Rapport sur les concours de l’année 1881

Le 4 août 1881

Camille DOUCET

ACADÉMIE FRANÇAISE.

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

DU JEUDI 4 AOUT 1881.

RAPPORT

DE

M. CAMILLE DOUCET

SECRETAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE 1881.

 

Messieurs,

Le 25 août 1772, d’Alembert, appelé de la veille aux fonctions de secrétaire perpétuel de l’Académie française, commençait ainsi son premier rapport sur le concours de poésie :

« Les prix que l’Académie propose tous les ans sont un des objets qui l’intéressent le plus. Ils excitent l’émulation des jeunes littérateurs et leur font sentir les premiers aiguillons de la gloire, de cet appât si nécessaire au génie et, trop souvent, son unique récompense.

« L’Académie éprouve donc le regret le plus sensible lorsqu’elle se voit privée de la satisfaction de distribuer ces couronnes si précieuses pour elle. Amie de tous les gens de lettres, qui ont tant d’intérêt d’être unis, elle voudrait n’en contrister aucun, quoiqu’elle ne puisse éviter, malheureusement pour elle, d’en mortifier tous les ans un grand nombre, soit qu’elle donne, soit qu’elle remette le prix. Mais ce n’est pas seulement aux gens de lettres, ses concitoyens, qu’elle doit rendre compte de ses jugements ; elle en doit répondre à ce public qui a les yeux sur elle et qui l’avertit, de temps en temps, d’être aussi difficile que lui.

« C’est d’après ces motifs que l’Académie s’est crue obligée de suspendre le prix de poésie qu’elle devait distribuer cette année et de le remettre à l’année prochaine. »

Mentionnant alors avec estime une pièce de vers qui, sans mériter qu’on la couronnât, avait « paru supérieure à toutes les autres, l’Académie, dont je ne suis que l’interprète, disait encore d’Alembert, aurait désiré que l’auteur eût mis dans son ouvrage plus de mouvement et de coloris, et se fût élevé davantage à la dignité et à l’intérêt de son sujet ».

Ces paroles, Messieurs, prononcées devant nos pères il y a plus d’un siècle, je pourrais aujourd’hui les répéter devant vous, sans avoir à y changer un seul mot.

Si, parmi les cent-soixante-dix-huit pièces de vers présentées cette année au concours de poésie, l’Académie a pu en distinguer deux ou trois quelque peu supérieures aux autres, aucune, à son grand chagrin, ne lui a paru s’élever à la dignité et à l’intérêt du sujet proposé par elle.

Ce sujet, Messieurs, dont un seul mot, un seul nom, signalait assez la grandeur, ce sujet c’était : LAMARTINE.

L’éloge du chantre d’Elvire et de Jocelyn, du poète des Méditations et des Harmonies allait donc enfin retentir ici, sous ces voûtes étonnées de ne pas l’avoir encore entendu ! C’était une dette de l’Académie, que l’Académie demandait qu’on payât pour elle.

Ce qui est différé ne sera pas perdu. Dans deux ans, en 1883, le même sujet, remis au concours, aura été traité de nouveau cl, en permettant, cette fois, qu’un prix soit justement décerné, le succès répondra, j’espère, à notre persévérant appel.

Ce n’est pas tout ce que Lamartine a pu faire ; c’est ce qu’il a fait de supérieur qu’il fallait mettre en lumière ; ce n’est pas l’homme qu’il fallait peindre, de près et en miniature ; c’est le poète qu’il fallait chanter de loin, de haut surtout, en parlant de lui comme en parlera la postérité.

« Les opinions ont pu demeurer diverses sur vos doctrines, mais il n’y en a qu’une sur votre talent, disait déjà l’illustre Cuvier à M. de Lamartine, en le recevant à l’Académie, le 1eravril 1830. « Si tous, ajoutait-il, n’ont pas déféré au philosophe, à cette magie puissante qui commande à tous les êtres, qui fait mouvoir les mondes, qui évoque les ombres, les anges et les démons, qui, tour à tour, à votre volonté, nous charme et nous effraye, chacun a reconnu le poète. »

Voilà le programme que M. Cuvier rédigeait d’avance, il y a cinquante et un ans, pour les poètes de l’avenir qui, après l’avoir tenté vainement hier, prendront demain leur revanche, en rendant, sous le nom de Lamartine, hommage à la poésie elle-même, à la poésie qui se retrouve chez lui partout, dans ses vers et dans sa prose, dans sa vie privée et dans sa vie publique, dans l’infortune même de son déclin comme dans l’éblouissement de ses triomphes.

Un regret de plus s’ajoute à celui que l’Académie éprouve de s’être vue ainsi contrainte à laisser sans emploi la première de ses récompenses. La dernière de ses fondations n’aura guère été plus heureuse.

Une part du prix de cinq mille francs, dû à la générosité de madame Botta, recevra dès aujourd’hui une bonne et honorable affectation ; mais le prix lui-même, comme le prix de poésie, sera remis encore au concours, pour être disputé de nouveau, et décerné aussi dans deux ans.

En 1874, le 18 décembre, madame Botta écrivait de New-York à l’Académie pour lui offrir de mettre à sa disposition un prix de cinq mille francs qui, tous les cinq ans, serait attribué au meilleur ouvrage publié en France sur le thème suivant, disait-elle : La Femme ; et de quelle manière ses relations domestiques, sociales et politiques pourraient être modifiées dans l’intérêt d’une civilisation plus haute.

Assez irrespectueuse pour notre civilisation moderne, cette formule américaine était de nature à effaroucher quelque peu une compagnie pacifique, amie de tous les progrès, mais ennemie de toutes les révolutions ; littéraire avant tout et par-dessus tout ; qui ne demanderait qu’à céder toujours à des confrères plus compétents l’honneur, périlleux pour elle, de traiter les questions politiques et sociales.

Sans refuser tout à fait son concours et sa peine que, d’habitude, elle ne marchande pas à qui les réclame, l’Académie dut, cette fois, montrer quelque hésitation ; mais bientôt, toute sa liberté d’action restant réservée, le prix fondé par madame Botta fut, d’un commun accord, destiné formellement au meilleur ouvrage qui serait présenté sur la condition des femmes.

Ce prix, nous espérions le décerner aujourd’hui pour la première fois. Cinq concurrents ont répondu seuls à notre appel, et, si le sujet proposé dans l’origine par madame Botta avait été adopté, un petit livre intitulé : la Femme libre, aurait eu certainement des droits à la préférence. Mais plus il se rapprochait du programme écarté par l’Académie, plus, par cela même, il s’éloignait de celui qui a prévalu, de celui qui pour nous est la loi, et que nous avons dû respecter.

Dans ce volume, qui tient tout ce que son titre promet, l’auteur a fait preuve d’un talent réel ; mais il a manqué le but, en manquant de mesure et de modération. Au lieu de traiter en philosophe et en moraliste des questions de morale et de philosophie, c’est avec passion qu’il agite des questions sociales que nous n’avons pas à discuter avec lui. Ses intentions sont bonnes ; ses moyens sont dangereux. Pour améliorer la condition des femmes, il ne faut pas commencer par en faire des hommes ; il ne faut pas leur enlever ce premier mérite, qui toujours sera leur charme, leur honneur et leur droit, le mérite d’être des femmes !

Par ses qualités comme par ses défauts, ce livre était de ceux qui ne passent pas inaperçus ; il a eu cet avantage et cet inconvénient.

Le prix n’a pu lui être donné ; mais personne ne l’a obtenu.

Une importante série d’études sur le développement historique de la condition des femmes dans tous les pays et à toutes les époques avait pourtant attiré l’attention de l’Académie, qui se souvenait d’avoir à deux reprises, en 1864 et en 1872, encouragé leur auteur : mademoiselle Clarisse Bader.

Sous ces divers titres : la Femme dans l’Inde antique, la Femme biblique, la Femme grecque et la Femme romaine, mademoiselle Bader a entrepris, depuis près de vingt ans, un immense travail d’information spéciale qui la plaçait déjà dans les termes du concours avant que le concours existât ; elle y sera d’autant plus qu’elle avancera davantage dans l’achèvement de son œuvre, œuvre encyclopédique, qui a préparé la question, qui l’a étudiée, commentée, élucidée ; mais qui, manquant jusqu’à ce jour d’une conclusion formelle, ne l’a pas encore résolue.

Voulant honorer des efforts persistants et récompenser des travaux littéraires qu’anime partout le sentiment moral, comme le disait ici M. Villemain, en proclamant le prix décerné à la Femme dans l’Inde antique ; voulant aussi témoigner autant que possible du désir qu’elle aurait de répondre sans retard au vœu de la donatrice, l’Académie a prélevé, sur le montant du prix Botta, une somme de deux mille francs qu’elle attribue, avec estime ; à mademoiselle Clarisse Bader, en attendant qu’un ouvrage plus complet achève ce qu’elle a si utilement commencé.

Dans deux ans, Messieurs, je l’ai dit et je le répète, ce prix qui, dès aujourd’hui, est de nouveau remis au concours par l’Académie, ce prix de cinq mille francs sera décerné au meilleur ouvrage qui, avant le 1er janvier 1883, nous aura été présenté sur la Condition des Femmes.

J’en ai fini, Messieurs, avec les prix que l’Académie ne donne pas ; je vais maintenant remplir une lâche plus douce en proclamant devant vous les nombreuses récompenses que ses autres concours lui ont permis de décerner.

Le grand prix Gobert était attribué, l’an dernier, à M. Chéruel pour les trois premiers volumes de son savant ouvrage sur l’Histoire de France pendant la minorité de Louis XIV ; le quatrième et dernier volume a paru depuis, et, digne en tout des trois premiers, il nous conduit sans défaillance jusqu’au terme que s’était assigné son auteur ; mais, si, légalement et officiellement, la minorité de Louis XIV a pris fin en 1651, lorsqu’il eut accompli sa treizième année, en réalité ce n’est que dix ans plus tard, après la mort de Mazarin, que ce prince commença à gouverner par lui-même. L’œuvre de M. Chéruel serait incomplète s’il n’y ajoutait le récit des grands événements qui préparaient de loin le grand règne.

Tandis que la faction des princes s’alliait à l’Espagne et lui sacrifiait, avec Gravelines et Dunkerque, tant de nos anciennes conquêtes, par un noble contraste, tout à la gloire de Mazarin, M. Chéruel nous le montre dans l’exil s’obstinant à repousser les offres qui tendaient à le détacher de la France et, plus tard, avec une clarté saisissante, il nous enseignera par quelle politique heureuse Mazarin, ramené au pouvoir, parvint à triompher de la Fronde. On l’a loué souvent d’avoir su alors, à force de finesse et d’habileté, séparer la vieille Fronde de la cabale des princes ; en se servant de l’une pour vaincre l’autre, il ne faisait, au contraire, que changer d’ennemis, aussi le voyons-nous aujourd’hui, dès l’année 1650, appelant de tous ses vœux la formation d’un parti vraiment national qui, constitué enfin, en dehors des princes et du Parlement, avec le concours de la bourgeoisie parisienne, assurera un jour la victoire définitive de la royauté.

Pour l’ensemble de ce beau travail, et sans attendre un cinquième volume qui en serait le digne complément, l’Académie décerne de nouveau le grand prix Gobert à M. Chéruel.

Le second prix Gobert est attribué à M. Berthold Zeller pour deux volumes publiés par lui, l’un sur le Connétable de Luynes, et l’autre sur Richelieu et les ministres de Louis XIII, de 1621 à 1624.

Dans ces deux volumes, M. Berthold Zeller semble avoir entrepris, et je ne le lui reproche pas, une double campagne de réhabilitation : réhabilitation du connétable, déjà tentée jadis par M. Cousin ; réhabilitation du roi, si sévèrement jugé pendant deux siècles et envers qui, de nos jours, par une tardive faveur, l’histoire affecte de se montrer plus clémente et plus équitable.

L’ouvrage de M. Berthold Zeller embrasse une des périodes les plus confuses de notre histoire, celle qui sépare l’espèce de dictature exercée par le maréchal d’Ancre du grand ministère de Richelieu. C’est un enchaînement de mesquines intrigues de cour, sur lesquelles les mémoires du temps, presque tous inspirés par des passions et des rancunes personnelles, ne jettent qu’une lumière assez douteuse. À l’aide des informations qu’il a puisées dans les correspondances inédites de diplomates italiens résidant alors auprès de la cour de France, M. Berthold Zeller a pu rectifier plus d’une erreur, sans se laisser entraîner jusqu’à méconnaître l’incommensurable distance qui sépare le puissant génie du cardinal de Richelieu de ce qu’un de nos savants confrères a appelé les velléités plus ou moins heureuses de M. le connétable.

N’aimant pas Richelieu, le redoutant peut-être, Louis XIII, après la mort du connétable de Luynes, parut disposé tour à tour à donner sa confiance au prince de Condé, au chancelier de Sillery et au marquis de la Trémoille ; mais, découragé de tous, après les avoir mis successivement à l’épreuve, et reconnaissant dans le cardinal une habileté, une fermeté, une fécondité de ressources et aussi un sentiment de grandeur patriotique qui l’appelaient à relever la fortune de la France, devant l’intérêt public il fit le sacrifice de ses répugnances personnelles et confia enfin au plus digne le droit de le servir et le pouvoir de le défendre.

Le nom de Richelieu ne peut être prononcé dans cette enceinte sans qu’aussitôt la reconnaissance de l’Académie salue avec respect la mémoire de son glorieux fondateur.

Notre modeste aïeul Conrart aurait bien aussi quelques droits au même titre et au même hommage.

Un vers de Boileau a suffi jadis pour le condamner au silence prudent, dans lequel il s’en faut de beaucoup qu’il se soit toujours renfermé.

Un très gros volume que lui consacrent aujourd’hui MM. Kerviler et de Barthélemy parviendra-t-il à lui rendre la parole et à le réhabiliter à son tour, en faisant connaître quel rôle considérable il a joué dans la société du XVIIe siècle et quelle grande part il a prise à la création de l’Académie ? On a dit de Conrart qu’il avait la profession d’honnête homme ; ce n’est pas un petit éloge ; son jugement très sûr l’a fait considérer en outre comme un arbitre de la langue. Plus connu désormais et apprécié enfin à sa juste valeur, on honorera doublement en lui l’homme pour son caractère et l’écrivain pour son talent.

C’est un service de plus que devra notre compagnie à M. René Kerviler, qui poursuit, avec persévérance et avec succès, la tâche qu’il s’est donnée de rendre à d’illustres morts, oubliés trop tôt, l’immortalité qu’on leur avait promise et qu’on ne leur a pas tenue.

À ce livre intitulé : Valentin Conrart, premier secrétaire perpétuel de l’Académie française, l’Académie décerne les deux tiers du prix Halphen ; le dernier tiers étant attribué à M. Henri Welschinger pour son étude sur le Théâtre de la Révolution, de 1789 à 1799.

C’est l’histoire anecdotique d’un des côtés du mouvement de l’esprit pendant la Révolution française. Jour par jour, l’auteur déroule à nos yeux, dans sa lanterne magique théâtrale, le3 hommes et les choses de ce temps funeste ; les écrivains et les écrits ; les acteurs du dedans et ceux du dehors ; la tragédie dans la rue et sur la scène ; le drame terrible et la comédie sentimentale ; le sang et les larmes ; les grandes et les petites journées enfin, du 14 juillet au 18 brumaire. Plein de recherches curieuses et de renseignements nouveaux, ce livre est très agréable à lire et très utile à consulter.

À l’honneur de l’armée française, le prix Thérouanne a été enlevé d’assaut, cette année, par trois jeunes commandants qui, maniant la plume aussi bien que l’épée, consacrent à des travaux d’histoire les heures inoccupées de leurs intelligents loisirs.

L’Académie décerne, sur la fondation Thérouanne, un prix de deux mille cinq cents francs à l’étude historique de M. le commandant Bourelly sur le Maréchal Fabert, et, le surplus, elle l’attribue à M. le commandant de Piépape pour son Histoire de la réunion de la Franche-Comté à la France, en accordant une mention honorable à M. le commandant E. Hardy, pour son savant travail sur les Origines de la tactique française.

Dans ce dernier livre, la stratégie occupe peut-être plus de place que la tactique ; mais, pour les profanes eux-mêmes, dans plusieurs de ses parties, il est d’un puissant intérêt, et les explications qu’il donne sur les plus célèbres batailles de l’antiquité et des temps modernes sont de nature à guider utilement les historiens qui n’auraient pas, comme le commandant Hardy, fait, en les approfondissant, une étude spéciale des questions purement militaires.

De tout temps, au dire de M. le commandant de Piépape, la population franc-comtoise s’est signalée par la fermeté de ses idées. Son attachement inébranlable à d’anciennes libertés, qu’on qualifiait de privilèges, se manifesta surtout lorsque, de la domination de l’Espagne, elle passa sous celle de la France ; elle n’accepta d’abord ce changement qu’à contre-cœur, et, après y avoir longtemps résisté, craignant qu’il n’amenât la ruine de ses vieilles institutions ; mais bientôt, rassurée et confiante, c’est avec bonheur qu’elle s’absorbe dans cette grande unité française que regrettent ceux qu’on en sépare et dont notre patriotisme a toujours le droit d’être fier.

L’excellent travail de M. le commandant de Piépape sur la Réunion de la Franche-Comté à la France méritait qu’on le distinguât même à côté des deux volumes que le commandant Bourelly a consacrés à l’histoire du maréchal Fabert, l’un des personnages les plus intéressants et pourtant l’un des moins connus peut-être de la première moitié du XVIIe siècle. Bien des gens ne voient en lui que le premier et presque le seul exemple d’un plébéien parvenu, avant 1789, aux honneurs du maréchalat.

On s’est plu à exagérer l’humilité de son origine pour agrandir encore, par le contraste, les obstacles qu’il a eu la gloire de surmonter. Le fait est qu’à deux reprises son aïeul et son père avaient été anoblis tour à tour, l’un par le duc de Lorraine Charles III, l’autre en France par Henri IV. C’est néanmoins comme cadet aux gardes que le futur maréchal de France débuta dans la carrière où il devait tant s’illustrer, en passant successivement par tous les grades, après les avoir tous mérités.

Ce long récit d’une vie glorieuse et sans tache, utile toujours et respectée, forme un livre plein d’intérêt qui, portant au bien par de nobles enseignements, devrait être placé au fond de toutes les gibernes, à côté de ce bâton de maréchal, plus ou moins imaginaire, qu’on promet aussi à tous les soldats, comme l’immortalité à tous les académiciens.

Fondé par un de ceux que l’avenir n’oubliera pas, le prix Guizot est décerné sans partage à une savante étude publiée en deux volumes par M. Charles de Lacombe sur le comte de Serre, sa vie et son temps.

Toutes les grosses questions de l’époque, M. de Lacombe les a rencontrées sur son chemin j’il les a traitées avec beaucoup de modération et d’autorité, avec un tact exquis et un remarquable talent d’analyse. Son livre est, à la fois, un commentaire très utile de l’histoire de la Restauration et un digne hommage rendu à la mémoire un peu trop oubliée du plus grand orateur de ce temps, du courageux ministre qui crut à la liberté et qui, pour la fonder en France, donna son talent et sa vie.

« J’écoute toujours M. de Serre avec une attention respectueuse, » disait M. Royer-Collard, que M. de Serre pourtant avait dû écarter du conseil d’État, en même temps que ses premiers amis, Camille Jordan et M. Guizot.

C’est le prix Guizot que, par une heureuse coïncidence, l’Académie décerne aujourd’hui au livre qui replace le comte de Serre à son rang, rapprochant ainsi avec honneur les noms glorieux de deux hommes que des désaccords politiques avaient pu séparer un moment, mais qui méritaient tous d’eux d’être réconciliés sur le terrain commun des services rendus à leur pays.

Une pareille fortune, un hasard heureux de nos concours réunissait au premier rang, parmi les meilleurs ouvrages présentés pour le prix Bordin, deux livres qui ne sont pas sans quelque analogie l’un avec l’autre : les Causeries florentines de M. Julian Klaczko et les Origines de la Renaissance en Italie, par M. Émile Gebhart. Avec deux esprits très différents, nous rencontrons dans ces deux volumes un même fonds d’étude et des sujets presque semblables. Pour M. Gebhart, Dante est un grand exemple invoqué à l’appui de la thèse générale qu’il soutient ; Dante, pour M. Klaczko, est le premier, presque le seul héros de son livre, celui autour duquel tourne tout un monde d’idées et de faits.

L’Académie décerne à chaque ouvrage et à chaque auteur, à M. Julian Klaczko et à M. Émile Gebhart, un prix de valeur égale, sur la fondation consacrée par M. Bordin à encourager la haute littérature.

Dans le livre de M. Klaczko, dans son savant commentaire sur le génie de Dante, le personnage et les œuvres du père de la poésie italienne, sa vie privée et sa vie publique, son influence sur son temps et sur la postérité, sont l’objet d’appréciations toujours justes, neuves parfois, et qui, sans être paradoxales, sont empreintes d’une piquante originalité. Un sens littéraire très dense mêle à une intelligence des textes et à une connaissance des faits qui révèlent une véritable et solide érudition.

Laissée entièrement libre dans ses choix, par le fondateur du prix Bordin, l’Académie n’avait heureusement à se préoccuper ici d’aucune question d’origine et de nationalité. M. Klaczko appartient à la France par son rare talent d’écrivain, par l’élégance de son style ample et coloré, par les sentiments aussi qu’il a toujours exprimés sans réserve, dans d’excellents écrits que tout le monde a lus et que personne n’a oubliés.

M. Émile Gebhart est Français, et il parle de l’Italie comme s’il était né à Florence ou à Ravenne, entre le berceau de Dante et sa tombe.

Résumé de vingt ans de travail, de voyages et de lectures, son livre a été sérieusement étudié sur les lieux mêmes, bien qu’inspiré en partie par Michelet et aussi par Burckhardt, l’historien allemand de la Renaissance. L’auteur a fondu, dans un plan original et dans un tout organique, un grand nombre d’idées puisées à diverses sources et il leur a donné le caractère propre de son esprit, l’empreinte de son style et le cachet de sa méthode, plus philosophique qu’historique ; synthèse brillante qui révèle, avec beaucoup de science, un sens critique distingué et un vrai talent d’écrivain.

L’Académie avait remarqué, en outre, un volume intitulé : Variétés morales et littéraires, qu’elle eût voulu pouvoir récompenser également. Le souvenir de M. Paul Albert, professeur éminent au collège de France, protégeait ce livre que sa veuve nous a présenté pour le prix Bordin. Jeune encore, M. Paul Albert est tombé récemment sur ce champ de bataille de l’enseignement supérieur où les fatigues sont grandes, où le succès se paye souvent trop cher. M. Paul Albert l’a payé de sa vie ; laissant après lui, concentrée dans plusieurs volumes, la substance de ses études sur l’histoire de la littérature et spécialement de la littérature française.

L’Académie accorde une mention honorable aux Variétés morales et littéraires de M. Paul Albert, et ne se trouve pas quitte envers lui.

Jamais le prix Marcelin Guérin n’avait été disputé comme il vient de l’être, par un si grand nombre de concurrents.

La veuve d’Édouard Fournier nous avait présenté l’édition dernière et définitive d’un savant ouvrage de son mari : le Vieux neuf, et, le jour même où il succombait, tout à coup, à un mal inexorable, un jeune magistrat de Paris, M. Paul Charpentier, nous adressait son premier livre, le dernier ! qu’il venait de publier sous ce titre : Une Maladie morale, le Mal du siècle. Une intéressante Histoire de Bourdaloue, publiée en deux volumes par le Père Lauras, avait été aussi très justement remarquée.

Si ces ouvrages n’ont pu être récompensés, si d’autres méritaient la préférence, j’aime à donner du moins, en nommant ici leurs auteurs, un témoignage d’estime au vivant, d’estime et de regret aux morts.

Quatre prix et une mention honorable sont décernés, au nom de M. Marcelin Guérin dans les conditions suivantes :

Deux prix de quinze cents francs chacun :

À M. Louis Petit de Julleville, maître de conférences à l’École normale, pour un ouvrage en deux volumes intitulé : les Mystères, — Histoire du Théâtre en France ;

Et à M. Édouard Fremy, pour un ouvrage portant ce titre : Un Ambassadeur libéral sous Charles IX et Henri III ;

Deux prix de mille francs chacun : À M. E. Muntz, pour une étude sur Raphaël, sa vie, son œuvre et son temps ;

Et à M. de Lescure pour un volume intitulé : les Femmes philosophes.

Une mention honorable, je dirais très honorable, comme le rapporteur de la commission l’avait demandé, si l’Académie admettait des degrés dans ce genre de récompenses, une mention honorable est décernée à un livre intitulé : la Science pénitentiaire au congrès de Stockholm, dont les auteurs, MM. Fernand Desportes, avocat au barreau de Paris, et Léon Lefébure, ancien député, ancien sous-secrétaire d’État, désignés tous deux par leur compétence en pareille matière, se sont rendus en Suède pour assister aux séances du congrès et ont pris là, très utilement, une part active à ses travaux. Après avoir suivi les discussions de cette assemblée, qui, dans sa courte session, a pu aborder et élucider les points principaux de la science pénitentiaire, ces messieurs ont complété leur tâche en publiant, dans un livre tout personnel, une série de chapitres remarquables et d’études très justement appréciées sur la répression, l’amendement et la prévention.

S’il ne s’agissait que de couronner une œuvre de science, de justice et de charité sociale, animée de l’esprit le plus sage et le plus libéral, c’est au premier rang que ce livre eût été placé. Son mérite n’a pas été méconnu, loin de là ; mais, par son caractère trop spécial, il a paru ne pouvoir répondre à l’objet de la fondation et à la pensée du fondateur.

L’ouvrage de M. de Julleville est le commencement d’une œuvre beaucoup plus étendue, qui comprendra trois parties distinctes : les Mystères, le Théâtre comique au moyen âge, l’Histoire du théâtre au temps de la Renaissance.

La première partie forme deux volumes, dont le second est consacré à l’exposition des documents relatifs aux mystères. C’est le dossier consciencieux d’un travail d’érudition considérable qui témoigne des recherches que le jeune auteur a dû faire avant d’aborder son sujet, avant d’écrire cette curieuse histoire du théâtre au moyen âge, traitée par lui dans le premier volume avec un grand sens critique et un rare talent d’exposition. On a souvent et beaucoup écrit sur l’origine du théâtre en France ; jamais on ne l’a fait avec plus de savoir, de raison et d’autorité, dans ce style clair et sûr qui est celui d’un historien exact et bien informé.

À côté de l’ouvrage de M. Petit de Julleville, et au même rang, l’Académie a placé le beau volume qu’un jeune diplomate, fils d’un de nos plus savants confrères, M. Édouard Fremy a publié sous ce titre : Un ambassadeur libéral sous Charles IX et Henri III.

Il ne s’agit plus ici de la reconstitution d’une portion de notre histoire littéraire ; mais de la restitution tardive d’une belle vie et du juste hommage rendu à un grand citoyen, qui fut à la fois un magistrat courageux, un savant distingué et un diplomate habile, plein de sagacité, d’une grande élévation, et d’un esprit de tolérance trop rare dans des temps difficiles que troublaient la passion et le fanatisme.

En 1559, le président d’Arnaud du Ferrier fut de ceux qui se prononcèrent hautement dans le Parlement de Paris contre l’application de la peine capitale aux faits de la religion. Cette hardiesse pouvait l’envoyer à la mort comme l’illustre conseiller Anne du Bourg ; il eut l’heureuse fortune d’y échapper, et bientôt le chancelier de l’Hospital le recommanda à Catherine de Médicis, qui, devenue régente, le chargea de représenter la France, avec M. de Pibrac, au concile de Trente. Nommé ensuite ambassadeur à Venise, il conquit, et garda pendant quinze années, dans cette capitale de la diplomatie européenne, une situation prépondérante qui faisait de lui comme l’arbitre de la politique étrangère, tandis que, de loin, il ne cessa d’être, pour ses rois, le plus sage et le meilleur des conseillers.

Le jeune auteur de cette biographie qui, par tant de côtés, confine à la grande histoire, a fait un bon livre et une bonne action, en ressuscitant pour nous un homme de bien, un digne serviteur de la France, dont le nom même, quoique mentionné avec estime par de Thou et par d’autres historiens, était tombé dans l’oubli.

En se présentant à notre concours, l’ouvrage de M. Eugène Muntz sur Raphaël, sa vie, son œuvre et son temps, s’est peut être trompé de porte. À l’Académie des Beaux-Arts étaient sa vraie place et ses vrais juges. L’Académie française n’a pas eu le courage de l’y renvoyer. Appréciant dans son livre de grandes qualités de style et un fin talent de critique, elle l’a retenu et couronné.

Je n’en dirai pas autant de M. de Lescure, qui ne se trompe pas de porte en venant chez nous. Il y est toujours le bienvenu. Sous ce titre : les Femmes philosophes, il a réuni une suite choisie de portraits et de peintures animées. Guidé par lui dans cette galerie élégante, le lecteur s’y promène avec plaisir.

Parmi les ouvrages présentés cette année, en petit nombre, au concours fondé par M. Archon-Despérouses, l’Académie en a distingué trois, qu’elle récompense, sans les confondre, pour des mérites divers et dans des proportions très différentes.

En première ligne, un prix de deux mille cinq cents francs est décerné à M. Ludovic Lalanne pour le très curieux et très savant lexique qu’il vient de publier, à la suite de sa nouvelle édition des œuvres de Brantôme. Brantôme n’était pas seulement un homme d’esprit qui, usant des libertés d’une langue encore imparfaite, la pliait à ses besoins, sans hésiter à créer des mots et des tours de phrases pour rendre ses idées à son goût et à sa manière ; il a de plus ce mérite de nous initier au langage des gens parmi lesquels il a passé sa vie et dont il a raconté les aventures. Sous l’influence des reines venues de l’Italie et de l’Espagne, la cour s’était mise alors à parler un langage mêlé d’espagnol et d’italien qui contrastait fort avec la langue du peuple, avec celle des savants surtout. C’est la langue bigarrée et singulière que parlait volontiers Brantôme et que nous fait mieux connaître aujourd’hui le lexique de M. Lalanne.

En le récompensant pour cet excellent travail, l’Académie voudrait encourager M. Ludovic Lalanne à composer un nouveau lexique que, depuis longtemps, il prépare, nous le savons, et qui ne nous serait pas moins précieux, sur la langue du XVIe siècle.

Un autre prix, de la somme de mille francs, est décerné à M. Félix Frank, que l’Académie estimait déjà comme poète et qui, cette fois, lui a présenté des travaux d’érudition d’un grand intérêt. Une édition nouvelle de l’Heptaméron de la reine de Navarre, faisant suite à celle de la Marguerite des Marguerites publiée en 1873, du Cymbalum mundi (même année) et des Comptes du monde adventureux (1878).

À ces textes, publiés avec soin, des principaux conteurs du XVIe siècle, M. Félix Frank, a joint d’excellentes notes qui les éclairent. Dans une savante introduction, placée en tête de l’Heptaméron, il s’étudie à retrouver autant que possible et à nous révéler les noms, voilés alors à dessein, des personnes mises en scène dans l’ensemble de l’ouvrage ; augmentant ainsi l’intérêt de ce livre et méritant d’autant plus, aux yeux de l’Académie, la distinction dont il est l’objet.

Un dernier prix de cinq cents francs est attribué enfin à un petit volume publié par M. F. de Gramont sous ce titre : les Vers français et leur prosodie. Ce n’est pas précisément un ouvrage de philologie, et, si l’auteur a fait quelques emprunts curieux à notre ancienne littérature poétique, moins préoccupé du passé que du présent et de l’avenir, il s’est attaché surtout à donner aux jeunes poètes, nés et à naître, des conseils d’une utilité contestable, mais si sages, si sensés, et d’une si honnête intention qu’il a paru juste de lui en tenir compte et de l’en récompenser dans les limites du possible.

Peu d’entre vous, Messieurs, savent, je crois, ce que c’est que le Querolus. Je l’ai appris, pour vous l’apprendre.

Le Querolus, disons en français : le Grondeur, est une comédie latine, des derniers temps de l’Empire romain. L’auteur en est inconnu ; on sait seulement qu’il vivait dans l’intimité d’un grand personnage et qu’il composait des pièces pour égayer ses repas. Celle qu’un hasard heureux nous a conservée contient de jolies scènes, très habilement conduites. Sachons-lui gré, en outre, de nous faire connaître à quoi s’amusait cette société mondaine et lettrée, à la veille de l’invasion des Barbares.

La traduction facile, élégante, agréable de M. Louis Havet, qui peut servir de commentaire au latin, tant elle le serre de près, tant elle en éclaircit toutes les obscurités, rendra plus facile pour nous l’étude de cette curieuse comédie qui, suivant l’expression de son jeune traducteur, fut la dernière œuvre gaie du Bas-Empire.

Ce n’est pas une œuvre gaie que M. Aulard a traduite. Il y a loin du Querolus au poème de l’Infelicità ; très loin de son joyeux auteur ignoré, au sombre poète du désespoir, que tout le monde connaît. On parle beaucoup de Leopardi depuis qu’il a inspiré une célèbre école philosophique qui, contrairement au système du docteur Pangloss, proclame que tout est pour le plus mal dans le pire des mondes. En réalité si, chez nous, on parle beaucoup de Leopardi, on ne le lit guère. Pour le traduire, il faut savoir à fond l’italien et cela ne suffit pas toujours pour le comprendre. M. Aulard l’a mis à la portée de tout le monde en nous donnant une excellente traduction, très exacte et très littéraire, de ses poésies complètes et de ce qu’il y a de meilleur dans ses œuvres en prose.

MM. F.-A. Aulard et Louis Havet ayant tous deux rendu aux lettres un service égal, l’Académie, embarrassée pour choisir entre eux, les couronne l’un et l’autre, en leur décernant le prix Langlois.

Le prix de Jouy n’a pas été facile à donner. De nombreux concurrents y prétendaient, dont beaucoup avaient raison d’y prétendre. D’autres s’écartaient d’eux-mêmes en ne remplissant pas les conditions du programme. Nous avions distingué tour à tour : La Cure du docteur Pontalais, par M. Robert Halt ; Moi et l’Autre, par M. Charles Diguet ; Scènes de la vie de théâtre, par M. Abraham Dreyfus ; la Chimère, par M. E. Chesneau ; Amours et Amitiés, par le brillant vicomte de Létorière ; les Chemins de la vie, par Mme Toussaint, née Samson ; Madame Lambelle enfin, par M. Gustave Toudouze, et Serge Panine, par M. Georges Ohnet.

C’est ce dernier ouvrage que l’Académie couronne.

Rentrant plus et mieux que les autres dans les termes du programme, il est, à la fois, conformément au vœu de la donatrice, un ouvrage d’observation et d’imagination, ayant pour objet l’étude des mœurs contemporaines. C’est dans le vif de la société moderne, dans la lutte de ses vertus et de ses vices, que le drame se passe. Drame poignant s’il en fut, que je ne vous raconterai pas, mais que vous lirez et dans lequel vous trouverez comme l’a si bien dit un éminent critique, dont j’aime à prononcer ici le nom, M. le comte Armand de Pontmartin, » l’art de créer des situations, d’étudier des caractères, d’exprimer des passions, de peindre des figures vivantes, d’intéresser, d’émouvoir, de plaire. »

Ce jugement était celui de l’Académie. Elle a décerné, sans hésitation, le prix de Jouy à M. Georges Ohnet, en regrettant seulement de ne pouvoir récompenser aussi tous les ouvrages dont le mérite s’était signalé à son attention.

Pour s’acquitter, autant que possible, avec ceux que, dans divers concours, elle avait eu l’occasion de remarquer, l’Académie décerne le prix Lambert à M. Gustave Toudouze, auteur, comme je viens de le dire, d’un roman plein d’intérêt et de charme : Madame Lambelle.

Avec la même sympathie, et pour les mêmes motifs, elle partage le prix de trois mille francs fondé, au nom de M. Monbinne, par MM. Eugène Lecomte et Léon Delaville le Roulx, entre madame veuve Toussaint, madame veuve Édouard Fournier et madame veuve Paul Albert.

Fille d’un grand comédien qui fut aussi un écrivain de talent, madame Toussaint-Samson avait concouru pour le prix de Jouy, et son livre, intitulé : les Chemins de la vie, est de ceux que je mentionnais tout à l’heure.

En parlant du concours Bordin, j’ai rappelé les derniers ouvrages de MM. Édouard Fournier et Paul Albert ; ce souvenir était pour leurs veuves un grand titre aux yeux de l’Académie.

Il me reste, Messieurs, à vous entretenir maintenant de deux concours, les derniers, d’une grande importance l’un et l’autre : le concours Vitet, fondé dans l’intérêt des lettres par un de nos illustres confrères, et le concours Montyon, plus modestement institué pour les ouvrages utiles aux mœurs.

Cent trente-quatre ouvrages avaient pris part à ce dernier concours.

L’Académie en a couronné douze.

Avant de les proclamer devant vous, permettez-moi de vous en signaler quelques autres qui n’ont pu avoir leur part de récompense, mais qui, tout d’abord, avaient été réservés comme dignes d’attention.

Trois ouvrages, distingués d’ailleurs, ont leur place à part, en dehors du concours.

Nous n’avions pu lire, sans être frappés de la hauteur des pensées et de l’élégance du style, un petit livre de morale et de philosophie intitulé : le Gentleman, par un diplomate.

Ce diplomate, qui me pardonnera de trahir ici son incognito, nous avons, avec plaisir et en même temps avec regret, reconnu en lui M. le baron de Dumreicher, envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire de S. M. l’empereur d’Autriche près la cour de Portugal. Je dis avec regret, car notre concours, uniquement réservé par M. de Montyon à des écrivains français, se fermait de droit, et malgré nous, devant un noble étranger, dont nous aimons du moins à saluer le talent, que la France ne renierait pas.

Écrit par un Français, celui-là, par un bon Français qui, au mérite d’être un magistrat éminent, joint celui d’avoir, en prose et en vers, une plume élégante et facile ; un autre livre, qui n’est pas de Mistral, mais qui en a l’air, s’est présenté à nous bravement sous ce titre : Mireille, poème provençal de Frédéric Mistral, traduit en vers par E. Rigaud, premier président de la cour d’Aix.

Ce livre a du malheur avec nous ; nous en avons avec lui.

L’an dernier déjà, il frappait à la porte du concours Langlois et nous lui opposions tout d’abord cette fin de non-recevoir : En fondant son prix de traduction, M. Langlois a voulu surtout répandre et vulgariser en France les chefs-d’œuvre anciens et étrangers. Mireille est un chef-d’œuvre, mais un chef-d’œuvre d’hier, français comme son auteur, qui vit encore, Dieu merci ! Vous ne pouvez donc concourir.

Mais alors, nous dit aujourd’hui le même ouvrage, au lieu d’une traduction ne voyez en moi qu’une œuvre littéraire, un poème dont j’ai fait les vers et dont la forme est bien de moi, si le fond m’est venu d’un autre. Accueillez-moi, à ce titre, non plus dans le concours Langlois, mais dans le concours Montyon, où les poètes sont toujours les bienvenus.

Si excellente que fût la traduction de M. le premier président Rigaud, nous ne pouvions vraiment y voir une œuvre personnelle, et nous avons dû l’écarter encore, avec chagrin, mais avec respect, en rendant hommage au mérite des vers, au talent du poète et à la dignité du magistrat qu’on ne saurait trop louer de consacrer ses loisirs au culte des lettres, loin que nous lui reprochions, comme il le dit avec tant de bonne grâce dans sa préface, cette diversion innocente à l’austérité de ses fonctions.

Nous aurions aimé enfin à pouvoir couronner un très savant et très intéressant ouvrage de M. Egger, intitulé : Histoire du Livre depuis ses origines jusqu’à nos jours. M. Egger s’est refusé lui-même à ce témoignage d’estime de ses confrères. Membre de l’Institut et professeur à la Faculté des lettres de Paris, il est de ceux qui donnent des prix ; il n’est pas de ceux qui en reçoivent.

Parmi les ouvrages qui avaient été réservés avec honneur, je ne serai que juste en en citant au moins quelques-uns : l’Homme et son berceau, par M. Lucien Biart ; le Nid de pinson, par M. Raoul de Najac ; les Alpes, par M. Talbert ; le Tour d’un gamin de Paris, par M. Boussenard ; Nouvelles bigarrées, par. M. G. Liquier ; la Rustaude, par Mme Fleuriot ; Renée, par Étienne Marcel.

Les Poésies complètes de M. Charles Monselet pouvaient difficilement être considérées comme un ouvrage utile aux mœurs ; mais il serait encore plus difficile de ne pas leur sourire au passage et de ne pas en signaler l’esprit, la bonne humeur et la verve un peu trop gauloise.

Sous ce titre : Constantine, voyages et séjours, s’est présenté modestement à notre concours un livre des plus agréables, instructif par surcroît, et que nous aurions voulu pouvoir couronner. Nous conduisant en Algérie, un peu partout, et surtout dans la province de Constantine, il nous fait visiter en détail, guidés par une main si fine qu’elle m’est suspecte, tous les lieux qu’à parcourus pour nous son aimable auteur, M. ou plutôt, je crois, Mme Louis Régis.

Finissant par où j’aurais pu commencer, j’aime à vous signaler également, avec un attendrissement respectueux et sympathique, un charmant petit volume plein de grâce et de délicatesse qui, lui aussi, semble être l’œuvre d’une femme ; et qui, plus modeste encore, est simplement intitulé : Petites histoires, par Camille Hervey.

Pour répartir entre douze ouvrages couronnés les seize mille francs qui forment le montant total du prix Montyon, il a fallu diminuer d’autant la somme d’argent que chacun pouvait espérer ; la somme d’honneur reste entière. Aucun de nos lauréats ne songera donc à se plaindre.

Deux prix, de deux mille francs chacun, sont décernés :

À M. Alfred Croizet, maître de conférences à la Faculté des lettres de Paris, pour son étude sur la Poésie de Pandore et les lois du lyrisme grec ;

Et à M. Albert Babeau, pour un ouvrage intitulé : la Ville sous l’ancien régime.

Quatre prix, de quinze cents francs chacun, sont attribués aux quatre ouvrages suivants :

M. de Montyon, par M. Fernand Labour, juge au tribunal civil de la Seine ;

Histoire d’un forestier, par M. Prosper Chazel ;

Grand-père, par M. J. Girardin ;

Les Petites Écolières dans les cinq parties du monde, par M. Élie Derlhet.

 

L’Académie décerne enfin six prix, de mille francs chacun, à trois ouvrages en prose :

L’Étudiant d’aujourd’hui, par M. René Vallery-Radot ;

À travers l’Algérie, par M. Paul Bourde ;

Plantes et Bêtes, causeries familières sur l’histoire naturelle, par M. Pizzetta ;

Et à trois volumes de vers :

Jeanne, poème, par M. Jules Breton ;

Poésies paternelles, par M. Arthur Tailhand ;

Rêves et Pensées, par M. Charles de Pomairols.

Pindare est un des écrivains anciens les moins faciles à comprendre. Il parle une langue obscure, il se sert de mètres qui nous sont inconnus, et l’on a grande peine à le suivre dans le développement capricieux de ses pensées. Une partie du livre de M. Croizet est consacrée à résoudre les problèmes que soulève l’étude du grand lyrique grec. Aux conjectures des autres, il joint ses opinions personnelles et les exprime dans une langue claire, ferme et colorée.

La sagesse alors ne s’était pas encore détachée de la poésie, on prêchait la morale en vers et tout poète était doublé d’un philosophe. Tandis qu’en vrai Grec qu’il est, Pindare chante la beauté, la gloire et la jeunesse, il célèbre la vertu, la piété et la justice ; il condamne les fourbes et glorifie les honnêtes gens, ne formant pour lui d’autre vœu que « de marcher toute sa vie dans les sentiers de la vérité et de laisser après lui un nom honoré à ses enfants ».

Le vieux poète était donc un philosophe avant la philosophie, et le livre qui nous le fait bien connaître peut être justement regardé comme un ouvrage utile aux mœurs.

Déjà, en 1879, l’Académie avait distingué un premier ouvrage de M. Albert Babeau : le Village sous l’ancien régime, livre technique, plein de renseignements utiles et de recherches savantes, dont l’auteur, libéral et moderne autant que respectueux du passé, avait su rester impartial en traitant un sujet délicat.

Les mêmes qualités se retrouvent aujourd’hui dans le nouveau livre de M. Babeau, qui est comme la suite et le complément du premier. Ce livre, intitulé : la Ville sous l’ancien régime, a nécessité des recherches considérables. Il est bien conçu, bien distribué et très intéressant : l’auteur y étudie les divers organes de la cité en France avant 1789 et, dans les documents originaux, il a trouvé des matériaux suffisants pour reconstruire notre ancien édifice social. Œuvre de longue haleine et d’érudition, que l’Académie a jugée digne d’être placée en tête de ses récompenses, à côté de l’excellent travail de M. Croizet sur Pindare.

Une étude sur M. de Montyon se recommandait d’avance, par son titre seul, à l’attention sympathique de l’Académie ; justifiant à tous égards cette prévention favorable, le livre de M. Fernand Labour a mérité qu’on le couronnât, comme un digne hommage rendu, avec beaucoup de tact et de mesure, dans un style élégant et correct, à l’homme de bien, au magistrat intègre, à l’illustre et généreux philanthrope qui, l’un des premiers, a fait à notre compagnie cet honneur de la choisir pour récompenser, en son nom, les bonnes actions et les bons livres.

C’est un très bon livre que l’Histoire d’un forestier, par M. Prosper Chazel, un livre sain et honnête, plein d’intérêt et dans lequel’ les jeunes lecteurs, pour qui l’auteur a travaillé, trouveront, outre le charme d’un récit attachant, des enseignements sérieux et d’agréables notions d’histoire naturelle, de bons conseils donnés par de bons exemples.

Il en est de même d’un autre livre qui, par de nombreux côtés, se rapproche du Forestier de M. Prosper Chazel, et que M. J. Girardin a publié sous ce titre : Grand-père. Doué en naissant des instincts les plus pervers, un pauvre orphelin semblait dès lors condamné au vice, au crime peut-être, et au châtiment. Peu à peu, voilà que ses défauts se fondent, pour ainsi dire, l’un après l’autre, sous la salutaire influence d’un bon grand-père, faible et vieux, qui le dompte par sa douceur, qui l’arrache au mal et le sauve.

Tiré des circonstances les plus simples de la vie, l’intérêt de ce livre va toujours augmentant. Les jeunes lecteurs de M. Girardin en seront justement émus ; tous gagneront à écouter le Grand-père, et ses honnêtes leçons rendront les bons encore meilleurs.

Les Petites Écolières dans les cinq parties du monde nous montrent successivement de braves jeunes filles, d’origines diverses, de natures pareilles, fières, dévouées, courageuses, animées des sentiments les plus élevés et les plus purs. Chacune de ces héroïnes a sa physionomie particulière et reproduit, avec une heureuse variété, le type exact du pays que leur auteur a voulu peindre. L’histoire et la géographie interviennent à chaque page pour joindre leur enseignement au charme de ce livre, dont l’attrait s’en augmente encore.

Presque célèbre au début de sa carrière, il y a plus de quarante ans de cela, M. Élie Berthet, parvenu maintenant à l’âge du repos, ne se repose pas ; fidèle jusqu’au bout à l’honnête travail qui, dans l’estime de tous, trouve sa meilleure récompense.

Auteur d’un charmant volume que l’Académie couronnait il y a six ans et qu’elle n’a pas oublié, M. René Vallery-Radot semble avoir cherché dans l’Étudiant d’aujourd’hui la contre-partie de son Volontaire d’un an. Moins bien conçu peut-être que le premier et manquant un peu de cohésion, ce livre est fait sincèrement, avec quelque peine, mais avec beaucoup de soin ; il se distingue par une grande finesse d’observation, par la précision élégante du style, par l’esprit enfin et le goût avec lesquels le jeune auteur traite des idées générales soulevées par lui, çà et là, à côté des idées particulières propres à son sujet et dans lesquelles il n’a pas voulu se renfermer.

Il y a une phrase de trop dans ce livre, la dernière, qui nous a un peu gâté le reste. « Pour la première fois, écrit l’Étudiant d’aujourd’hui à son ami Aubertin, pour la première fois depuis quatre-vingts ans, nous aurons donc, avec toi et ceux qui marchent sur tes traces, une génération saine d’esprit et saine de cœur. Va, poursuis ton œuvre, rallie autour de toi tous ceux qui ont la foi, le dévouement et l’espérance. Vous êtes la jeunesse d’aujourd’hui, vous serez la France de demain. » Au nom de la France d’hier, nous regrettons ce qu’il y a d’excessif et d’injuste dans un pareil langage qui méconnaît trop le passé et qui peut-être espère trop de l’avenir.

Dans les mois de septembre et d’octobre 1879, une caravane parlementaire, composée de sénateurs et de députés, s’en fut visiter l’Algérie, avec la louable intention d’étudier, sur les lieux mêmes, les besoins de cette colonie française. Il en résulta un bon livre, fait au vol par M. Paul Bourde, qui était du voyage comme représentant du Moniteur universel. Dans sa promenade À travers l’Algérie, M. Paul Bourde ne se contente pas de voir et de décrire les pays qu’il parcourt : allant plus au fond des choses, il constate l’antagonisme de l’élément indigène et de l’élément français, il signale les défauts du système colonial, et, tout en reconnaissant les difficultés que rencontrera chaque réforme, il indique des améliorations utiles dont l’urgence se faisait déjà sentir. Lestement écrit et plein d’idées neuves, ce livre emprunte malheureusement aux circonstances actuelles un mérite de plus : l’opportunité.

Sous ce titre : Plantes et Bêtes, M. J. Pizzetta a publié une série intéressante et instructive de Causeries familières sur l’histoire naturelle. Nous promenant, tour à tour, au bord de la mer, à travers champs et à travers bois, il nous en fait connaître les divers hôtes, dont il décrit le caractère distinctif et les propriétés particulières.

M. Pizzetta n’est pas un de ces compilateurs superficiels qui se bornent à reproduire ce qu’ils ont recueilli chez d’autres, c’est un savant naturaliste qui joint à ses connaissances positives un sentiment élevé des merveilles de la nature et un aimable talent d’écrivain. Toutes ses qualités sont dans son livre.

Parmi les poètes qui ont pris part au concours Montyon, le premier que l’Académie couronne… est un peintre ! un grand peintre ! dont, à ses heures, la plume est presque l’égale du pinceau ; qui, dans ses vers, chante la nature comme il la peint sur ses toiles, fortement, rudement, avec grâce autant qu’avec force. J’ai nommé M. Jules Breton.

Le poème champêtre qu’il nous a présenté est intitulé : Jeanne. Puissant et simple à la fois, le drame se déroule, doucement d’abord, puis violemment, au milieu d’incidents naturels et un peu naturalistes qui ont trouble quelques consciences. Voilà pour le fond. Pour la forme, on a reproché à M. Jules Breton une grande effervescence de langage et certaines incorrections de style, qu’il ne cache pas et qui sautent aux yeux en effet. Des qualités de premier ordre, dans la peinture des sentiments et des caractères, d’excellents vers, pleins de charme et d’élégance, ont prévalu sur des défauts qu’on signalait également dans deux volumes de deux autres poètes : Poésies paternelles, par M. Arthur Tailhand ; Rêves et Pensées, par M. Charles de Pomairols.

Verum, ubi plura nitent in carminr, non ego paucis
Offendar maculis,

a dit Horace ; et, si quelques taches n’effrayaient pas le maître, pourquoi l’Académie se montrerait-elle plus sévère ? Elle n’approuve pas tout dans tout ce qu’elle couronne ; elle voit ce qui est mauvais ; elle le blâme, elle s’en dégage et n’en est pas responsable ; mais ce qui est bon, elle le saisit, elle s’en empare, elle l’honore et le récompense. On prend son bien où on le trouve.

Voilà pourquoi, Messieurs, il n’est tenu compte ici que du talent.

Quand plus de vingt années les séparent, étrangers tous deux aux orages des passions mauvaises et tous deux soumis aux plus doux sentiments de la famille, M. Tailhand et M. de Pomairols se rapprochaient de loin pour se rencontrer enfin, devant vous, à cette heure. L’amour paternel inspire à l’un ses plus tendres poésies, l’amour filial dicte à l’autre ses meilleurs vers. À propos du dernier volume de M. Charles de Pomairols, intitulé Rêves et Pensées, on a dit que ses pensées étaient des rêves. Le mot est plus piquant qu’il n’est juste. Les pensées de M. de Pomairols n’ont de la rêverie que le charme. J’oserais dire, en revanche, que dans le livre de M. Tailhand, il y a des rêves qui sont des pensées : lisez l’Éclat d’obus ; lisez le Tambour ; lisez la Leçon de français ! Nobles pensées et nobles rêves d’un poète patriote qui croit, qui chante et qui espère !

Je regrettais, en commençant ce rapport, que le prix de poésie n’ait pu être accordé à un éloge de Lamartine. Les poètes n’auront pas pour cela manqué à tous nos concours. Après ceux que je viens de nommer, en voici un quatrième que l’Académie met à part, au premier rang. Couronné déjà plusieurs fois, l’auteur de la Chanson de l’enfant et des Poèmes de Provence, M. Jean Aicard, n’a répondu à ces encouragements que par de nouveaux efforts. Fidèle à la poésie, il ne s’en laisse distraire pas aucune séduction de la fortune ; c’est encore un titre à nos yeux. Son dernier poème, intitulé Miette et Noré, est de la famille de Mireille et Mistral ne le désavouerait pas. « Ce n’est pas seulement un poème d’accent populaire, c’est aussi un poème d’accent provençal », a dit de lui M. Jean Aicard ; j’ajoute que c’est surtout un poème d’accent français. À l’intérêt d’une action des plus touchantes, d’un drame local, qui ne pourrait se passer ailleurs, étant le drame préféré des chansons populaires de la Provence, M. Jean Aicard joint le mérite d’écrire dans une belle langue, très française, que son soleil du midi colore.

À ce poème, à ce poète, l’Académie décerne une de ses plus belles récompenses, le prix fondé par M. Vitet, dans l’intérêt des Lettres.