Hommage prononcé en séance lors du décès de M. Angelo Rinaldi

Le 15 mai 2025

Michel ZINK

HOMMAGE

À

M. Angelo RINALDI

prononcé par

M. Michel Zink
Directeur en exercice

dans la séance du jeudi 15 mai 2025

 

______

 

 

Angelo Rinaldi nous a quittés quelques semaines avant son quatre-vingt-cinquième anniversaire, le mercredi 7 mai, à la veille d’un jeudi où nous ne nous réunissions pas et n’avons pu le pleurer. Il avait souffert d’une grave pneumonie, avait pu rentrer quelques jours chez lui, avait été hospitalisé à nouveau avant d’être accueilli, grâce à François Sureau, dans une clinique où il a pu passer ses derniers jours dans la paix.

Nous l’avons suivi avec admiration et, pour les plus chanceux d’entre nous, avec amitié, au cours de sa longue carrière d’écrivain, de critique et, depuis près d’un quart de siècle, d’académicien, puisque c’est en 2001qu’il a eu le bonheur d’être élu au fauteuil d’un des plus grands écrivains du second xxe siècle, José Cabanis. Nous l’avons vu, ces dernières années, affaibli par une mauvaise chute, marcher de plus en plus difficilement et, bien qu’il cherchât à le dissimuler, douloureusement. Mais, lorsque nous le voyions, toujours fidèle à l’Académie, entrer chaque semaine dans cette salle, soutenu avec délicatesse par Mme Habiba, nous ne pensions pas que son départ était si proche, tant il paraissait serein et patient, aussi bien que chaleureux et affectueux.

Ces qualificatifs, nous le savons bien, n’ont pas toujours été ceux qui venaient les premiers à l’esprit et à la bouche pour dépeindre le critique littéraire pénétrant et réputé féroce qu’il a été pendant des décennies. La suffisance, la prétention et la bêtise éveillaient en effet en lui l’impatience de quelqu’un qui en est lui-même si totalement dépourvu qu’il y débusque sans peine la faute morale qu’elles cachent toutes trois.

Mais commençons par le début. Au début, il y a un jeune Corse, pauvre et passionné de littérature. Ces trois caractères initiaux, il les a toujours revendiqués. Était-il moins corse pour la Corse elle-même que pour l’insularité ? Il écrit dans L’Éducation de l’oubli :

« Mais, s’il y a plus d’un stratagème pour s’évader d’une ville, on ne ruse pas avec les îles ; on ne s’en arrache pas, quand on y parvient, sans que quelque chose au fond de soi se casse à jamais. »

Mais corse, il l’était assez pour rester toute sa vie fidèle à son île, à ses parents modestes, à son père, militant antifasciste qui, pendant l’occupation italienne de l’île, a payé son engagement de sa vie, à Bastia, sa ville de naissance où il reposera désormais.

Après avoir tenté de gagner son pain comme pion ou en traitant les faits divers dans la presse locale, le jeune Angelo Rinaldi n’a d’abord quitté la pointe nord de son île que pour la rive continentale la plus proche en débutant dans le journalisme à Nice. La cassure dont il parle fut suffisamment profonde pour qu’il accueille bien longtemps après Bruno de Cessole, venu lui demander des piges à L’Express, en lui confiant que son nom lui était désagréable, car il lui rappelait le boulevard de Cessole qu’il suivait tristement tous les soirs pour regagner le logis misérable où il survivait à peine comme tâcheron à Nice-Matin. Pour le bénéfice de son interlocuteur, qui ne remplissait aucune des deux conditions, il a ajouté, avant d’accéder à sa demande, que la réussite dans le journalisme exigeait deux conditions, la première étant d’avoir été un enfant et un jeune homme pauvre, état défini à ses yeux par un détail que je m’abstiens de répéter, et la seconde d’être homosexuel. Cette malice bienveillante comme cette confidence paisible et amusée peignent l’élégance courageuse, la provocation atténuée par l’humour, la fausse méchanceté mais le vrai élan vers les autres, cette manière d’être profondément sentimental sans complaisance ni fadeur, qui le définissaient tel que nous l’avons connu. Cette profondeur et cette intelligence du sentiment nous rappellent aussi que nous ne pouvons penser à lui sans penser en même temps à Hector Bianciotti et à la souffrance qu’ont été pour l’un et pour l’autre les dernières années de ce dernier.

Ses premiers romans, les meilleurs aux yeux de certains, sont des romans corses, La Loge du gouverneur en 1969, La Maison des Atlantes en 1971, un peu plus tard, en 1980, La Dernière Fête de l’Empire, couronnés le premier par le prix Fénéon, le second par le Femina, le troisième par le prix Marcel-Proust. Romans corses, et aussi romans de la cassure personnelle, familiale, sociale. La Maison des Atlantes se présente comme la confession autobiographique et le retour sur sa vie, à l’intention d’un fils peu aimé, d’un grand avocat quinquagénaire, convalescent d’un accident de santé qui l’a mené aux portes de la mort. Il a réussi, comme on dit. Il a aussi découvert l’envers du décor et de la comédie sociale. Les variantes de cette situation et les constantes de cette attitude se retrouvent dans plusieurs autres romans, plus récents. Résidence des Étoiles, en 2009, met aussi en scène le retour sur le passé et sur soi-même d’un avocat confronté à la maladie. En 2012, dans Les souvenirs sont au comptoir, ces souvenirs sont ceux d’un célibataire qui regarde tristement le monde et rappellent ceux du narrateur de La Dernière Fête de l’Empire, qui revient à Bastia et y retrouve sa mère, mais pour lui dire adieu, à elle et à son café qu’elle doit vendre. Partout, le vernis social qui se craquelle découvre les turpitudes ou, à tout le moins, trahit la vanité et la sottise, celles de la dame, dans Résidence des Étoiles, qui se pique de compétence en peinture mais est incapable d’en dire brièvement quoi que ce soit de précis et de juste, tandis que la pauvre femme sans culture s’exprime dans un style ramassé et ferme.

Il y a dans ces romans, et surtout dans La Maison des Atlantes, un côté Nœud de vipères. Je ne sais si notre ami aurait aimé la comparaison. Il y a aussi, dans tous, lointainement mais de façon persistante, un côté José Cabanis qu’il n’aurait certainement pas rejeté. Le magnifique hommage qu’il rend à Cabanis dans son discours de réception sous la Coupole, le 21 novembre 2002, montre qu’il comprend profondément, fraternellement, pourquoi son prédécesseur, homme renfermé, un peu sauvage, discret et secret, est, comme lui, un romancier et un historien des lettres qui ne parle que de lui.

Angelo Rinaldi, lui aussi, se livre constamment, dans ses romans comme dans l’œuvre critique qui a fait sa gloire, au point d’éclipser parfois injustement son talent de romancier et de lui avoir valu sans doute autant que son œuvre romanesque le prix Prince-Pierre-de-Monaco en 1994. Qui ne s’est délecté de ses enthousiasmes et plus encore de ses éreintements ? Mais être un critique d’humeur, ce n’est rien. Il faut être libre. Il n’est pas de liberté sans courage, disait Périclès aux Athéniens. Il faut du courage et il faut du désintéressement pour persifler les gloires les mieux installées et les plus influentes du moment. Rinaldi s’en est toujours pris avec jubilation aux avant-gardes officielles, qui écrasent sous leur botte ceux qui osent dire que le roi est nu, tandis que les bourgeois qu’elles honnissent les encensent à tout hasard, sans rien comprendre, le dos courbé. C’était un homme de gauche, mais qui, pour cette raison même, n’aimait pas le totalitarisme de gauche. Dans Les Roses et les Épines, effeuillant la marguerite de ses goûts littéraires (« un peu » catégorie où il range Mario Vargas Llosa , « beaucoup », « passionnément », « à la folie », « pas du tout »), il place dans la dernière catégorie les puissants du jour, Robbe-Grillet, Duras (« Madame Duras – au premier rang de nos écrivains mineurs »), Sollers, avec des formules assassines qui frappent si juste que Jean-François Deniau ne se lassera pas de les citer dans sa réponse au discours de réception :

« Ce n’est pas par hasard si, dans l’Espagne de Franco, on a traduit Robbe-Grillet et interdit Jean Genet. A-t-on jamais vu un jeune homme sortir de la lecture des Gommes avec au cœur l’envie de changer le monde ou de s’interroger sur lui-même ? »

S’étonnera-t-on qu’il préfère Simon Leys à Philippe Sollers, dont il se demande s’il « a été stérilisé par sa traduction des poèmes de Mao ou par une liquidation imprudente de son œdipe » ? Mais il n’est pas pour autant un aigre polémiste ne vivant que de l’actualité. S’il accable les nullités du moment, c’est par amour de la littérature. Il use de la même verve à l’égard des gloires anciennes, les Goncourt, par exemple, qui, « tels les scarabées roulent leur boule de merde jusqu’à la fin des temps ».

Bien sûr, il lui arrive d’être injuste. Il le reconnaît, il l’assume, il ne s’en cache pas. Il ne se cache de rien. Il dit ce qu’il pense, pourquoi il le pense et il en accepte le risque. Il ne le fait pas seulement pour condamner, mais aussi, et avec joie, avec enthousiasme, pour admirer Saint-Simon et la comtesse de Boigne, Léautaud (son admiration plus que la mienne) et Jünger, Jean Rhys et Flannery O’Connor, que je place au-dessus de tout.

Angelo Rinaldi mettait son point d’honneur à respecter ce qu’il se devait à lui-même et devait à la littérature. C’était, en ce sens et non pas seulement en ce sens, un moraliste. Mais ce terme de moraliste est trop étroit. Il y avait plus en lui. Le 27 septembre 2007, il clôt son hommage au cardinal Lustiger sur cette évocation de la dernière visite du cardinal à l’Académie, qui a tant marqué celles et ceux d’entre vous, chères consœurs, chers confrères, qui ont eu le privilège d’y assister :

« Nous sommes encore sous l’emprise de son sourire d’affection, tandis que la chaise roulante à travers les corridors le rapproche, de seconde en seconde, du dépouillement des âmes qui ne connaissent plus infirmités, tourments et défauts. »

Si l’on prend garde à cette phrase, on s’aperçoit qu’elle éveille des échos dans l’œuvre d’Angelo Rinaldi.

Du côté sombre, l’obsession de la déchéance due à la maladie ou à l’âge dans les premières lignes saisissantes et volontairement répugnantes de La Maison des Atlantes, dont le personnage se remet difficilement du mal qui emportera Angelo Rinaldi, ou de Résidence des Étoiles. Mais la sérénité et la confiance du cardinal Lustiger, il a su si bien les comprendre et les dire. Ne marquent-elles pas, à la fin de son discours de réception, la main qu’il tend à celui qui sera un jour son successeur au 20e fauteuil, une pensée bien rarement formulée dans ce genre de circonstance ? Ne faut-il pas voir l’effet d’une confiance, peut-être soutenue par le souvenir de la dernière visite du cardinal Lustiger dans le courage et la sérénité avec lesquels il a accepté sa propre et ultime épreuve ? Et nous garderons mémoire de son dernier mot, quelques instants avant sa mort, et alors qu’il semblait ne plus pouvoir parler, ce dernier mot qui était une question : « Et le pape ? » C’était, rappelons-le, le 7 mai, jour où s’ouvrait le conclave.

Ces questions trouvent leur réponse ambiguë et profonde dans les derniers paragraphes de son discours de réception à l’Académie. J’ai déjà trop abusé de votre temps, chères consœurs, chers confrères, pour les citer, mais je vous invite à relire le parallèle entre José Cabanis et Flannery O’Connor.

Ces questions nous accompagneront demain, lorsque nous entourerons Angelo Rinaldi à Saint-Germain-des-Prés, comme il se doit, et en costume, conformément à sa volonté, avant de l’accompagner par la pensée à la cathédrale de Bastia et à la terre corse qui l’attend.