Réponse au discours de réception de Édouard Pailleron

Le 17 janvier 1884

Camille ROUSSET

Réception de Édouard Pailleron

 

     Monsieur,

Lorsque, il y a peu d’années encore, j’avais l’honneur de recevoir M. Charles Blanc, ni son âge, ni l’état de sa santé, rien ne faisait prévoir qu’il dût être enlevé sitôt à notre Compagnie, rien ne me préparait, pour ma part, à la douloureuse obligation d’achever par un hommage funèbre le compliment de bienvenue que je lui adressais ici même.

Il est mort directeur de l’Académie, élu, quelques jours auparavant, par un vote unanime, alors que le mal dont il était déjà frappé ne semblait pas dangereux encore. Nous avions espéré que cette marque de sympathie pourrait aider à sa convalescence et hâter le moment où nous le verrions prendre sa place au fauteuil ; nous avons su du moins que, sensiblement touché de l’intérêt dont ses confrères venaient de lui donner la preuve, il a partagé presque jusqu’à la fin leur fugitif espoir, et que cette heureuse confiance a pu servir parfois d’adoucissement à ses cruelles douleurs.

M. Charles Blanc a été parmi nous le représentant attitré de la littérature appliquée aux beaux-arts. Passionné pour l’esthétique, il a voué sa vie tout entière à communiquer autour de lui, à propager au plus loin possible la passion qui l’animait. Si le burin qu’il avait manié dans sa première jeunesse, ainsi que vous venez de nous le dire, avait eu la vivacité, la souplesse, la fécondité de sa plume, il aurait pu conquérir une place éminente dans notre glorieuse école de gravure ; mais les idées bouillonnaient dans sa tête, il avait hâte de leur donner l’expression qu’elles exigeaient ; il se sentait le talent d’écrire, il écrivit. En rassemblant tout ce qu’il a livré d’une main prodigue au public, notes, notices, articles de journaux, articles de revues, on composerait toute une bibliothèque. Ce n’est pas qu’avec cette facilité d’improvisation il s’effrayât des travaux longuement médités et longtemps soutenus. L’Histoire des peintres de toutes les écoles, ce monument colossal, n’a pas demandé moins de vingt-huit années de soins assidus et de laborieux efforts. Et que de temps ne lui a-t-il pas fallu consacrer, d’abord à la Grammaire des arts du dessin, l’œuvre capitale de notre confrère, puis à cette Grammaire des arts décoratifs, son œuvre de prédilection, à peine achevée d’une main déjà défaillante, presque une œuvre posthume !

En parlant de la Grammaire des arts du dessin naguère, je m’en étais tenu à l’examen de la composition et de la forme ; principes et doctrines me semblaient questions trop graves, ne me reconnaissant pas, pour en décider, assez de compétence. Je ne m’en reconnais pas beaucoup plus aujourd’hui ; mais j’ai l’heureuse fortune de pouvoir invoquer l’opinion d’un juge éminent en fait d’art, d’un écrivain consommé, d’un maître (1 ) à qui les hautes fonctions dont il est revêtu dans une Compagnie voisine donnent justement l’autorité qui me manque. L’amitié dont il veut bien m’honorer m’enhardit ; elle me permettra de lui faire un emprunt et de parer cette réponse du jugement qu’il a porté sur la principale œuvre de M. Charles Blanc, notre commun confrère. « L’honneur, a-t-il dit, lui appartient d’avoir composé sur la théorie des beaux-arts le meilleur livre qui ait paru dans notre langue et d’avoir, avec plus d’élévation dans la pensée et plus de charme dans le style qu’aucun de ses prédécesseurs, établi clairement les principes en dehors desquels il n’y a pour les artistes qu’aventure, pour le public qu’erreur ou incertitude. Adversaire aussi éloquent que convaincu du matérialisme dans l’art, l’auteur de la Grammaire des arts du dessin a pris à tâche et il a trouvé le secret de définir les caractères essentiellement spiritualistes de l’art sous toutes ses formes, d’en expliquer la fonction, d’en révéler les origines sacrées. N’est-ce pas lui qui a exprimé cette noble pensée, entre bien d’autres : « L’art est religieux et moral. Il est religieux parce que le beau est un reflet de Dieu même. Il est moral parce qu’il élève l’âme et la purifie. » Il n’y a qu’un instant, Monsieur, vous nous parliez de l’art comme d’une religion et de M. Charles Blanc comme d’un prêtre ; la métaphore n’était donc pas simplement une image ou, comme on dit en rhétorique, une figure.

Toute religion a son culte, tout culte sa liturgie, toute liturgie son idiome, sa langue particulière. Personne mieux que M. Charles Blanc ne connaissait la langue des beaux-arts et ne travaillait avec plus de zèle à l’enrichir de termes nouveaux. C’était là le sujet habituel des discussions qu’il soulevait et soutenait, souvent avec vivacité, dans notre Académie. Il avait peine à comprendre que notre Dictionnaire ne peut ni ne doit absorber les vocabulaires spéciaux et techniques. C’est seulement aux besoins généraux de la vie sociale, au commun usage que nous avons l’obligation de satisfaire. De plus, l’Académie ne crée pas de mots ; il lui en vient de toutes parts ; elle les examine, rejette les uns et retient les autres. Les mots sont la monnaie du langage ; l’Académie est un bureau d’essai, de vérification et de contrôle. Il y a d’abord la monnaie tout à fait mauvaise et sans cours possible ; elle abonde cependant et ce ne sont pas les faux monnayeurs qui manquent ; mais à peine glissée dans la circulation, elle en sort tout de suite, éliminée par la réprobation spontanée du public. Il y a ensuite la médiocre, qui dure un peu davantage, mais qui est de si bas aloi et de frappe si molle, qui s’use et s’efface en si peu de temps que ceux-là mêmes qui l’ont lancée la répudient et la refusent quand elle revient à eux ; n’ayant plus ni empreinte ni légende, elle n’est plus un signe et ne vaut plus rien. Reste la bonne monnaie, au titre légal, frappée au bon coin, je veux dire les mots bien faits, nés viables, vraiment utiles et déjà éprouvés par un assez long usage ; ceux-ci, l’Académie les accepte, leur imprime sa marque et les classe dans son médaillier qui est le Dictionnaire.

Ce ne sont pas d’habitude les théoriciens, les philosophes, les penseurs, qui se plaignent de la pauvreté d’une langue et qui réclament l’introduction de termes nouveaux dans le vocabulaire ; cependant M. Charles Blanc était pour ainsi dire insatiable à cet égard. C’est qu’en étant un théoricien, il était encore autre chose et, dans la pratique, à peu près exactement le contraire. Par un heureux concours de facultés qu’on ne trouve pas souvent réunies dans le même homme, l’esprit d’analyse faisait chez lui bon ménage avec l’esprit de synthèse. Celui-ci domine dans la Grammaire des arts du dessin, l’autre dans la Grammaire des arts décoratifs, l’œuvre de prédilection, je l’ai dit, de M. Charles Blanc. C’est dans ce livre surtout que nous pouvons admirer toutes les ressources de son imagination et toutes les finesses de son style. Relevés par les hautes spéculations de l’idéal qui les ennoblit, tous ces menus détails d’ameublement, de décoration, de costume, ne paraissent plus minutieux ni vulgaires ; ils sont les éléments nécessaires d’un harmonieux ensemble ; c’est le rapprochement ingénieux de ces petits riens en apparence qui donne effectivement sa valeur au tout.

Je m’imagine volontiers M. Charles Blanc dans une maison élégante à la campagne, se chargeant, pour sa propre satisfaction au moins autant que pour celle d’autrui, de mettre en scène quelque aimable fantaisie de Marivaux, ou de Musset, ou de vous, Monsieur, le Chevalier Trumeau, par exemple. Quels soins il y aurait donnés ! Quelle attention scrupuleuse ! Pas une nuance fausse dans les étoffes, pas une faute de style dans les meubles, pas une disparate dans les accessoires ! Assurément, Monsieur, vous n’auriez pu rêver un plus savant, un plus intelligent, un plus habile et consciencieux régisseur.

Je viens de nommer le Chevalier Trumeau. Pour en venir à votre œuvre, c’est l’aborder sans doute par le petit côté : mais, puisque Trumeau nous ramène au XVIIIe siècle, vous savez qu’en ce temps-là les entrées familières n’étaient pas les grandes, et que, pour être admis dans l’intimité des gens, mieux valait monter discrètement le degré dérobé que gravir avec solennité l’escalier d’honneur, et passer par les arrière-cabinets qu’attendre, pour se faire annoncer selon l’étiquette, dans les antichambres. J’avoue ma prédilection pour cet élégant petit volume que vous avez intitulé : le Théâtre chez Madame. J’y trouve toutes vos qualités réduites en miniature et, comme dans un flacon d’or délicatement ciselé, la quintessence de votre esprit.

Tout à l’heure, après avoir rendu hommage aux maîtres qui gardent avec un soin jaloux le culte de l’idéal, vous protestiez avec une émotion généreuse contre ceux que vous avez nommés les révolutionnaires de l’art, et plus énergiquement encore les insurgés. Cette protestation, saluée par nos applaudissements, vous l’aviez déjà faite dans le prologue du Théâtre chez Madame. Avec une simple différence d’accent et d’allure, ici plus méprisante, là plus indignée, c’est la même aversion, la même répugnance, la même horreur de tout ce qui est bas, grossier, ignoble. Ici, sans avoir nommé personne, vous avez suffisamment désigné les masques : dans vos vers point de masques, les noms, les vrais noms, imprimés tout vifs avec la franchise hardie de Juvénal et de Boileau. N’était la réserve qui m’est aujourd’hui imposée comme à vous, j’aurais eu plaisir à citer tout d’un trait cette satire, ou plutôt cette raillerie vive, légère, piquante, dont le fouet va cingler jusqu’à la politique. L’insurgé fait de vous un réactionnaire. Le dégoût, la crainte d’être sali par ces gens qui font métier de « marivauder avec l’immonde » vous repousse d’un seul coup aux antipodes, c’est-à-dire au XVIIIe siècle. Vous rêvez

… de fuir ce temps
D’écœurements et de décombres,
Pour remonter le cours des ans
Et marivauder chez les ombres.

Et voilà comment vous avez écrit le Chevalier Trumeau, le Narcotique, deux petits chefs-d’œuvre dont Marivaux peut sans doute revendiquer chez les ombres l’inspiration première, mais qui, par le détail ingénieux et la fantaisie spirituelle, sont bien de vous et à vous, Monsieur.

L’antithèse entre un certain présent qui vous répugne et un certain passé qui vous séduit n’est d’ailleurs pas une nouveauté pour vos lecteurs. Ils l’ont remarquée déjà dans un recueil où vous avez rassemblé, comme on disait au XVIIIe siècle, les premières fleurs de votre couronne poétique, les premiers essais de votre muse. C’est le même thème développé avec une verve moins railleuse et plus amère.

Ô les blonds chevaliers ! ô les belles marquises !
Paniers et vermillons ! Mouches ! senteurs exquises !
Abbés venus l’on ne sait d’où,
Poudrés, galants, jolis, pirouettant sans cesse
Des loges de danseuse aux boudoirs de duchesse,
Dans un perpétuel froufrou.

Insoucieux enfants de cette époque étrange !
Ils marchaient dans la flamme, ils dansaient sur la fange,
Avec des mules de satin.
Contre l’ouragan sombre ils avaient des ombrelles ;
Leurs joyeuses amours qui caquetaient entre elles
En étouffaient le bruit lointain.

Aujourd’hui de pitié l’on a l’âme saisie
À voir notre gaieté se mourir d’étisie,
Et comme nous savons, à l’aide de grands mots,
Nous ennuyer plus fort en devenant plus sots !

Ainsi, convenons-en sans orgueil et sans fard,
Le Français d’aujourd’hui n’est qu’un Gaulois bâtard.
Hélas ! la sève manque à cette vieille écorce !
Si donc, comme on l’a dit, la gaieté c’est la force,
Et si l’esprit d’un peuple en prouve la santé,
Jamais notre pays ne s’est plus mal porté (2).

Ceci n’est d’ailleurs qu’un épisode, un intermède dans votre œuvre littéraire. Vous avez bien pu, dans un moment d’humeur, par boutade, tourner le dos au présent et pousser une reconnaissance en arrière dans les parages du XVIIIe siècle, tout comme vous aviez, au début, frôlé l’antiquité dans le Parasite ; vous êtes trop de votre temps, vous y trouvez trop à voir et à dire pour vous en écarter autrement qu’en rêve ; et pour preuve, c’est encore une citation de vous que j’apporte :

Le présent a du bon néanmoins et je l’aime ;
Est-ce par indolence ou curiosité ?
Mais pour ne le pas voir avec sévérité
J’ai cent bonnes raisons, toutes d’un poids extrême.
Être — au moins je le crois, — vaut mieux qu’avoir été ( 3).

D’accord ; mais comment concilier ce thème-ci avec l’autre ? Qu’importe après tout ? Contradiction de poète ne tire pas à conséquence. Vous aimez donc le présent, Monsieur. Soit. Ce n’est pas l’indolence qui est votre défaut, ni la curiosité qui vous manque. Vous happez au passage les travers qui s’agitent autour de vous, et vous les traduisez sur la scène. C’est à l’écrivain dramatique désormais que j’aurai l’honneur de m’adresser ; mais s’il me fallait passer en revue tout votre théâtre, j’aurais trop à faire. Permettez-moi d’y choisir ce qui m’a paru être le principal et l’essentiel.

Voici le Second Mouvement, le contraire du premier qui est le bon, suivant le dicton vulgaire. En laissant osciller vos personnages entre l’un et l’autre, vous avez fait une comédie excellente, d’une observation très juste et d’une exécution serrée. Un industriel de Louviers, un fabricant de draps, a fait fortune, grâce aux conseils d’un savant désintéressé, d’un chimiste qui lui a donné le secret d’une teinture merveilleuse. Le savant est mort pauvre, endetté, insolvable ; il a laissé une fille. L’industriel et sa femme, de ces gens dont on dit qu’ils ont le cœur sur la main, la recueillent. Elle ne connaît rien de sa situation, elle ne sait rien de sa détresse ; on la lui cache ; elle se croit en possession d’un petit avoir que ses hôtes reconnaissants administrent et font valoir à son profit. On s’empresse autour d’elle ; on l’accable de soins, d’attentions, de caresses ; elle est l’ange de la maison, elle est l’idole, on l’adore ; bref, c’est un excès. Nous sommes au premier mouvement.

Deux mois se passent, l’enthousiasme du premier jour est tombé. L’orpheline est charmante ; mais on commence à trouver qu’elle coûte cher : si, au lieu de l’héberger, on lui faisait une toute petite rente ? C’est le second mouvement qui se dessine. Tous vos pendules, je veux dire tous vos personnages, n’oscillent heureusement pas dans le même sens. Il y a dans la maison une de ces bonnes de province qui ont gardé le parler franc des servantes de Molière. Le premier mouvement chez elle a été le mauvais ; elle a failli se faire chasser d’abord pour avoir rechigné contre « la pauvresse » ; mais, au rebours de ses patrons, à mesure que ceux-ci se refroidissaient pour l’orpheline, elle s’est prise d’affection pour elle. À sa maîtresse qui lui dit :

Vous n’avez pas toujours chanté du même ton ;
Vos débuts avec elle étaient fort malhonnêtes.

Elle répond hardiment :

J’étais injuste alors, et maintenant vous l’êtes,
Madame, et ton pour ton, j’aime mieux, entre nous,
En changer comme moi qu’en changer comme vous.

Il y a un autre personnage, le fils de l’industriel. Celui-ci ne varie pas, il s’en tient au premier mouvement qui a mis son cœur en branle. Je dois ajouter que c’est le fils d’un premier lit, ce qui le met en situation de tenir ferme contre sa belle-mère et de lui pouvoir dire :

C’est la réaction ! Seulement, à ma honte,
Je ne l’attendais pas et si vive et si prompte.

Ah ! n’ayons pas besoin des autres trop longtemps !
Plume, quand on la lève, et plomb, quand on la porte,
Une bonne action demande une âme forte.
Aussi bien, amitié, reconnaissance, amour,
Ce sont des fleurs du bien qui ne durent qu’un jour,
Et de trop lourds fardeaux pour cette race humaine
Que l’égoïsme essouffle et la vanité mène.
Comment garderait-on les divines liqueurs
Dans ces vases fêlés qu’on appelle nos cœurs !

Je ne pousserai pas plus loin l’analyse. La comédie finit bien, et le spectateur s’en va satisfait, l’esprit charmé, le cœur tranquille.

S’en ira-t-il de même après avoir entendu les Faux Ménages ? Il admirera le talent de l’auteur, qui n’a jamais été plus poète ; mais, convié pour une comédie, il s’est trouvé en face d’un drame. Au lieu d’un fait d’observation morale, comme le Second Mouvement, on lui a proposé une thèse sociale à résoudre, une vieille thèse, souvent débattue, toujours condamnée, qui prétend se faire discuter encore. Une fille tombée peut-elle se relever de la déchéance et, réhabilitée par l’amour, entrer de plain-pied, de plein droit, dans la famille ? Tel est le problème ou, si vous aimez mieux, le procès que vous avez porté devant le public. Vous êtes un poète éloquent, Monsieur ; avec une impartialité rare, vous partagez également entre vos personnages le charme pénétrant de votre poésie et l’émotion de votre éloquence. De part et d’autre, la contradiction est sérieuse, vive, tout à fait saisissante et pathétique. Il y a trois ou quatre scènes dont une seule ferait la fortune d’un drame, celle-ci, par exemple, où vous mettez en présence, dans le salon de famille, une vraie jeune fille, pure, innocente, et l’autre. Elles sont rivales, mais quelle rivalité ! C’est un duel de beaux sentiments, d’abnégation, d’aspiration vers le sacrifice. On ne sait laquelle admirer davantage, l’immaculée ou la repentie. C’est là, ce me semble, le défaut de votre conception ou, si vous me permettez de dire, l’erreur de votre imagination généreuse. Entraîné par elle, vous avez outré l’intérêt qu’il vous était permis d’appeler sur votre héroïne, car c’est bien une héroïne que vous avez faite, en prêtant gratuitement à cet ange déchu tous les mérites, toutes les vertus, toutes les délicatesses d’une âme virginale. Vous aussi, Monsieur, comme l’industriel de Louviers, vous avez eu l’excès du premier mouvement. Dans la sublimité de votre élan, au delà du vraisemblable, au delà du vrai, vous avez failli vous heurter au paradoxe ; heureusement la justesse de votre esprit vous a préservé de cette mauvaise rencontre ; d’un idéal faux et dangereux elle vous a ramené à la vérité des choses, et c’est à la saine raison qu’elle a demandé le dénouement de votre drame. Il est vrai qu’il a fallu sacrifier l’héroïne dont votre imagination avait exagéré le personnage, et voilà pourquoi plus d’un spectateur, qui s’était laissé prendre à cette figure décevante, a pu se retirer, l’esprit troublé, inquiet, presque mécontent de la solution que vous avez dû donner au problème. En fin de compte, vous aurez prouvé une fois de plus, à mon sens, que les thèses sociales ne sont pas de mise au théâtre ; c’est à d’autres juges qu’il est réservé d’en connaître. Je ne voudrais pas prétendre que ce sentiment soit devenu le vôtre ; au moins n’avez-vous pas renouvelé l’épreuve. Vous êtes revenu à la comédie pure, qui est la bonne et qui vous a procuré vos plus grands succès.

L’Âge ingrat est un de ceux-là. C’est une des meilleures, j’oserais presque dire la meilleure jusqu’ici, de vos comédies en prose. Assurément il y a dans l’Étincelle, dans le Monde où l’on s’ennuie, le pareil mérite d’un style vif, alerte, aisé, d’une langue excellente, bien française de tour et d’esprit : mais ici la pièce a, de plus, sur les autres que je viens de nommer, la supériorité de l’intrigue et de l’action. Les personnages ne se contentent pas de causer avec plus ou moins d’agrément et de verve ; ils vont, ils viennent, ils s’agitent, en un mot ils vivent.

Qu’est-ce que l’Âge ingrat ? Jusqu’à vous, Monsieur, l’âge ingrat s’entendait communément de cette époque indécise, de ce moment de transition où l’enfant n’a déjà plus sa grâce, où l’adolescent n’a pas son charme encore. Vous avez changé tout cela. À cette définition vous en avez substitué une autre, et, puisque vous voilà de l’Académie, ce sera désormais affaire à vous de travailler à l’introduire dans la future édition de notre Dictionnaire. Selon vous donc, l’âge ingrat, pour le sexe mâle, c’est tout simplement l’âge mûr. En effet, dans votre pièce, il n’y a pas de jeune premier ; vos personnages masculins flottent entre trente-cinq ans et cinquante. Ils sont quatre : un mari qui se dérange ; un autre qui s’est dérangé il y a beau temps, mais qui voudrait bien rentrer dans l’ordre ; celui-ci est accosté d’un célibataire, diplomate sournois qui le contrecarre et travaille discrètement à le remplacer auprès de sa femme ; enfin le quatrième, le plus jeune ou le moins âgé, pour mieux dire, est un homme d’esprit, observateur, passablement égoïste, qui rit des autres, est rétif au mariage et finira par s’y laisser prendre. Chacun d’eux agit pour son compte, et pourtant, malgré la multiplicité des intrigues, les fils se croisent, se combinent et ne s’emmêlent jamais ; l’action est d’une lucidité parfaite.

Le second acte est un chef-d’œuvre de mouvement, de bruit, d’agitation folle ; c’est une comédie dans la comédie ; mais il fait si bien corps avec elle, l’épisode se relie si intimement au sujet qu’il peut donner au spectateur une jouissance particulière sans distraire aucunement son attention de l’ensemble. Vous avez fait, il y a quelques années, Monsieur, le Monde où l’on s’amuse, une jolie esquisse dans un petit cadre ; c’était charmant, mais vous nous avez donné mieux, au second acte de l’Âge ingrat. Ce n’est plus un coin du monde parisien, dans un salon de bonne compagnie ; c’est le monde des étrangers à Paris, à l’hôtel, ou, ce qui revient à peu près au même, dans une maison d’emprunt. Voilà le vrai monde où l’on s’amuse. Paris exerce sur l’imagination des étrangers un attrait qui les lui amène de tous les points du globe ; mais l’attrait n’est pas le même pour tous. Il y en a qui viennent séduits par nos arts, par notre littérature, par le charme de notre société polie ; c’est une élite, et nous pouvons être fiers de l’intérêt qu’ils nous témoignent. Malheureusement il y en a d’autres, et c’est le plus grand nombre, pour lesquels Paris n’est qu’une ville de luxe, de bien-être et de plaisir, où l’on est assuré, avec un portefeuille suffisamment garni, de trouver en toute saison

Bon souper, bon site et le reste.

Je ne sais pas si Paris est aussi corrompu qu’il leur plaît à dire ; mais s’il y a corruption, je sais bien qui nous l’apporte ; ce sont ceux-là qui viennent pratiquer publiquement chez nous ce qu’ils n’osent essayer qu’en secret chez eux, et si nous nous montrons peu flattés de la préférence dont ils nous honorent, ils s’étonnent, nous prennent en pitié, haussent les épaules et ne s’en vont pas.

Par son humeur désordonnée, sa fureur de plaisir, son mépris de l’opinion, l’étrangère que vous nous présentez, la comtesse Julia Wacker s’est abaissée au type sensuel et vulgaire, tandis que par son rang, sa distinction, son intelligence, elle était douée de sorte à garder sa place dans l’élite. Il faut la prendre, non pas pour une aventurière, mais pour une femme du monde qui s’est fourvoyée volontairement dans le mauvais monde. C’est pour la comtesse qu’un de nos maris s’est dérangé naguère et que l’autre est en train de se déranger à son tour ; il faut empêcher celui-ci de se perdre tout à fait, coûte que coûte. Une jeune femme, Berthe de Sauves, se dévoue ; elle s’aventure dans cette maison équivoque ; la voici en face de l’étrangère. La scène est très hardie, mais conduite par vous, Monsieur, avec une habileté sans égale. De quel ton familier et blessant, de quel air de franche impertinence la comtesse exprime son mépris de ce que nous pouvons, nous autres Parisiens, penser d’elle ! On en jugera par le court fragment que voici :

JULIA. Les Français ont mauvaise opinion des étrangères, je sais, parce qu’elles voyagent, qu’elles montent à cheval, qu’elles patinent au lieu de tricoter… Dites, oh ! dites, entre nous.

BERTHE. Entre nous… madame la comtesse, la conversation a pris un tour…

JULIA. Si ! si dites, je vous prie... Oh ! vous pouvez, cela ne fait rien... Nous autres étrangers, nous venons en France pour nous amuser… Mais quant à l’opinion des Français, cela nous est égal, voyez !... Nous nous en passons très bien.

BERTHE. Et je crois, Madame, que c’est le bon parti.

JULIA. Qui, parce que vous pensez du mal, n’est-ce pas ? Si ! si ! oh ! je devine... Je ne suis pas très bête, vous savez, quoique étrangère ; quelquefois je comprends mal ce qu’on me dit... Mais je comprends toujours très bien ce qu’on ne me dit pas.

C’est comme un assaut d’armes ; le jeu, d’abord froid et contenu, s’échauffe et s’anime ; plus de feintes, des attaques franches et des ripostes, des coups droits portés en pleine poitrine. Cependant le bon droit finit par triompher ; grâce à Mme de Sauves, la brebis égarée est ramenée au bercail, les ménages troublés se réconcilient, et le célibataire obstiné se laisse conduire à l’autel.

Dans cette comédie ce sont les femmes qui l’emportent de beaucoup sur les hommes. À une exception près, elles sont toutes jeunes, du plus au moins ; pour le sexe aimable vous ne voulez pas, Monsieur, qu’il y ait d’âge ingrat. Ce n’est pas seulement ici d’ailleurs que vous attribuez aux femmes le beau rôle et la supériorité du bon sens : le sage, dans vos pièces, n’est plus exclusivement un homme. Mme de Sauves n’est pas une exception. Dans Petite Pluie, c’est la baronne Castelli qui empêche sa jeune amie de faire une sottise, en laissant le séducteur abîmé dans le ridicule. Sans la duchesse de Réville, que deviendrait le Monde où l’on s’ennuie ? Il est vrai qu’à tous les avantages que lui donnent l’expérience, l’esprit et la sagacité, elle joint, ce qui n’est pas peu de chose, l’autorité d’une grande dame et d’une tante à succession.

Dans l’Étincelle, qui est-ce qui a le beau rôle ? C’est assurément la charmante Antoinette, car elle se sacrifie pour le bonheur problématique de deux égoïstes qui ne voient en elle qu’une enfant rieuse, tandis que, sous les spasmes d’un rire forcé, la pauvre fille étouffe à grand’peine les sanglots qui lui gonflent la poitrine. Rien sans doute n’est plus aimable à première vue que cette petite pièce dont le succès est si grand. Vous y avez mis, Monsieur, le meilleur de votre esprit et le plus fin. C’est pour le coup que Marivaux pourrait vous jalouser ; si, dans le Chevalier Trumeau vous vous êtes inspiré de lui, l’Étincelle n’a jailli que de vous-même. Et cependant, oserai-je le dire, la toute gracieuse comédie pourrait bien n’être que le prologue d’un drame. Votre capitaine est si léger ! La veuve qu’il paraît si heureux d’épouser a le même âge que lui : ne s’en avisera-t-il pas tôt ou tard ? Et si Toinon continue à demeurer dans le voisinage ? Et ce pauvre notaire, que nous n’avons jamais vu et que nous connaissons si bien, grâce à deux traits de votre plume habile, ce pauvre notaire qu’elle épouse et qu’elle n’aime pas, puis-je m’empêcher de redouter pour lui quelque fâcheuse aventure ? En vérité, si ces deux couples, assortis tant bien que mal, viennent à se rapprocher, comme deux nuages à la fin d’une journée chaude, je crains bien que l’Étincelle ne finisse en coup de foudre.

En attendant, c’est un feu d’artifice. L’Étincelle ! quel joli titre ! Il parle aux yeux, il fait image, il pétille. On a remarqué, Monsieur, avec quel soin curieux vous réglez vos titres. Ils sont courts en général et simples d’apparence, mais presque toujours avec un sous-entendu. Imprimés en gros caractères, bien en vue sur l’affiche, ils arrêtent le passant, ils l’intriguent et l’attirent. Ce sont de petites énigmes qui n’exigent pas de sa sagacité un trop grand effort ; s’il a touché juste et trouvé le mot, il vous en sait gré, Monsieur, et après vous avoir applaudi de tout cœur, il s’en va flatté dans son amour-propre. De vous aussi, mais en tout bien et dans le meilleur sens, on pourrait dire :

Ses titres ont toujours quelque chose de rare.

Tels le Dernier Quartier, le Second Mouvement, l’Autre Motif, Petite Pluie, l’Âge ingrat, le Monde où l’on s’amuse, le Monde où l’on s’ennuie, autant dire à peu près tout votre théâtre. Des deux derniers que je viens de rappeler, l’un est évidemment issu par opposition de l’autre ; mais l’antithèse ne va pas au delà ; les deux sujets ne sont pas comparables, même en vue d’un contraste. Tout ce qu’on pourrait remarquer, par esprit de chicane, c’est qu’il y a un personnage bien ennuyé dans le Monde où l’on s’amuse, et des gens qui s’amusent à leur façon dans le Monde où l’on s’ennuie ; mais, en vérité, ce serait chicaner pour peu de chose.

Qu’est-ce, au fond, que le Monde où l’on s’ennuie, le dernier et, selon l’opinion générale, le plus grand, le plus mérité de vos triomphes ? C’est une comédie satirique comme les Femmes savantes, ou plutôt, pour être tout à fait exact, c’est l’idée même des Femmes savantes ajustée à notre temps, avec toutes les différences qui distinguent le XVIIe siècle du XIXe et l’Hôtel de Rambouillet des lycées de filles. La science est utile, elle est digne d’estime et de respect, elle est admirable, à la condition toutefois qu’elle n’envahisse pas tout, surtout les cerveaux féminins : Précieuses pour précieuses, les scientifiques me semblent plus ridicules encore que les littéraires. Il n’est déjà pas si beau pour l’homme d’être pédant, mais pour la femme il serait tout à fait laid d’être pédante, et si c’est pour la dissuader de le devenir que vous avez pris la plume, si tel est le but que votre comédie vise, rien n’est plus à propos, Monsieur ; vous rendez à la société un véritable service. Je sais bien qu’il y a de plus grands dangers qui la menacent ; mais celui que je signale n’en est pas moins réel et imminent ; on doit vous savoir gré d’avoir sonné l’alerte.

Par une exception bien rare à votre galanterie vous n’avez pas ménagé les femmes ; il est vrai qu’en revanche, pour sauver du ridicule l’honneur de notre sexe, je ne vois que votre sous-préfet sceptique et railleur ; vous lui avez donné assez d’esprit pour faire équilibre à la sottise de tous les autres ; car je n’excepte pas le fils de la maison, le neveu de la duchesse, une sorte de chrysalide d’où le papillon a bien de la peine à sortir. Les femmes du moins nous offrent trois champions qui relèvent bravement leur cause ; la duchesse de Réville, un type incomparable de bon sens, de verve salée, de clairvoyance ; Suzanne, la franchise même ; enfin la petite sous-préfète, digne élève de son mari et capable de lui en remontrer à l’occasion. Mais qu’ai-je besoin de parler longuement d’une pièce qui a renouvelé deux cents fois son public et que tout le monde sait par cœur ? J’entends bien des épilogueurs qui disent : « Cette pièce n’en est pas une, au vrai sens du mot ; ce n’est qu’une suite de scènes ; l’action est nulle ; l’intrigue se réduit uniquement à l’incident d’une lettre sans signature et sans adresse, imputée tantôt à celui-ci et à celle-ci, tantôt à celui-là et à celle-là. » Il est vrai, mais qu’est-ce que le Misanthrope, sinon une suite de scènes ? et n’est-ce pas une lettre aussi qui amène le dénouement de ce chef-d’œuvre ?

Monsieur, tout vous réussit. Vous avez une qualité rare, un don qui est remarqué et apprécié dans le monde presque à l’égal du mérite personnel : vous êtes heureux. Il y a un de vos personnages dont vous dites quelque part : « Lui, le filleul des fées ! » Souffrez que je m’empare du mot et que je vous l’applique ; à qui pourrait-il être adressé plus justement qu’à vous ? Mais si vous devez beaucoup à vos marraines, vous devez davantage encore à vous-même. Vous nous avez montré M. Charles Blanc, à ses débuts, aux prises avec la gêne. C’est aussi une fée, rude, sévère, disgracieuse, non point malfaisante à tous ni de mauvais conseil ; elle retient ceux-là seulement qui ne veulent pas faire effort pour échapper à son étreinte. Vous, Monsieur, vous n’avez pas eu affaire avec elle, mais vous avez fait comme si elle vous avait pressé dans ses bras maigres. Vous avez peiné volontairement avec ceux pour qui la peine était inévitable. Vous avez montré que la fortune n’est pas fatalement amollissante, et c’est un bon exemple que vous avez donné. Poursuivez, Monsieur, une carrière si vaillamment abordée, déjà parcourue avec tant d’éclat ; c’est le vœu et l’attente du public ; il est impatient de vous applaudir encore.

1 M. le vicomte Henri Delaborde, secrétaire perpétuel de l’Académie des Beaux-Arts.

2 Les Parasites : Asmodée. Janvier 1859.

3 Amours et Haines : Pangloss.