algérie dévorée de l’intérieur par les forces de l’islamisme et de la corruption. Quand il publie ce premier livre, Boualem Sansal est âgé de cinquante ans. La littérature avait été pour lui jusqu’alors une passion de lecteur. Ingénieur, économiste, chef d’entreprise, haut fonctionnaire, il passe de l’autre côté du miroir et commence à écrire pour dire non au terrorisme du Front islamiste du salut, qui répand la mort et le mensonge et a plongé l’Algérie dans la double tragédie d’une guerre civile. Les premiers pas d’un écrivain ont souvent une valeur prophétique. L’écrivain Boualem Sansal a rejoint le cercle de ceux qui écrivent pour décrire la réalité quand elle devient un foyer de violence, de mensonge et de corruption.

C’est un écrivain algérien de talent, Rachid Mimouni, qui avait encouragé Sansal à se jeter dans l’aventure de l’écriture. Mimouni était alors l’homme du destin dressé contre le destin infligé à son peuple. J’avais partagé à Genève en 1994 avec Mimouni le prix Liberté littéraire. Il m’avait confié qu’il n’arrivait plus ni à vivre ni à écrire dans son pays natal. C’était un homme du peuple, à l’écoute du peuple. Chacun de ses livres était un pavé jeté dans la vitrine de la haine et des fanatiques. Ses ouvrages interdits par le pouvoir, sa personne en butte à d’inquiétantes menaces, il m’avait dit fuir le mauvais sort qui frappait son pays et vouloir partir pour Tanger chercher un peu de repos pour lui et sa famille. Mimouni est mort de maladie et d’épuisement en 1995. La mort n’a pas été un repos pour Mimouni. Jules Roy et Rachid Boudjedra ont rapporté que des islamistes avaient profané sa sépulture.

Boualem Sansal, encouragé par le succès de son premier roman, décide qu’il continuera à écrire et à tenter de faire connaitre la vérité de son pays, devant tous et contre tous. Il publie Dis-moi le paradis en 2003, puis confirme sa présence essentielle avec Le Village de l’Allemand en 2008 où il interroge les horreurs comparées du nazisme et de l’islamisme. Notre ami André Glucksmann avait publié quelques années plus tard un livre qui semblait faire écho au roman de Sansal. Dans Le Discours de la haine, Glucksmann rapportait la réponse d’un SS à Primo Levi qui lui demandait : ― Pourquoi ? ― Hier ist kein warum, « ici, il n’y a pas de pourquoi »… Il a suffi de quelques livres. Sansal est devenu l’une des bouches qui s’ouvre et qui parle pour le peuple algérien. L’Algérie, patrie de saint Augustin et d’Albert Camus, tient une place importante sur notre atlas de la géographie littéraire. Le roman national de ce grand et magnifique pays, pays de lumière et de mer, qui pourrait être le pays de la joie de vivre, s’écrit souvent avec une plume tragique, comme si le crime devait toujours succéder au crime, en une infernale répétition dont le peuple algérien serait la sempiternelle victime. Soumission à un impérium colonial, ottoman puis français, exactions, massacres entre indépendantistes, tortures commises par des officiers français, toutes les horreurs de la guerre.

Seules les forces de l’esprit auraient pu faire plier la malédiction, mais après une brève euphorie au moment de l’Indépendance, la ruine du pays, son laminage spirituel, le mensonge et la corruption élevés en système de gouvernement, l’islamisme affiché en religion de mort n’ont jamais permis de congédier le malheur. Le peuple algérien semble condamné à « marcher avec un poignard dans le dos », comme l’écrit en 1985 l’écrivain Kateb Yacine. De nombreux Algériens se persuadent que leur pays n’a pas entièrement payé son dû à l’Histoire, comme si un mauvais œil tenace, celui dont m’avait parlé Rachid Mimouni, empoisonnait leur terre, faisant des Algériens un peuple né pour souffrir.

D’une certaine façon, Boualem Sansal, encouragé par le succès de son livre, reprend le flambeau de son ami disparu. Il publie en 2015 un livre parabole, 2084, la fin du monde, sur l’histoire d’une dictature sans limite et sans fin, dans un empire imaginaire, l’Abistan, où le peuple enchaîné vit sans se poser de questions. Hier, kein warum. Livre couvert de prix et de louanges, Sansal partage avec Hédi Kaddour le Grand Prix du Roman de l’Académie française, mais il est censuré en Algérie. Sansal nous entraîne ensuite dans Le Train d’Erlingen ou la Métamorphose de Dieu, où il dénonce, inlassablement, « le cancer de l’islamisme ».

En 2024, Sansal publie Vivre, le compte à rebours, roman de science-fiction et de grande liberté. L’auteur ne se prive pas d’utiliser toute la palette de l’écrivain. Son compte à rebours raconte les deux années qui précèdent l’Apocalypse, un moyen pour le romancier de braquer sa plume sur les fléaux de notre époque que sont le wokisme, l’écologie punitive, et bien sûr toutes les haines, au premier rang desquelles l’islamisme. De livre en livre, Boualem Sansal a affermi son propos, son ambition, sa signature parfois provocatrice. L’écrivain au sourire si doux a trouvé sa place dans la constellation des écrivains algériens, de Mohammed Dib à Kamel Daoud, qui a publié récemment Houris, un roman terrifiant de beauté et de vérité qui revient sur la décennie maudite, 1992-2002 et les soleils noirs de son pays.

Boualem Sansal est censuré en Algérie mais il connaît la consolation des honneurs littéraires, le Prix Méditerranée, le Grand Prix RTL, la médaille d’or de la Renaissance française, le Grand Prix du Roman que j’ai déjà cité. Il est reçu en 2022 à l’Académie des sciences d’outre-mer. Il est naturalisé français par le président Emmanuel Macron en 2024. Dans son discours devant l’Académie des sciences d’outre-mer, Sansal expliquait qu’une question avait traversé tous ses ouvrages. « Vous le savez, disait-il alors, « le questionnement est risqué, mais il est toujours libérateur et fécond. C’est de cette merveilleuse manière que l’enfant se forme, il nourrit son esprit avec cette énergie qui vient de l’interrogation. » Sa question concernait la culture. La culture est-elle un facteur de paix ou un facteur de guerre ? Il ne trouvait la réponse que dans une autre question, celle du prophète Esaïe : « Veilleur, où en est la nuit ? », qu’il transformait à sa façon « Veilleur, où en est l’état du monde ? » Sa conclusion était qu’il fallait continuer à agiter le tocsin de la paix et qu’il n’y avait pas de liberté sans culture.

Aujourd’hui, la lumière Sansal, son regard, sa voix, ses mots manquent au ciel d’Alger et de Paris. Sansal est emprisonné depuis plus de six mois maintenant. Mon ami Naguib Mahfouz, l’écrivain égyptien qui avait tissé un manteau de fables dans les haillons des mendiants du Caire et dessiné des étoiles avec la poussière des gueux, avait été victime des poignards islamiques. Il m’avait dit : « Ces gens-là ne sont pas seulement hostiles aux idées occidentales, ils sont hostiles à la réalité de la vie. La vie les obligera à changer. » Mahfouz était un homme merveilleux, qui déployait tous les trésors d’une civilité très ancienne. Il nous faut suivre la sagesse et le courage de ce vieux sphinx fraternel qui nous encourageait à croire aux forces de la vie. Très dernièrement, l’écrivain Yasmina Khadra a plaidé la cause de Boualem Sansal auprès du président Tebboune. Il lui a demandé sa libération Tous les membres du jury de la Fondation Del Duca espèrent que ce prix, qui récompense son œuvre littéraire, sera pour lui un viatique qui lui permettra de reprendre avec vaillance et le plus vite possible le chemin d’une liberté retrouvée.