Discours sur les prix de vertu 1868

Le 20 août 1868

Louis de CARNÉ

DISCOURS

DE M. LE COMTE DE CARNÉ
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

20 août 1868.

 

MESSIEURS,

Lorsque l’Académie vient faire connaître à la France de nobles œuvres accomplies dans une profonde obscurité, ce n’est pas dans la pensée de les rémunérer par les récompenses qu’elle leur décerne. On n’applique pas au dévouement le système des primes, et personne ici n’a jamais tenté de faire de l’intérêt le principe générateur du devoir. Vainement quelques docteurs sans disciples se sont-ils efforcés de confondre ce que nos plus invincibles instincts commandent de séparer : pour les esprits les plus dévoyés, la vertu est demeurée ce qu’elle fut dans tous les temps, l’effort généreux de l’âme humaine pour établir hors d’elle-même son centre de gravité, sous l’attraction de forces plus puissantes et d’espérances plus radieuses. Les lauréats sur lesquels nos choix s’arrêtent ne soupçonnent pas à l’heure où ils les méritent l’existence de ces couronnes tressées si loin d’eux ; ils ignorent, pour la plupart, les investigations dont leur conduite est l’objet, et qu’ils ne pourraient provoquer sans en perdre tout le fruit. C’est, en effet, une de nos traditions les plus constantes d’exclure du concours au prix Montyon quiconque aurait tenté une démarche personnelle pour s’y faire admettre.

Précédé d’une enquête administrative, ce concours ne laisse à la responsabilité directe de l’Académie que le classement à opérer d’après les documents qui lui sont fournis entre des actes fort divers par leur nature, mais présentant tous un caractère commun, l’immolation de soi-même. Lorsque cette compagnie vient accomplir les intentions d’un donateur généreux, sa tâche consiste donc à placer un moment sous le regard des hommes quelques existences écoulées jus­qu’alors sous le seul regard de Dieu. Le caractère social d’une pareille mission ne pourrait être contesté que s’il était mal compris. Qu’un pays étudie le bilan de ses ressources pécuniaires, il a raison, car ses finances sont le patrimoine de tous et ne sauraient être conservées sans le plus vigilant contrôle ; qu’il présente à l’Europe l’état de ses forces militaires, il fait bien, puisqu’on est respecté dans la mesure de sa puissance. Mais ce pays agit mieux encore s’il arrête quelquefois sa pensée sur ces richesses morales, trésor ignoré dont la découverte fortifie la nation aux heures de défaillance, en lui maintenant avec l’estime d’elle-même sa ferme confiance dans l’avenir.

La statistique des actes de dévouement et la recherche des formes sous lesquelles ils se produisent sont importantes à plus d’un titre. L’étude des dossiers adressés à l’Académie de toutes les parties de l’Empire suffit par exemple pour constater que ces œuvres d’abnégation journalière, dans l’inépuisable variété de leurs applications aux besoins des classes souffrantes, sont inspirées par la même foi, excitées par la même espérance, et que dans la langue du peuple généreux qui les accomplit, elles continuent de s’appeler, comme elles l’ont fait durant dix-huit siècles, des œuvres de charité. Les drames auxquels donnent lieu ces modestes dévouements sont dénués pour la plupart d’originalité et de couleur pittoresque. Le clocher d’un village marque le centre de l’horizon qu’ils embrassent ; ils se jouent dans une chaumière ou le galetas d’un faubourg ; ils se passent quelquefois entre les murs dénudés d’une école ou d’un ouvroir ; les plus émouvantes de ces scènes domestiques se déroulent à des foyers qui ont connu des jours prospères, et sur lesquels la ruine s’est abattue sans les faire déserter par la fidélité obstinée de quelques vieux serviteurs.

Refaire périodiquement le même récit avec les mêmes éléments serait une tâche peu souhaitable, si une préoccupation littéraire était possible en pareille occasion. Le tableau de nos vertus pâlit à côté de celui de nos vices, car le spectacle de devoirs sévèrement accomplis est moins piquant que le récit de faiblesses devenues le thème d’apologies complaisantes et l’aliment habituel d’une curiosité blasée. À côté de cette presse dont l’ardeur s’allume au foyer de nos passions les plus élevées, une autre presse s’est développée comme une plante parasite sur le tronc qu’elle épuise : elle s’efforce de guérir la France de la fièvre politique par la recette trop sûre du scepticisme, et voudrait l’hébéter et la corrompre afin de se préparer des lecteurs. Des spéculateurs en scandales, asservis aux besoins de leur triste industrie, prennent, pour étaler aux regards du pays les plaies qu’il faudrait lui cacher, autant de soin que nous en pouvons consacrer à mettre au grand jour les vertus qui l’honorent. L’Académie est heureuse, grâce à l’occasion fournie par une prévoyante sollicitude, de proclamer l’indissoluble accord du beau littéraire avec le beau moral en opposant une fois chaque année à d’énervantes peintures le tableau vivant d’une nation saine et forte ; elle se complaît à introduire solennellement le chœur des humbles dans cette enceinte, théâtre de triomphes dont le caractère habituel n’est pas l’humilité. Il est bon que ces modestes vainqueurs la traversent avant de rentrer dans l’obscurité à laquelle ils échappent pour un jour, en y laissant avec le parfum de leurs vertus cette utile leçon que les plus belles victoires sont celles qu’on remporte sans y aspirer.

Quelle surprise n’aurait pas éprouvée durant les longues humiliations de sa vie l’ancienne esclave à laquelle est aujourd’hui dévolu le premier prix Montyon, s’il lui avait été révélé qu’un jour viendrait où des actes qu’elle croyait à la fois très- naturels et très-cachés seraient exposés devant cet auditoire et lui mériteraient une récompense à laquelle elle ne se savait aucun titre ! L’Académie s’est félicitée sans doute d’avoir pu donner par cette désignation un nouveau témoignage d’intérêt à la cause de l’émancipation qu’elle : a si longtemps servie ; mais, lorsqu’elle a fixé son choix sur la négresse Nymphe, elle s’est déterminée par des motifs qu’il suffira d’exposer pour constater qu’en la couronnant nous avons rempli un devoir de stricte justice.

On voit depuis bien des années se promener à Toulon, sur les quais du Mourillon, un vieillard derrière lequel marche dans une attitude respectueusement attentive une femme à l’aspect sauvage, dont les vêtements en lambeaux contrastent avec la propreté recherchée de son maître. Ancien colon de la Guadeloupe, celui-ci a connu en d’autres temps toutes les jouissances qu’apporte une grande fortune ; mais sa ruine, que préparèrent des circonstances malheureuses, fut achevée par le tremblement de terre qui renversa la Pointe-à-Pitre. Fixé en France, M. Peillon put, grâce à des secours reçus de sa famille, vivre durant plusieurs années sans éprouver de trop pénibles privations ; mais ces secours, qui ne tardèrent pas à devenir plus rares, cessèrent à l’époque où son grand âge les aurait rendus plus nécessaires. Dans l’abandon où s’achevait sa vie, un seul bien demeurait au malheureux octogénaire, le dévouement d’une négresse dont il s’était fait suivre, dévouement sans bornes, qui, pour être parfaitement libre depuis qu’elle avait touché la terre de France, n’en était devenu que plus ardent. Suppléer par ses efforts aux subsides des Antilles qui n’arrivaient plus, cacher à M. Peillon l’origine des petites sommes qu’elle se procurait par ses rudes labeurs, en attribuant aux amis d’Amérique le rôle souvent prêté aux oncles de ce pays, telle fut la constante étude de l’infatigable servante. Par quelles ressources pourvoyait-elle aux besoins de son maître, et comment parvenait-elle à le tromper pour ménager sa délicatesse. C’était là le secret dont elle se croyait maîtresse. Elle l’a gardé longtemps, en effet, et ce n’est pas sans peine qu’il a été découvert par les chefs éminents de la marine sous le patronage desquels Nymphe s’est trouvée présentée aux suffrages de l’Académie française. Ce secret, le voici :

Pour cette femme, malgré les infirmités inséparables d’un âge fort avancé, la nuit est presque sans repos, car elle la consacre à gagner le pain du jour. Entre ces petites industries ignorées, ressource précaire des malheureux qui les exercent, il en est une qui a fixé, après d’autres tentatives moins heureuses, les préférences de la vieille Dada, surnom habituel donné à la négresse par les enfants du Mourillon. Tandis que M. Peillon repose, sa discrète nourricière se dirige, d’un pas furtif, vers le rivage afin d’y pêcher des oursins qu’elle court vendre au marché avant le réveil de son maître. Lors­qu’au souffle de la tempête la lame déferle avec force et la couvre d’écume, la négresse est heureuse, car la pêche sera probablement abondante, et quelque petite douceur viendra surprendre le vieillard à son lever. Mais si les premiers rayons du jour caressent les vagues endormies, cette fête de la terre et du ciel ne réjouit pas le cœur de l’Africaine, car plus la mer est belle moins la pêche est bonne, et, quand les oursins manquent, un déficit au budget quotidien la contraint d’implorer la pitié de quelques bonnes âmes. Celles-ci n’ont jamais refusé la digne servante, mais pour prix de leurs au­mônes elles ont réclamé des confidences ; puis, au tort de la curiosité est venu se joindre celui de l’indiscrétion, et c’est ainsi que Nymphe, dont l’accoutrement étrange provoqua si longtemps les railleries de l’âge sans pitié, s’est trouvée dénoncée tout à coup, par une coalition de curieux et d’indiscrets, à l’admiration de la France. L’Académie a la confiance que le sentiment public ratifiera le choix qu’elle a fait de la servante de M. Peillon pour lui décerner un prix de trois mille francs.

À côté de cette vertu cachée que toute une ville coudoya vingt ans avant de l’entrevoir, l’Académie en a distingué une autre d’un caractère très-différent, puisque l’acte qu’elle récompense, instantané comme le sont presque toujours les résolutions magnanimes, a été accompli en face de toute une population pour laquelle il fut un grand exemple en même temps qu’une sérieuse leçon.

Dans le courant de l’été dernier, une des tranquilles vallées qui séparent la France de l’Espagne entendit retentir une fusillade sur les pics qui la dominent. Trois militaires engagés dans une tentative avortée d’insurrection, vivement poursuivis par les troupes espagnoles, passèrent notre frontière et pénétrèrent dans la petite ville d’Arreau, portant au front le signe de la défaite et de la proscription. Deux de ces hommes étaient blessés, l’autre ressentait les premières atteintes d’une fièvre typhoïde qui l’a conduit aux portes du tombeau. Exténués de fatigue et couverts de sang, sombres d’aspect et presque farouches, ils implorèrent une hospitalité qui leur fut partout refusée, la crainte comprimant la pitié jusque dans les cœurs les plus honnêtes. La nuit approchait et la mort peut-être avec elle, lorsque Raymonde Olive, une humble ménagère déjà connue dans toute la contrée par son ardente charité, s’approcha des trois malheureux tombés de lassitude au coin d’une borne, les conduisit dans sa demeure et les installa dans sa chambre en se faisant leur garde-malade. Un médecin visita leurs blessures ; il les déclara graves, mais curables, au moyen d’un traitement difficile, dont les prescriptions repoussantes furent appliquées par Raymonde Olive avec une minutieuse exactitude. Se consacrant à cette œuvre pieuse avec une sollicitude qui fit parfois oublier aux deux blessés ce qui s’oublie le moins en ce monde, la famille et la patrie absentes, elle veillait en même temps au chevet de leur compagnon d’infortune, dont l’état fut plusieurs jours considéré comme sans espoir, et auquel elle dut faire administrer les derniers sacrements de l’Église. Le zèle éclairé déployé durant deux mois par cette généreuse fille dans l’accomplissement d’une tâche qui dépassait la mesure de ses forces comme celle de ses ressources, est attesté dans l’enquête ouverte sur ces faits par le juge de paix du canton d’Arreau, d’après les instructions de M. le sous-préfet de Bagnères. Dans le cours de cette enquête ont comparu avec les trois réfugiés espagnols un grand nombre de notables unanimes pour déclarer que ces étrangers sont probablement redevables de la vie aux soins de Raymonde Olive. Aucun secours n’est venu soutenir la pauvre ouvrière dans l’entreprise à laquelle elle s’est vouée avec une audace qui défie la prudence et en triomphe presque toujours ; aucune subvention de l’État ne lui a été attribuée, parce que la solde réglementaire accordée aux réfugiés par le gouvernement français à la suite de l’échauffourée d’Aragon n’était payable qu’au dépôt formé à Bagnères, où ces trois malheureux n’auraient pu se rendre sans courir le risque évident de succomber en chemin. Si l’application rigoureuse des prescriptions administratives peut sembler regrettable en une telle circonstance, elle a eu l’avantage de laisser à Raymonde Olive tout le mérite de sa belle action, et l’Académie s’est empressée de s’y associer en lui accordant un prix de 2,000 francs.

À ces deux prix elle a joint six, médailles de 1,000 francs pour des actes très-divers par leur nature, mais auxquels elle a cru pouvoir attribuer la même valeur morale. La première médaille, portant le nom de son fondateur, M. Souriau, a été accordée à Jean Prévôt, surveillant de la navigation à Libourne, premier lauréat du concours de 1843, dont notre regretté confrère, M. Flourens, fit connaître au pays les actes héroïques. À cette époque, le nombre des sauvetages accomplis par Prévôt montait à vingt-sept. Il résulte d’un mémoire signé par les autorités de la circonscription maritime que ce chiffre s’élève aujourd’hui à soixante-trois. Avoir en vingt-cinq ans arraché, au péril de sa vie, trente-six personnes à la mort, de tels services peuvent être placés en regard des plus glorieux et paraissent appeler la même récompense. Les faits constatés dans ces documents sembleraient invraisemblables s’ils n’étaient établis par des attestations authentiques. Toutefois, les nombreux actes de dévouement qui honorent le nom de Jean Prévôt n’ont pu dérober ce vieux marin à l’application d’une mesure générale, et l’intrépide sauveteur, accablé d’infirmités, a perdu, depuis l’année dernière, avec les fonctions de surveillant de la navigation, le traitement qui l’aidait à vivre. C’est afin de lui donner une compensation nécessaire à sa vieillesse que l’Académie, dérogeant à ses usages, a résolu de le couronner une seconde fois.

À côté du vieil athlète dont le nom reparaît dans nos concours après un quart de siècle, vient se placer une fille qui, jeune encore, s’est dévouée à une maternité d’adoption dont elle a su porter la charge avec une douce fermeté. Marie Trémolet, domiciliée à Buzeins (Aveyron), avait pour amie une voisine, mère de cinq enfants. Celle-ci mourut laissant un mari dissipateur qui ne tarda pas à dévorer le faible patrimoine dont il avait la garde. Émue de compassion pour ces malheureux en bas âge demeurés sans aucun soutien, Marie Trémolet a voulu remplacer auprès d’eux l’amie dont elle avait reçu le dernier soupir, et qu’elle avait peut-être, à l’heure suprême, consolée par une dernière espérance. Ce dévouement l’a conduite à repousser diverses propositions de mariage faites dans des conditions avantageuses, puis à quitter sa résidence pour s’établir dans une autre commune afin d’y rencontrer pour ces enfants des moyens d’instruction plus faciles. Par les soins assidus de Marie Trémolet ces orphelins sont pourvus aujourd’hui d’un état qui leur assure une existence honnête. C’est donc avec justice qu’ils rendent à celle dont le cœur a su trouver ces inspirations que la nature semblait avoir réservées aux mères, un hommage auquel se sont spontanément associés un grand nombre de témoins, tous d’accord pour attester l’intelligence de la jeune fille dans cette œuvre de persévérante tendresse.

Une pensée non moins généreuse a inspiré Mlle Guenin, qui a consacré quarante ans à la fondation d’écoles de filles dans le département de la Haute-Marne. À l’aide de ces stimulants dont les nobles âmes ont le secret, elle est parvenue à créer pour le sexe dont le concours fera surtout fructifier l’instruction primaire dans nos campagnes, une douzaine d’écoles libres ; et ces établissements, installés par ses soins, se sont, pour la plupart, transformés en écoles municipales, que continue d’animer l’excellent esprit de leur fondatrice. Mlle Guenin ne pouvait manquer de fixer le choix de l’Académie, toujours empressée de témoigner sa sympathie pour un intérêt populaire d’un ordre aussi élevé.

Elle a placé au même rang dans son estime et dans ses récompenses trois servantes d’un grand cœur, dont la fidélité a grandi au milieu des plus cruelles épreuves, sans jamais rester au-dessous d’elles. Marie Planchat, attachée au service d’un établissement métallurgique à Clichy-la-Garenne, a longtemps partagé les souffrances qu’entraîna pour son maître l’imprudente application de nouveaux procédés scientifiques à l’industrie qu’il se croyait appelé à transformer. Après avoir épuisé ses forces pour assister celui-ci dans la partie la plus pénible de ses travaux, elle en a dépensé le reste en allégeant, par un labeur sans relâche, pour la famille de cet homme déçu dans toutes ses espérances, les angoisses de la misère, partage trop fréquent des inventeurs placés dans l’alternative des grands succès et des grands revers. Une autre servante, Anne Théron, de Nancy, âgée de soixante-dix-sept ans, est depuis sa jeunesse au service d’une famille dont le chef, pourvu d’un emploi administratif, laissa en mourant cinq enfants dans un état voisin de l’indigence. Continuer à les servir sans recevoir de gages ne fut pas pour Anne Théron un sacrifice, car son cœur leur appartenait bien plus encore dans le malheur que dans la prospérité. Mais bientôt la mort de la mère de famille vint imposer à la noble servante un devoir plus difficile : elle dut, à l’aide de quelques ressources personnelles, pourvoir, à peu près seule, à l’éducation du plus jeune orphelin ; et c’est pour cette tâche heureusement accomplie que le choix de l’Académie s’est arrêté sur elle. Des motifs à peu près semblables ont fait attribuer une médaille de 2,000 francs à Marie-Anne Fabié, de Montpellier, placée chez une personne tombée d’une situation élevée dans le dénûment le plus complet. Amie Fabié a fait plus que de rester au foyer commun après la catastrophe ; elle s’est senti la force de le quitter pour entrer au service d’étrangers, afin de s’assurer des ressources dont la destination est connue de tous à Montpellier. C’est ainsi qu’au moyen d’un salaire péniblement gagné elle a pu, depuis cinq ans, pourvoir seule aux besoins de la personne pour laquelle elle s’est imposé la plus poignante des douleurs, celle de s’en séparer. On lit donc avec plus d’émotion que de surprise ces mots sortis du cœur dans une lettre écrite par la maîtresse si justement reconnaissante d’Anne Fabié : « C’est à elle seule et à ce miracle d’abnégation continue que je dois de vivre encore, malgré les épreuves qui ont brisé mes forces, mais dont j’aurais tort de trop me plaindre, puisqu’en me les imposant, la Providence a placé, pour m’assister, un tel ange sur mon chemin. »

L’Académie attache un prix tout particulier, et l’on ne saurait s’en étonner, à honorer les dévouements de cette nature. Les révéler, en les couronnant, c’est protester contre l’une des misères de notre temps, l’esprit de la domesticité au sein de quelques grandes villes. Après la chute des sociétés antiques et la destruction de l’esclavage, qui en était la base, le christianisme avait agrandi le cercle de la famille en proclamant l’égalité naturelle des êtres rachetés au même prix et réunis au pied du même autel. Cette communauté d’origine et d’avenir, comblant l’abîme ouvert entre les hommes par les accidents de la naissance et de la fortune, imprimait à la différence de leurs conditions le caractère d’un fait transitoire, sans influence sur la fixation de leurs destinées définitives. D’autres idées ont engendré d’antes mœurs, et celles-ci conduisent à poser un problème dont il est difficile de méconnaître la gravité. Dans le contrat de louage intervenu entre des parties condamnées à vivre ensemble en n’ayant à mettre en commun que leurs impatiences mutuelles, quel lien moral les rattachera désormais l’une à l’autre, quel baume guérira les blessures, inévitables résultats d’un contact quotidien ? À mesure que se relâche l’association formée par l’analogie des habitudes et la longue durée des services, les domestiques devenus étrangers à la famille, quoique résidant sous son toit, se transforment, aux yeux du maître, en témoins importuns et en auxiliaires fâcheux quoique indispensables. Après les machines à coudre on souhaiterait volontiers des machines à servir, car celles-ci seraient à la fois et plus dociles et plus discrètes. Si de pareils sentiments peuvent être soupçonnés par ceux qui les provoquent, et si l’égalité des droits politiques rend plus pénible encore la dépendance personnelle, faut-il beaucoup s’étonner que les maîtres apparaissent trop souvent aux yeux des serviteurs comme de purs et simples capitalistes, avec lesquels il est naturel de traiter d’après les rapports ordinaires entre l’offre et la demande ?

Les sciences économiques auront à résoudre cette difficulté avec beaucoup d’autres. En attendant, l’Académie se complaît à constater combien la religion du foyer conserve encore de croyants et de martyrs ; elle est heureuse de montrer par d’éclatants témoignages, recueillis dans la plupart de nos départements, quelle puissance exercent en France, malgré de très-périlleuses excitations, les saines traditions de la société domestique qui, pour prix de quelques ennuis, assurent aux familles où les serviteurs vieillissent à côté de leurs maîtres la douce compensation d’attachements éprouvés.

De longs services gratuits rendus avec une admirable abnégation, et des soins persévérants prodigués aux pauvres, ont appelé notre attention sur six respectables filles auxquelles ont été décernées des médailles de seconde classe, de la valeur de 500 francs. Je me bornerai à citer ici leurs noms, ce que n’attend pas même leur modestie : Miette Versanne, à Bergerac ; Véronique Hilaire, à Blois ; Marie Sauvagnat, à Paris ; Marie Collet, à la Flèche ; Germaine Prieur, à Samoreau (Seine-et-Marne) ; Catherine Bideau, à Marans (Charente-Inférieure). Des médailles de la même valeur ont été attribuées pour une pratique assidue de la charité sous ses formes les plus délicates à Mme Giret, à Lacapelle (Aisne) ; à Mlle Célina-Augustine Delattre, à Verlinghem (Nord) ; à Marie-Louise-Séraphine Pogam, infirmière à l’hôpital de Nantes ; à Célestine Voisinot, à Argenteuil (Yonne) ; à Marie-Yvonne Le Page, à Saint-Brieuc ; à Joséphine Liberté, à Caumont (Ariége) ; et à madame Pattier, à Grazay (Mayenne). Enfin, une dernière médaille de 500 francs a été décernée à Jean-Baptiste Audon, marinier à Avignon, qui, sur les bords dangereux du Rhône, promet un digne émule à Jean Prévôt.

On peut regretter que le pays ne soit pas en mesure d’étudier, avec l’attention que les membres de cette compagnie ont le devoir d’y apporter, les documents réunis depuis 1821 pour ces concours annuels, Les vivantes réalités qu’il rencontrerait devant lui feraient voir, avec une évidence que ne saurait obscurcir aucun sophisme, quelles idées ont la puissance de dilater le cœur de l’homme, et à quelles eaux se rafraîchissent encore nos vieilles sociétés, lors même que le grand nombre boit au courant de ces eaux salutaires sans en connaître la source. Une autre conclusion pourrait ressortir de cette étude : tant d’actes de vertu accomplis avec un si joyeux courage par les plus petits et les plus pauvres mettraient hors de doute cette vérité trop méconnue, que, nonobstant les chances diverses de la vie, l’égalité existe sur la terre dans le bonheur comme dans le devoir, et qu’aucune condition n’a reçu le privilége des seules jouissances véritables. Sous quelque forme qu’il se produise, l’oubli de soi- même procure à quiconque s’en trouve capable l’intuition instantanée de cette beauté morale qui nous apporte et la plus puissante des forces et le plus vif des plaisirs. Il en est du soleil de l’âme comme du soleil qui nous éclaire : sa lumière luit pour tous. L’indigent luttant contre la faim, l’ouvrier succombant sous le poids de son travail, le prisonnier auquel sont mesurés l’air et l’espace, se réchauffent, en dépit du sort, aux rayons de cet astre sacré quand leur cœur est assez haut pour en recevoir et en concentrer les flammes. Ni la richesse ni la grande culture de l’esprit ne sont nécessaires à l’épanouissement de la fleur qui parfume notre vie mortelle, et nul n’est déshérité du droit d’en respirer les fortifiants aromes. Ni le vrai, ni le beau, ni le bien, ne sont, grâce au ciel, le domaine réservé du petit nombre ; et de tout lieu, si humble qu’il soit, on peut s’élever, par un élan généreux, sur les hauteurs où perce l’azur des horizons sans fin. Une noble jeune fille dont l’Académie a couronné les œuvres, et dont avec autant de justice elle aurait pu couronner les vertus, a montré, par un éclatant exemple, que la poésie est moins l’expression des choses à travers lesquelles elle se reflète que la respiration naturelle d’une grande âme. Le Journal d’Eugénie de Guérin constate ce qu’une existence écoulée dans un milieu modeste, saris autres incidents que ceux de la vie usuelle, peut recéler de hautes aspirations et laisser en s’éteignant de traces lumineuses. À la voix de celle qui les évoque, les personnes les plus vulgaires s’y transforment, pour ainsi dire, en venant prendre leur place dans l’ordre universel, et se couronner sous sa main d’une sorte d’auréole.

On dirait qu’une transfiguration semblable s’opère chez tous les êtres voués à la pratique assidue du bien, en quel­que condition qu’ils se rencontrent. Ils brillent dans l’ombre comme la lampe d’un sanctuaire, et s’élèvent au-dessus de l’humanité dans la mesure où ils la servent. Si leur visage garde la trace des passions vaincues et des douleurs surmontées, il porte plus visible encore l’empreinte de la sérénité qui suit la victoire. Lorsqu’on a goûté la douceur de l’immolation volontaire, la joie des larmes dont parle le poète est surpassée par la joie de la privation acceptée et choisie. Les satisfactions que l’homme se refuse ne sont pas celles qui profitent le moins à son bonheur, car tout le secret du grand art d’être heureux consiste à restreindre le champ de nos désirs pour élargir celui de nos devoirs, de manière à nous occuper toujours des autres plus que de nous-mêmes.

Si cette pensée se dégageait naturellement des faits qui viennent de passer sous nos yeux ; si nous l’emportions tous comme un souvenir de la fête où l’intelligence couronne la vertu en s’inclinant devant elle, la fondation de M. de Montyon aurait eu certainement la plus heureuse fortune. Ce n’est rien hasarder que de la lui garantir aujourd’hui. L’idée qui l’inspira, d’abord incertaine et confuse, s’est précisée par les formes diverses sous lesquelles elle s’en produite, et plus encore peut-être par les vives controverses qu’elle a provoquées. À l’imputation d’appliquer aux choses de la conscience les procédés d’encouragement en usage pour l’élève d bétail et l’extension des cultures fourragères, l’Académie a répondu par l’établissement d’une solennité, très-nouvelle sans doute, mais à laquelle les sympathies du pays et son émotion toujours croissante ont bien assigné son véritable caractère. Elle a cherché dans l’ombre des lauréats, non pour les récompenser, mais afin de les donner en exemple ; à ce pays auquel ne manque aucune distraction et que fatiguent tant de spectacles, elle a présenté, avec l’autorité qui s’attache à l’indépendance de ses jugements, le tableau le plus propre à l’honorer lui-même et à le rassurer en présence des obscurités de l’avenir.