Réponse au discours de réception de M. Daniel Rondeau

Le 4 novembre 2021

Danièle SALLENAVE

RÉPONSE

de

Mme Danièle SALLENAVE

au discours

de

M. Daniel RONDEAU

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Une des raisons pour lesquelles je suis heureuse de vous accueillir sous cette Coupole, Monsieur, c’est que je vous dois une expérience unique dans toute ma carrière, et des plus salutaires : celle de se voir refuser un article. Nous étions au début des années quatre-vingt, vous dirigiez alors les pages culturelles du journal Libération. C’était, je crois, sur le nouveau roman. Vous aviez trouvé ce papier trop long, je reconnais là votre délicatesse. J’ai plutôt le souvenir d’un développement pâteux.

S’il fallait une autre raison, elle serait dans le droit fil de nos missions à l’Académie : c’est votre goût et votre curiosité pour une langue à la fois juste, rare et ancienne qui vous fait employer à plusieurs reprises un verbe que personne ne connaît, sauf les Suisses : « se royaumer ». « Se royaumer », c’est se prélasser. C’était à propos d’Alexandre le Grand et de Johnny Hallyday, ce qui n’est pas rien. Le mot n’est pas dans la 9e édition du Dictionnaire, je suggère qu’on l’accueille dans la 10e.

Mais la dernière est sans doute la plus profonde : nous avons des antécédents communs ; nous avons l’un et l’autre des parents instituteurs, vous avez été l’élève de votre père, à qui vous disiez « vous » et « monsieur » en classe, comme je vouvoyais ma mère et lui disais « madame » dans sa petite école rurale.

Vous raconter, Monsieur, c’est entreprendre un voyage. C’est vous suivre à travers de multiples incarnations. Vous êtes l’auteur d’une œuvre importante, traduite dans de nombreux pays. Des romans, des récits autobiographiques, des essais sur la littérature. Voyageur « à la Pausanias », comme lui vous mériteriez le surnom de « Périégète » : celui qui accomplit des voyages afin de les raconter. Nous leur devons ces portraits engagés et profonds qui nous accompagnent désormais dans de nombreuses villes du pourtour méditerranéen. L’aventure de Libération, par où j’ai commencé, vous conduit dans de grands journaux, et fait de vous un éditeur, qui a fondé les éditions Quai Voltaire et dirigé la collection Bouquins.

Mais je ne résisterai pas plus longtemps à la tentation de faire sonner un des vifs contrastes de votre vie. Vous avez travaillé en usine comme « établi » après 1968, et quelques décennies plus tard, vous avez été notre ambassadeur à Malte pendant plus de trois ans. Trajet exemplaire de l’élitisme républicain, de ce qu’on appelle avec un mépris bien inutile la « méritocratie républicaine ».

De départ en migration, de la Lorraine à Malte, vous voici chez nous : mais on n’entre pas seul à l’Académie. Et comme chacun des fauteuils de cette Compagnie est un condensé d’histoire, d’engagements et d’expérience, chacun de nous, lorsqu’il entre sous la coupole, réveille les ombres de ses prédécesseurs. Votre fauteuil fut occupé par des noms glorieux, ceux de Jules Simon, Édouard Herriot, Jean Rostand. Par un illustre inconnu aussi, le 4e titulaire, Jean-Louis Bergeret, dont « on se demande comment il força les portes de l’Académie ». « Il n’a laissé aucun écrit ni, semble-t-il, aucun souvenir parmi ses contemporains. » Et parmi ses successeurs, le nom de Lefranc de Pompignan est surtout connu par ces vers de Voltaire :

« Savez-vous pourquoi Jérémie / A tant pleuré durant sa vie ? / C’est qu’en prophète il prédisait / Qu’un jour Lefranc le traduirait. »

Sachez aussi que pour entrer ici, vous ne devrez renoncer à rien. À aucune des présences qui vous ont accompagné. Car, avec vous, entrent vos parents et leur école rurale, le général de Gaulle, Georges Navel le libertaire, Serge Bonnet le dominicain. Et par un autre de ces vifs contrastes qui scandent votre vie – pour certains, c’est presque un oxymore : vous avez été pendant trente ans l’ami de Johnny Hallyday. L’intellectuel, l’écrivain, et l’homme à qui on attribuait, bien à tort du reste, des fautes de français devenues proverbiales.

Cette surprenante amitié avec Johnny compte beaucoup dans l’estime et l’amitié que je vous porte : si ne me retenait la majesté de ce décor, je pourrais m’essayer à quelques mesures de Retiens la nuit ou Allumez le feu, pour lesquelles j’ai une particulière affection. Voici comment est née cette amitié entre Johnny et vous. Un soir de 1970, vous aviez déposé définitivement votre bourgeron d’ouvrier, vous êtes assis dans les coulisses d’une salle de spectacle, avec sur les genoux un magnétophone Nagra, le mythique enregistreur que les gens de radio, les reporters lointains, les voyageurs aventureux comme Nicolas Bouvier ont promené partout sur la terre. Vous attendez. On va et vient, la tension monte, le chanteur s’est enfermé. Puis la porte s’ouvre. Une grande silhouette en blouson se dessine, la guitare à la main. C’est Johnny qui sort de sa loge : « Qu’est-ce que tu fais là ? – Je viens vous interviewer. – Bon, eh bien attends, maintenant je vais chanter. Je reviens. » Après l’interview, il vous emmène dîner dans un Courtepaille. Quarante ans d’amitié vont suivre.

Mais bien avant votre rencontre, Johnny est avec vous quand vous travaillez en usine, parce qu’il fait partie de la vie des ouvriers qui vous entourent, je vous cite : « jeunes loubards très maigres, et tatoués, cheveux longs, couteaux serpettes dans la poche, fenwickers arabes, ouvriers chevronnés ». Le vendredi soir, au moment de balayer le chantier, vous avez mis au point une petite mise en scène : vous demandez le silence d’un coup de marteau sur l’établi, et vous dites : « Je m’appelle Jean-Philippe Smet, mais vous me connaissez mieux sous le nom de... » Et tous, d’une seule voix vous répondent : « Johnny !!! » L’un d’eux, Bernard, s’empare d’un balai, et danse avec au milieu de l’atelier. « Retiens la nuit, avec toi elle paraît si belle... »

La petite école rurale, l’usine, Johnny et l’ambassade : il y a autant de distance entre ces moments de votre vie qu’entre les régions de votre engagement, la Champagne et la Lorraine qui vous vit exercer vos premières soifs de justice, la Méditerranée et le Liban, à qui vous lie plus qu’une amitié, une fidélité combattante.

C’est ainsi que vous êtes devenu, au cours des cinq dernières décennies, le cartographe des points de rupture d’un espace, à la fois géographique et historique, mental et, pour reprendre un mot à la mode, « civilisationnel ». Vous marchez sans cesse sur des rivages hérissés de ruines et hantés de projets, vous y côtoyez des figures transitoires, cherchant un abri qui n’existe pas, vous devez interrompre votre marche car le sol se dérobe ; îles, projets, hommes ou femmes, que cerne l’échec ou le néant.

Vous êtes une vigie des carrefours, vous êtes un homme d’archipel qui règne sur son chapelet d’histoires et tente sans se lasser de retendre le fil qui les réunit, non sans déchirement, ni hantise de l’échec – l’échec, ce ténébreux noyau de toute réussite. Dont presque aucune n’a manqué à votre vie, sans pouvoir cependant apaiser un secret tourment.

Le monde ne serait-il rien autre que, selon saint Augustin, « le verger du démon » ?

Une image vous résumerait assez, si on osait se fier à des images pour révéler les secrets les mieux gardés. C’est une photographie d’Albert Camus que vous avez choisie pour la couverture du livre que vous lui consacrez. Camus est plongé dans la lecture d’un journal, dont on peut lire le titre : En avant ! suivi d’un point d’exclamation. Mais sur son visage on ne lit aucune certitude, aucune confiance en soi-même, ou dans les autres, ou dans l’avenir. Le sourcil froncé, l’air grave, il marque un recul, une défiance, quelque chose d’une attention sourcilleuse, mélancolique, jusque dans son attitude. Oui, la défiance s’impose, tout nous trompe et nous fait défaut, et d’abord nous-mêmes, incapables de résister aux tentations de l’enthousiasme, aux chimères des lendemains enfin heureux. Comment agir ? Faut-il agir ? Vous n’avez pas entrepris de refaire le monde, Monsieur, vous avez renoncé très tôt à l’idée qu’il fallait le changer : depuis de temps-là vous vous êtes attaché à une tâche douloureuse, angoissante, celle d’être le témoin et le sismographe de la décréation du monde. Contradiction toujours vivante jusque dans votre engagement chrétien.

D’où le nom que vous donnez à votre approche particulière de la foi : vous êtes un « catholique errant », qui aime à venir se recueillir à la basilique Notre-Dame de L’Épine, en Champagne. Intermittences de la foi, ou de la pratique ? La vérité, c’est que le chaos du monde est irrachetable. Vous en avez retiré une vision de l’histoire écartelée entre deux positions, deux postulations, celle d’un chrétien, pour qui l’histoire est celle de la révélation et du rachat, et celle d’un homme inscrit dans son siècle, et toujours rebelle. D’où cette vision ultime, dans votre dernier grand roman, du chaos vers lequel nous nous dirigeons à coup sûr, dans un enchaînement immaîtrisable de forces.

Qu’avec Péguy, encore, vous soyez persuadé que « le vaisseau part sur la mer […] impérissable vers les tempêtes périssables d’un océan sans fin », cela, vous l’avez pressenti, j’imagine, dans les premières images de votre enfance au Mesnil-sur-Oger, dans cet environnement rural, j’en sais quelque chose, qui marque pour toujours de son silence, de son mystère, ceux qu’il a vus naître. Mémoire organique, toujours selon Péguy, des grands espaces d’herbes, de rochers, d’eau, de vent. Devenu le cœur de votre monde, depuis que vous avez choisi, avec Noëlle, d’habiter loin de tous dans ces solitudes, d’y vivre, d’y accueillir vos enfants, d’y revenir après chaque longue entreprise au large.

Mais reprenons à ces débuts le fil de votre vie. Vous êtes né le 7 mai 1948. 1948 est une année de durs affrontements entre mineurs grévistes et forces de l’ordre dans le Pas-de-Calais. Et dans le monde l’horizon s’est obscurci : c’est l’année du coup de Prague, le début du blocus de Berlin, la rupture Tito-Staline. L’armée soviétique a coupé les liaisons ferroviaires entre Berlin et l’Europe de l’Ouest. Au fond de la Méditerranée, Israël proclame la création de son état ; commence alors une guerre avec les populations et les États arabes dont nous subissons encore les conséquences.

Enfant du baby-boom, né après la Libération, vous êtes l’un des dix millions de « beaux bébés », pour reprendre le mot du général de Gaulle, qui, comme toutes les autorités politiques, morales et spirituelles du pays, appelait alors à la reprise de la natalité : dans l’entre-deux-guerres, le nombre de cercueils, disait-on, l’emportait sur celui des berceaux. Vous appartenez à la « génération sans pareille », selon l’expression de Jean-François Sirinelli. On pourrait donc penser que vous naissez l’étoile au front, si l’on se fiait à la mensongère caractérisation de cette période par les quatre P « Paix, Prospérité, Plein-emploi, Progrès », cocktail qui ne se dissout que vers 1975. Mais en réalité, l’époque va subir une mutation anthropologique, sociale et culturelle tout à fait inédite. L’industrialisation et l’urbanisation massive scellent avec la fin des paysans celle d’un monde reposant sur l’autorité et la tradition. Et votre génération va devoir vivre trois basculements de grande ampleur, trois grandes séquences : la France d’avant, les Trente Glorieuses appelées aujourd’hui plaisamment les « Trente ravageuses », enfin le grand basculement des années 1990 et 2000.

Votre lot risque donc d’être le lot commun de tous ceux qui naissent dans des époques marquées par une forte rupture avec la précédente. L’histoire s’est apaisée, elle n’offre plus la possibilité des grands choix où on met sa vie en balance. Vous serez donc par contraste toujours soulevé par les images héroïques de la Résistance et les personnages de la France libre, incarnés par Roger Stéphane, Maurice Druon, ou Georges Guingoin, l’instituteur et résistant communiste, surnommé le « préfet du maquis limousin ». D’où, à l’approche de vos vingt ans, cette question redoutable : Que puis-je faire, qui soit à ma mesure et à celle de ce siècle ? Vous écrivez en 2008, dans « Confession d’un enfant du mois de mai » : « Les campus américains se dressaient contre la guerre du Vietnam. Mais moi, qu’est-ce que j’avais fait ? »

Ce que vous ferez, ce sera d’aller pour quelques années travailler en usine afin de partager le destin des « damnés de la terre » ;

Mais comme on disait dans les romans : n’anticipons pas.

En attendant, vous êtes né – ce qui est déjà beaucoup –, né dans un village, Le Mesnil-sur-Oger, de la Champagne crayeuse, au cœur de la côte des Blancs, village où vos parents étaient instituteurs. Dans ce territoire, André Leroi-Gourhan, notre confrère des Belles-Lettres, entreprendra des fouilles d’une importance décisive. Mais le lieu où vous passez votre enfance et votre adolescence, c’est Châlons-sur-Marne. Rien n’est indifférent dans ce qui entoure nos premières expériences ; ce qui se communique alors à notre insu prendra plus tard tout son sens. Certes, vous serez attiré par l’Orient et par la Méditerranée, mais Châlons vous enseignera une vigilance, qui marque toute votre vie et s’inscrit parfois sur votre visage, vos portraits en témoignent : ni votre regard ni votre posture ne s’inclinent jamais. Châlons. Place forte qui à toutes les époques dut malgré elle abriter une garnison ; relais des pouvoirs royaux et seigneuriaux ; citadelle en pays avancé près de l’ennemi germanique, assise « en frontière d’autres estranges pays ». Ville vigile, aux marches du danger, qui connaît très tôt la logique implacable des affrontements de civilisations : proche de la première bataille des champs Catalauniques où s’opposèrent en 274 les forces romaines de l’empereur Aurélien et celles de Tetricus, dernier souverain de l’Empire des Gaules.

Un vers magnifique de Virgile, dans l’Énéide, signe la capitulation de Tetricus dans une lettre secrète à Aurélien : « Arrache-moi, ô, invincible, à mes tourments. » N’avez-vous jamais été tenté de le dire tout bas dans plusieurs circonstances de votre vie ?

Mais Châlons, d’abord, c’est l’école, c’est la maison d’école. C’est votre mère dans sa classe, c’est votre père dont les parents, les grands-parents et tous les aïeux avaient toujours « vécu dans la nuit des humbles », votre père l’instituteur public avec son chapelet dans la poche. Le destin de la IIIe République avait été placé par Jules Ferry entre les mains des « hussards noirs de la République ». Ce sont eux qui ont gagné la Première Guerre mondiale et donné à la République ses fondements. Mais vous le notez avec douleur : un certain nombre d’entre eux participèrent à la défaite générale de la pensée qui amena Munich et le naufrage de 40. « Mon père, dites-vous, paisible par nature, fut sensible à la propagande antimilitariste qui n’avait pas cessé avec la fin de la guerre du Rif ; il refusa de préparer les E.O.R. Affecté au Ier régiment de tirailleurs algériens en octobre 35, il accomplit ses deux années de service militaire à Blida, sans jamais rentrer chez lui, trop pauvre pour s’offrir l’aller et retour d’une permission. M’a-t-il jamais parlé de cet exil algérien ? Très peu ». La guerre venue : « Après quelques péripéties, mon père et ses compagnons furent emmenés en wagon à bestiaux vers les Stalag IX A et IX B de Dalherda et de Grossheim, où ils passèrent quelques années de leur jeunesse. »

Mon propre père connut la même aventure ; la désillusion du pacifisme, la captivité dont il revint blessé, et ne se remit jamais tout à fait.

Heureusement, il y avait leur métier. « Faire l’école » du reste était plus qu’un métier, c’était un sacerdoce. « Fortifiée par une certaine idée de l’amour conjugal, la vie de mon père, dès lors, eut la simplicité et les couleurs d’un vitrail. » Je continue de vous citer. « Mon père portait toujours un costume et une cravate [le mien aussi] ; il fumait des Gauloises sans filtre dans un fume-cigarette. Il était obsédé d’honnêteté et heureux de son état [...]. Figure ordinaire en son temps, d’instituteur républicain, figure tempérante, réservée, tout entière vouée à la transmission d’un bagage de base, morale et connaissance, qui resta jusqu’au bout celle d’un homme simple, qui rayonnait par son unité. »

Mais je n’oublierai pas l’hommage que vous rendez à votre mère, au moment où, apaisée, elle quitte ce monde. Institutrice toute sa vie, même au-delà de sa carrière, et, ce faisant, inscrite dans une grande cohorte dont aujourd’hui on ne comprend sans doute plus très bien ni le message ni la mission : rendre ce qu’on vous a donné. Au moment où le collège unique est venu prolonger l’enseignement obligatoire jusqu’à seize ans, l’école primaire qui gardait les enfants jusqu’à l’âge de quatorze ans, l’école primaire, première, a perdu son sens. Pendant environ un siècle, l’école primaire et la république n’avaient fait qu’un, l’une soutenant l’autre, l’une instruisant l’autre. Mais cela n’avait été rendu possible que par le rapport très singulier que les instituteurs entretenaient avec la république : elle leur avait tout donné, ils lui devaient de le lui rendre en formant à leur tour dans leurs classes les enfants d’une France encore essentiellement rurale. Nous autres, enfants de ces instituteurs à qui nous devons tout, avons-nous été fidèles à leur héritage ?

Cinq ans plus tard, vous êtes rejoint par votre frère Gérard, qui deviendra un des meilleurs photographes de sa génération, et que vous aurez, que nous aurons, la douleur de perdre il y a cinq ans. Comme vous, il s’était donné comme point fixe la vallée de la Marne, les terres de Champagne, votre région natale, le petit bourg de Chassins. Et vous avez signé en 1991 un livre à deux voix, Portraits champenois. Fidèle à ce que vous décrivez dans un autre de vos livres, Les Vignes de Berlin, où vous interrogez les silences des hommes de votre famille. Dans une très belle formule, vous dites : « Ils me cèdent presque malgré eux quelques bribes sorties de la nuit des humbles...»

Vous avez vingt ans, et nous voici en mai 68. Mai 68 va réorienter complètement votre vie, va en « modifier la courbe », dites-vous. Quand je dis « vous » et « votre » vie, je dois éclairer ce que les ambiguïtés de la grammaire dissimulent : ce vous est un pluriel. Vous le dites d’un mot : « Maintenant, j’étais deux. » En 1966 en effet, vous avez rencontré Noëlle au Centre universitaire de Nancy, elle y préparait l’entrée en deuxième année de Sciences Po à Paris. Elle avait dix-sept ans, vous dix-huit. Vous fêtiez il y a quelques jours à peine vos noces d’or. Commence alors, dans la fièvre et la pauvreté, une vie d’étudiants, une vie d’agitation extrême, de petites ou grandes actions de commando, très folles, très risquées. Ce partage, cette connivence, sera désormais votre lot : rien aujourd’hui n’a changé. Dans ces années où vous dépassez à peine quarante ans à deux, vous rejoignez la Gauche prolétarienne et vous décidez de travailler, en juillet 1971, comme ouvrier dans des usines de Lorraine. Avec deux valises, dans votre vieille 2 CV, vous partez pour la Lorraine. « Pour toujours », dites-vous, certains que ce départ vous sera fatal. Votre but était d’y fomenter sinon la « révolution », du moins quelques grèves. Vous-même travaillez en usine, Noëlle comme vendeuse, puis comme institutrice.

Vingt ans plus tard, quand vous réfléchissez sur cette aventure politique du siècle, vous dites : c’était du mysticisme. Le maoïste militant en effet n’est pas loin du « catholique errant » que vous êtes – à deux, revenus ensemble à la foi de votre enfance. « Il faut conquérir le Ciel par la violence, disait saint Bernard. Pour moi, le gauchisme, c’était un peu ça ! » « On voulait aller vers les plus pauvres. Disparaître pour renaître, autrement, dans la brutalité ouvrière. » Je mêle les citations aux commentaires.

Les établis : le mot vient d’un texte de 1957 de Mao Zedong. Il désigne les intellectuels « appelés à servir les masses ouvrières et paysannes » en allant, pour les comprendre, vivre la vie de ces dernières – « deux ou trois ans, voire plus ». Certains seront encore ouvriers vingt ans plus tard, mais, dans la grande majorité des cas, c’est un phénomène passager. Dont vous avez fait le récit dans votre livre L’Enthousiasme, récit d’apprentissage, éducation ouvrière sentimentale. Après Jules Romains et Jean-Paul Sartre, vous recevez pour ce livre le prix Eugène-Dabit du roman populiste. Dont la définition était à sa création en 1931 : un roman qui « préfère les gens du peuple comme personnages et les milieux populaires comme décors à condition qu’il s’en dégage une authentique humanité ». Voilà qui est bien oublié aujourd’hui, où le mot populisme n’a que des connotations négatives.

C’est une expérience sans concession de l’altérité. Vos compagnons d’atelier s’esclaffent : ce mao, il ne sait même pas planter un clou ! Elle vous aura cependant marqué pour toujours. Et vous protègera à jamais de la condescendance et de l’oubli des « classes dangereuses », même si le peuple garde toujours son secret. Aujourd’hui, vous tentez encore, dans quelques notes inédites, de cerner ce qui s’est passé alors : « Il s’agissait de vivre comme des ouvriers, d’être ouvriers, de nous confronter au réel et à la vérité. Notre action n’avait qu’une logique : l’usine. Ce qui nous importait, c’était de nous fondre dans les “masses”, de vivre à leur rythme, de partager leurs cadences éprouvantes de travail et leur pauvreté, d’accepter leur humilité. Nous voulions exister dans la misère humaine. »

D’où la difficulté à sortir de cette vie d’absolu, même en renouant aussitôt avec une vocation d’écrivain. Votre fils Romain est né pendant la grève de Permali (1972). Vous vous enfermez deux ans aux archives de Lorraine : sas de décompression. Vous écrivez Chagrin lorrain. « Puisque je ne peux changer le monde, je vais le raconter », ce qui est plus et mieux qu’une consolation. Vous le signez avec François Baudin, je trouve le titre admirable pour sa polysémie : Chagrin lorrain. Ce chagrin, c’est le travail dans une acception populaire, et c’est une douleur. Une histoire, donc, qui plonge loin ses racines. Je vous cite : « Dans ces mauvaises terres près de la Moselle, les paysans sont presque tous devenus colporteurs. Ils vendent de la dentelle, des broderies, des boules d’acier vulnéraires, des médailles de Saint Hubert qui préservent le bétail et les hommes de la foudre. » Mais la liberté a une fin, il y a un siècle, avec l’arrivée de la sidérurgie. Il faudra du temps pour les mater, ces paysans qui ignorent l’ordre, la discipline nécessaire à l’âge industriel. Un jour, pourtant, ils plieront sous la loi du chagrin – le travail industriel, « grande fête triste, démesurée, excessive et désespérée ». « Ils flambent. »

Vous resterez marqué par cette terre : d’où le prénom de votre fille, Lorraine, et votre amitié avec Georges Navel. C’est le moment d’évoquer une figure dont le passage dans votre vie, comme un peu plus tard dans la mienne, a laissé des traces inoubliables. Je vous ai connu, Monsieur, et j’ai connu Georges Navel dans les mêmes temps. Nous lui avons ensemble, avec notre ami Gérard Meudal, aujourd’hui traducteur de Salman Rushdie, rendu un hommage collectif dans une revue en 1982.

C’est un dominicain, Serge Bonnet, qui vous a fait faire sa connaissance. Serge Bonnet a beaucoup compté dans votre vie. Champenois lui aussi, et d’un milieu très modeste. Dominicain, il veut devenir prêtre ouvrier, mais en est empêché. Il va donc aller desservir des paroisses de Lorraine du nord. Là commence son travail d’historien du monde ouvrier. Vous le rencontrez presque malgré vous, rien ne vous attire spécialement en lui, c’est juste parce que vous travaillez à Chagrin lorrain. Et pourtant une grande amitié naît dans la seconde. Vos parents, les instituteurs laïques – mais je n’oublie pas le chapelet dans la poche de votre père ! – auront une grande affection pour lui. Homme de foi, droit comme un arbre, « marqué au tronc d’un cercle rouge, pour être abattu » (c’est de Chateaubriand). Comme nous tous.

Un soir vous parlez d’un certain Georges Navel et quelques semaines plus tard Serge Bonnet arrive chez vous, dans une main il tient une bonne bouteille, dans l’autre, une lettre de Navel : c’est toi qui vas lui répondre, dit-il. Navel vous téléphone, deux jours plus tard : « Salut mon gars, j’arrive. Tu es où ? – Près de Pont-à-Mousson. »

Pont-à-Mousson ! C’est là que Georges Navel est né en 1904 dans une famille d’ouvriers. Successivement manœuvre, ajusteur, terrassier, ouvrier agricole, apiculteur, correcteur d’imprimerie à Paris, il est touché par le communisme libertaire, se précipite en Espagne soutenir la révolution ; son premier livre, Travaux, est salué au lendemain de la guerre, et fait entrer sa figure singulière dans un monde qui le reconnaît mais auquel il ne s’adaptera jamais entièrement. Georges Navel est un des écrivains les plus significatifs des années cinquante et soixante, par une sensibilité exceptionnelle au double métaphysique de l’univers matériel et concret. Sa correspondance avec Bernard Groethuysen forme un chef-d’œuvre de liberté, de grande santé prolétarienne, où le monde sensible s’ouvre à une série d’épiphanies, par l’épreuve du travail physique et de la contemplation. « La création était l’œuvre d’un dieu en étincelles dans chaque être », écrit-il.

Fini, le temps de l’usine. Commence celui de la littérature – vos livres et ceux des autres. Vous êtes devenu journaliste, vous dirigez les pages littéraires de Libération. De cette expérience, vous tirez Trans-Europ-Express, un an de reportage littéraire. Déjà se dégage une certitude fragile, prolongement d’un espoir encore timide : de A comme Aragon à S comme Soljenitsyne, l’Europe est le territoire historique de la littérature. Mais ce serait une erreur que de vous enfermer dans une forteresse de papier. L’année 1988 où vous publiez L’Enthousiasme, vous publiez aussi Chronique du Liban rebelle. « Livre, dites-vous, de colère et de honte. Colère et honte devant l’incohérence de cette fameuse “politique arabe” de la France, toujours prête à plier devant le chantage et le terrorisme quand elle ne renie pas les engagements que l’amitié, la culture et la raison demandaient d’honorer. » Le Liban occupera de nouveau pour vous, à plusieurs reprises, cette place centrale. Le Liban est un pays qui appelle régulièrement au secours. Miné de l’intérieur par les conséquences de son généreux accueil des réfugiés palestiniens : « J’avais bien sûr, écrivez-vous, très activement soutenu les Palestiniens dans ma jeunesse (et je les soutiens toujours à l’Unesco), et j’avais encore du mal à admettre que ces mêmes Palestiniens privés de terre et de pays étaient en train de participer à la destruction du Liban. » Et vous avez conservé des liens très forts avec la famille de Yasser Arafat, sa veuve Souha, et la mère de celle-ci, Raymonda Hawa-Tahil, journaliste de grand talent, chrétienne de Naplouse, qui a toujours prôné le dialogue et la réconciliation entre les deux peuples.

Trente ans plus tard, ces mots n’ont rien perdu de leur force, ni hélas, de leur actualité. Vous le redirez en 2017 au Salon du livre de Beyrouth : « Je suis un Champenois des mines, des brumes et des brouillards et, en même temps, une partie de mon cœur est au Liban. »

Toujours, chez vous, ce mélange de profondeur historique et d’engagement présent, d’écriture et d’action. L’Orient s’y prête. « J’ai d’abord connu la Méditerranée et l’Orient par ce que m’en disait l’Histoire sainte qui me transportait sur les rives du Jourdain, à Bethléem, à Jérusalem, en Béthanie, en Galilée, en Palestine, à Tyr, à Gethsémani, au Golgotha. L’Orient vivait en moi, avec son odeur de rose et de mort. » L’échec de toute médiation en faveur du Liban vous a poussé à reprendre vos voyages « à la Pausanias » entre les grandes cités méditerranéennes. Voyageur odysséen, c’est tout l’espace de la Méditerranée qu’il vous faut : Istanbul et Tanger, plusieurs fois, Tunis et Alexandrie.

D’où naîtront quelques-uns de vos plus beaux livres. « Tanger est la porte d’entrée en Méditerranée quand l’on vient de l’Atlantique. C’est à partir d’Alexandre que commence à se poser l’immémoriale “question d’Orient”. Autour de la Mer intérieure, l’Europe, l’Orient et l’Afrique se parlent depuis toujours. La mer n’est pas un obstacle. C’est toujours par les marges que commencent les alchimies improbables. La Méditerranée a été un laboratoire humain extraordinaire depuis plus de deux mille ans, avec des échanges permanents d’une civilisation à l’autre. »

Les grandes civilisations, hostiles ou voisines, ne cessent de fraterniser. Je vous cite encore : « Delenda est Carthago, avait répété Caton l’Ancien, qui ne supportait ni la prospérité ni la puissance commerciale de la grande cité maritime. Une légende prétend qu’il aurait apporté un jour au Sénat une figue fraîche, cueillie à Carthage trois jours auparavant, avec ce commentaire : “Eh oui, nous avons un ennemi si près de nos murs…” » « Un sol maudit, une cité enfoncée dans les entrailles de la terre, charpentes, murailles, maisons, temples et tombes enterrés sous la même épaisseur de cendres, une branche du grand arbre des hommes coupée net, privée de sa continuité d’Histoire, lancée en vaine pâture à la mort. » Carthage résonne étrangement d’une vérité intemporelle, « dans notre siècle nouveau où l’homme semble encore une fois impatient de libérer des forces de destruction ». Dans Salammbô, Flaubert a eu le pressentiment que le monde nouveau ne fera que suivre la pente des guerres monstrueuses. Peu différents dans leur nature, les fléaux du xxe siècle auront seulement de nouveaux noms : totalitarisme, fascisme, guerres de masse.

Balancement, oscillation entre le déploiement des voyages, et le repliement sur la maison de Commercy que vous avez acquise puis aménagée avec Noëlle, dans le milieu des années 1990, pour en faire le « camp de base » de votre famille, de vos enfants et maintenant de vos petits-enfants. Je vous cite dans un petit texte inédit écrit à l’occasion de vos cinquante ans de mariage : « Nous avons construit des chambres, une chapelle, une salle de boxe, des bibliothèques, bénies par Serge, et des murs. En un mot : quelque chose qui ressemble un peu au Paradis. » Et grâce à ce retrait du monde, vous avez maintenu votre compagnonnage avec les livres : vous en témoignez en 1994 et 2015 avec Les Fêtes partagées. Oui, la littérature est une fête. « J’ai toujours aimé les livres, dites-vous en 2007, toujours recherché le moment où le lecteur que je suis commence à entrer dans une relation sincère avec un auteur [...] à l’unisson d’un inconnu qui soudain devient un frère. » « Discipline et plaisir. »

Mais scandée en permanence par un désir de retour à l’histoire pour en sonder les blessures sans rompre avec « l’énigmatique beauté du monde ». Peut-être faut-il, pour en saisir à vif les contrastes, la construction, énigmatique elle aussi, du roman : vous y aurez recours avec en 2004 Dans la marche du temps. Les personnages sont issus de votre propre histoire et de votre histoire familiale. Père et fils nés dans les tréfonds d’une forêt champenoise, le père autour de 1914, le fils Augustin, « dans le chaos du nazisme effondré ». Pierre s’est forgé une utopie de révolution « à coups de faucille et de marteau ». Augustin, devenu un petit bourgeois « recherche les brasiers ». Gauchisme et rock’n’roll. Pierre a connu la révolte et la trahison. Augustin a rêvé de ces temps héroïques. Déception et simulacre. C’est notre histoire. Est-il donc revenu ce désespoir d’un enfant du siècle, craignant d’être privé d’action et de grandeurs ?

Mais non. Est-ce une réponse du destin, ou pour une fois une intuition brillante des politiques ? En 2008 vous devenez notre ambassadeur à Malte, et plus tard, en 2011, ambassadeur délégué permanent auprès de l’UNESCO. Malte – votre livre (Malta Hanina) en témoigne – vous a « fait entrer, dites-vous, dans la confidence d’une vieille civilisation méditerranéenne ». Et vous citez Fernand Braudel, dont vous vous sentez si proche, lorsqu’il accueille en 1972 la « fine fleur des historiens méditerranéens » : « Malte est l’île la plus cordiale, la plus accueillante de toutes les terres de Méditerranée. La Méditerranée lui appartient depuis toujours. Malte est un morceau d’Afrique et elle est en Europe. Elle est en Orient et elle est d’Occident. » Une fois ambassadeur à Malte, vous aurez l’impression de remonter presque tous les filets que vous aviez jetés, de livre en livre, depuis près de vingt-cinq ans. Je vous ai cité, sans guillemets, une fois encore.

Votre ami Johnny vous avait demandé plusieurs fois de couper cette mèche qui vous donnait trop « l’air d’un intello ». Et l’air d’un ambassadeur, maintenant, l’avez-vous ? Voici que l’ancien établi, le voyageur pausanien, se retrouve « jeté » par le destin dans une carrière qui n’était pas la sienne ! Vous usez pour le dire d’une image hardie, en montagnard que vous êtes des existences heurtées. Jusque-là oiseau de passage, vous voici « accroché au rocher maltais » par des lettres de créance, établi – de nouveau, puisque « ouvrier de la diplomatie française sur une île perdue au milieu des eaux et du temps ». Mais l’ambassade tiendra bien plus que ce que promettent en général ces nobles et prestigieuses missions. Avec la complicité de l’île, que vous n’avez depuis jamais cessé de retrouver, vous avez été « admis dans la confidence d’une vieille civilisation ». Malte la généreuse (Malta Hanina), catholique, sémitique, nombril de la mer entre Sicile et Libye, entre Orient et Occident. La France cependant n’est jamais loin, ni le destin de l’Europe. Et Malte, le théâtre d’une tragédie où l’Orient et l’Occident se confrontent. Vous allez pouvoir à Malte conjuguer votre passion pour l’Orient et la défense d’une cause : celle des migrants. Chagrin lorrain en était peuplé. Mais n’est-ce pas une manière de combler ce fossé, de traiter ce remords que vous exprimez dans La Raison et le Cœur : « Nous leur avions donné des raisons d’espérer, et nous avons disparu » ?

Quelques années ont passé. En 2013, vous donnez une interview douloureuse et passionnée sur la question toujours brûlante, toujours actuelle, des migrants. Nous sommes en octobre, et les journaux évoquent l’intervention que vous projetez : « L’écrivain et académicien Daniel Rondeau, ex-ambassadeur de France à l’Unesco et à Malte, décrypte la nouvelle tragédie survenue cette semaine en Méditerranée. » C’est cela qui vous caractérise : vous mettiez en 1970 votre inexpérience de jeune homme inconnu au service du « chagrin ouvrier ». Vous n’avez pas changé, un demi-siècle plus tard quand la tragédie vous saute à la gorge. Vous rappelez le silence et la cécité des Européens du temps de votre ambassade, quand « à la fin des années 2000, il arrivait à Malte environ 3 000 migrants par an ». « J’étais informé, dites-vous, de drames en permanence. Dinghies naufragés, immigrants brûlés par le sel et le soleil, enfants morts pendant une navigation qui pouvait durer une dizaine de jours. Sur leurs rafiots, ils étaient seuls, avec un GPS et un téléphone portable. Personne alors n’avait envie de m’entendre. » La tragédie ne peut aller qu’en s’amplifiant : « La guerre et la famine poussent les gens aux départs désespérés. J’ai lu les dossiers de ceux que j’ai ramenés en France à bord de deux charters, accueillis avec un tapis rouge au Bourget : beaucoup avaient vu leurs parents massacrés ou mutilés sous leurs yeux. Le chaos irako-syrien ne fait qu’ajouter un flux aux autres. » Violence du désordre mondial. Violence de la globalisation.

Le temps a passé. Mais, des allers-retours de l’écriture et de l’action, parce qu’ils remuent la boue et l’or du monde, il n’est aucun lieu qui garde mieux la trace que le journal, ou, comme vous dites, le « cahier ». Vingt ans et plus est le titre que vous donnez à la publication, en 2014, de ces cahiers tenus au fil du temps, remède à la disparition, manière de mettre un signe d’équivalence entre les événements et les hommes (où j’inclus quelques femmes). Reprise et réinvention des « livres de raison », ces livres de comptes et livres de famille, que tenaient aussi bien les laboureurs que d’autres plus aisés. Vous revendiquez cet héritage, et notamment celui dont vous êtes sans doute le plus fier : celui de votre grand-père, « modeste vigneron de Champagne », qui tenait le journal des vents et des températures, de la fleur de la vigne, des maladies et des vendanges. Comme votre mère qui notait aussi chaque centime dépensé sur son agenda.

Ces cahiers, vous ne les aviez jamais rouverts : c’est comme s’ils étaient d’un autre. Vous y retrouvez alors dans une jolie expression « un peu de l’eau de la vie, quelques gouttes, recueillies dans la paume de la main, au jour le jour, avant le filtrage. […] Eau vive : amitiés, désamitiés, engagements, voyages, hauts, bas, solitudes, indignations, rencontres, nouveaux départs, lectures, regrets, libertés et bonheurs ». Mon regard, dites-vous est celui « d’un homme passionné par la littérature et la France, qui arrive à nous faire entrevoir l’histoire en marche ». L’histoire en marche ! Vous l’aviez saisie avec Roger Stéphane en 1997, lorsque celui-ci vous confie une mission. Ayant reçu, il y a plus de quarante ans, l’imprimatur du Général de Gaulle pour son film, Des hommes libres, ou la France libre par ceux qui l’ont faite, Roger Stéphane vous charge de ressusciter, en la métamorphosant en livre, l’épopée de la France libre comme elle ne l’avait jamais été, grâce aux témoignages des premiers Français libres.

De l’histoire en marche, certes : mais votre Vingt ans et plus est aussi autre chose. On y trouve de savoureuses anecdotes. On rapporte à Mme Druon une phrase qualifiant Maurice Druon de « plus bel homme de Paris ». « À quelle époque ? » dit-elle. Se croisent des responsables politiques (Chirac, Mitterrand, Balladur, Védrine, Kouchner, Villepin, Sarkozy), des écrivains, des marins et des boat people, beaucoup d’amis français et étrangers, des archéologues et des boxeurs. Alphabet, abécédaire de nos jours enfuis, ce qui lui donne son unité, et le traverse de bout en bout, c’est une passion qui vous révèle entièrement : votre passion de la France.

Du « chagrin lorrain » au persistant « chagrin français », « ce qui me passionne, dites-vous, c’est la France. Je suis un patriote français ».

Cette passion de la France marque jusqu’à un de vos derniers livres, en 2016, dont le titre est paradoxalement en anglais : « Boxing-Club ». Vous y racontez comment, dans un modeste club de province, vous avez eu un rendez-vous hebdomadaire avec la discipline, l’humilité, la force, la douleur. Je crois que ce sont les mots que vous auriez pu employer pour parler de vos ancêtres du vignoble champenois (du reste des boxeurs d’exception, pour la plupart ouvriers dans les caves de Champagne), de votre grand-père injustement traité à la Libération, et des combats modestes d’une vie d’instituteurs qui fut celle de vos parents. Vous avez rappelé ces combats et ces souffrances dans tous vos romans ; vous les avez vus projetés sur des épopées anciennes ou récentes de la Méditerranée. Mais derrière eux, toujours, il y a l’ombre et la lumière de l’histoire de la France : à propos d’un combat de boxe, vous dites : « La foudre peut toujours tomber quand on ne l’attend plus. » Le boxeur, comme le métallo de Lorraine, comme le champion cycliste, maigre, dévoré par sa passion de réussir qui n’est pas s’enrichir mais s’accomplir : ce sont les fils les plus légitimes de ce destin français dont vous êtes assoiffé.

Notre temps cependant n’est pas plus le leur : dans un tableau apocalyptique vos Mécaniques du chaos montrent comment l’époque s’est engloutie dans la sphère toute puissante de l’argent. Et votre dernier livre, Arrière-pays, donne à entendre sombrement votre hantise de voir s’effacer les traits d’une France oubliée. Les états de droit succombent sous les profits illicites du trafic humain, de migrants et d’esclaves. L’Europe fragilisée, ses fondements dévastés, n’a même plus la force d’appeler au secours, entre corruption et crime. Le courage n’est jamais que la décision issue de l’extrême désespoir ; je vous cite : « Les peuples asservis ont raison de se révolter, mon cœur ne balance pas. Il bat pour ceux qui disent non. » Et sans illusion, « la meilleure façon de préparer l’avenir est de tout donner au présent. Tout donner n’empêche ni la lucidité ni la tristesse. La guerre n’est jamais belle ».

Et c’est cette passion pour la France qui explique votre fascination pour une figure française dont je n’ai pas fini d’explorer toutes les significations : celle de Johnny. Là est le secret de ce « lien mystérieux », de cette « amitié qui n’allait pas de soi » comme vous le dites au moment de sa mort : Johnny est un héros français. En lui se résument les qualités de ce peuple que vous aimez : une simplicité de manières et de cœur, jusque sous les lumières de la scène, et les paillettes du succès. Le peuple ne s’y était pas trompé. Dans une scène magnifique, vous évoquez l’escorte que lui fait une haie de mineurs en tenue de fosse, alignés au petit matin dans le brouillard. Ils étaient en grève, il leur avait laissé le cachet de son spectacle. Repartant incrédule dans sa magnifique Mercédès, il est assailli d’émotion. Il le découvre alors : il est comme eux, il est l’un « des leurs ».

Vous ne vous y êtes pas trompé. Vous le ferez entendre dans l’éloge funèbre de Johnny prononcé sur le parvis de la Madeleine. Cet enfant de la balle, ce saltimbanque « sans autre racine que la musique » avait un lien sans pareil avec le public. « Johnny n’oubliait jamais qu’il tenait sa couronne des faubourgs et des bas quartiers », et « pour la plupart de ses fans, souvent des fils de personne, le seul rapport qu’ils entretenaient avec les mots et avec une forme de poésie populaire, c’était ses chansons. »

Johnny-Gavroche nourrissait « sa propre faim de poésie en mêlant ces vies de misérables à la sienne », régnant aujourd’hui sur le podium des mythologies françaises, coulé dans le bronze de la dévotion populaire, entre de Gaulle et Tintin ». « Notre cœur français bat pour toi », avez-vous conclu.

Au fond, des maos aux migrants, de Johnny à l’Académie, de la Champagne à Malte, rayonnant toujours à partir de votre camp de base, n’est-ce pas aux choix de vie de vos grands-parents, vignerons de Champagne, de vos parents, à leur engagement, opiniâtre et fier, que vous revenez toujours ? À cette idée de la France, modeste mais forte, ouverte à l’émancipation, accueillante parce que grosse d’une promesse aux démunis. Vous l’avez puisée dans une école rurale, vous l’avez prolongée dans vos livres, dans toute votre action. Vous l’avez portée à son extrême, dans ce temps de l’usine, au point que votre père sur le moment ne le comprend pas et pleure en voyant vos ongles et vos mains noires d’ouvrier. Mais non : votre fidélité au-delà de la lettre ne cesse de renouer avec ce monde d’avant ; journaliste, éditeur ou ambassadeur (l’usine, dites-vous, a été ma première ambassade), vous êtes toujours l’« établi » qui un matin partit avec Noëlle faire la révolution, dans votre vieille 2 CV, comme Bonnie et Clyde revus par Godard, dites-vous drôlement.

C’est cette figure généreuse, une et multiple, que j’accueille aujourd’hui en vous accueillant, et en vous disant avec une solennité empreinte d’émotion : entrez, Monsieur, venez vous joindre à nos travaux.