La vie – ou ce que l’on ne possède jamais

Le 26 octobre 2021

Jean-Luc MARION

 

La vie – ou ce que l’on ne possède jamais 

par

M. Jean-Luc Marion
délégué de l’Académie française

Séance de rentrée des cinq Académies

le mardi 26 octobre 2021

 

 

La vie – si nous ne l’expérimentions pas déjà tous et en permanence, nous ne serions pas ici pour en parler ; et pourtant, si nous savons en parler, nous nous savons incapables de la penser, encore moins de la définir. Depuis longtemps, la biologie ne recherche plus la vie dans ses laboratoires, comme nous en avertissait notre regretté confrère François Jacob. Mais la philosophie n’a guère fait mieux, qui l’invoque parfois (ainsi Aristote, Hegel, Nietzsche ou Bergson), sans parvenir à en élaborer un concept précis et opératoire. Le plus pertinent des récents penseurs de la vie, le plus radical aussi, Michel Henry, a expliqué pourquoi : qu’elle ne peut pas apparaître dans la lumière blanche du monde des choses, parce qu’elle ne relève justement pas de la phénoménalité commune : elle n’appartient pas au monde patent des choses, mais nous affecte sans nous apparaître. Elle nous reste immédiatement accessible, mais comme dans une nuit où elle se fait sentir, mais jamais voir.

Voici bien le paradoxe : alors que tout dans le monde s’ouvre à nous en autant de phénomènes visibles parce que nous y vivons, la vie, qui nous rend tout possible, ne nous apparaît pas dans ce même monde. En un sens, le monde s’ouvre dans la vie, mais la vie ne se trouve nulle part dans le monde. La vie ne se trouve non plus dans aucun des vivants, puisqu’elle-même ne constitue pas un vivant, ni même une chose, ni un étant. Ce mode de l’étant, le vivant, atteste la vie, mais ne la manifeste pas. N’étant aucune chose, la vie, pourtant à l’œuvre en tout vivant, ne se voit nulle part. Nous avons tous fait l’expérience – et Dieu sait qu’elle nous marque profondément à chaque fois – de regarder ou toucher le corps juste mort, qui jusqu’à l’instant vivait encore. Que lui manque-t-il désormais qui le sépare de la vie ? Quoi donc sépare le vif de son cadavre ? Il ne lui manque rien, aucune chose n’a disparu : même dispersée ou réduite en poussière, la matière organique reste encore dans le monde. Il ne manque rien, sauf un souffle. La vie ne serait-elle qu’un souffle, un souffle de vent ? Mais ce souffle, qui ne consiste pas en une chose stable, n’est pas pour autant rien. Ce souffle n’est pas du vent, mais l’esprit, où soufflait, où souffrait, jusqu’à l’article de sa mort, la vie de ce vivant.

Que dire de l’esprit ? Nul besoin de se réfugier dans un spiritualisme facile, pour admettre qu’il ne se réduit pas à une illusion, puisque lui seul maintenait le vivant dans la réalité de sa vie et que sa seule absence l’a fait disparaître comme un songe. Le souffle de l’esprit, le souffle ou bien l’esprit, nous pouvons sans crainte au moins dire qu’il n’appartient pas au monde des objets, même si ce monde ne devient vivant que par lui. Quand nous oublions cette distinction essentielle, alors sous le nom de « vie », nous ne pouvons plus envisager que ses conditions matérielles de possibilité, ou plutôt d’impossibilité – la « vie » comme ce qui résiste à la mort, selon la juste formule de Bichat. Mais nous n’en parlons donc plus que négativement, à partir de son absence, comme si elle ne brillait que par son insaisissabilité même.

 

Et pourtant, si nous ne la saisissons jamais, c’est elle qui d’emblée nous saisit. Car, on l’a dit, si nous ne nous trouvions pas toujours déjà en elle, nous ne pourrions même pas nous inquiéter de ne pas la concevoir. Nul n’en parle, nul ne s’en étonne qui déjà ne s’y trouve. Autrement dit, nul ne parle s’il n’est pas né. Or, second paradoxe, nul n’éprouve être né sans éprouver aussi qu’il ne naquit pas de lui-même, mais que, par une naissance qu’il n’a pas conscience d’avoir vécue, qu’il ne connait donc pas personnellement, il s’est toujours déjà retrouvé d’emblée jeté dans la vie, dans une vie qui l’a toujours précédé. Nul ne naît de lui-même, mais, par son ascendance contingente, provient de la vie antérieure, qu’il ignore. Ainsi que l’a défini un philosophe contemporain, Claude Romano : ma naissance m’est originaire (je ne suis pas cause de moi, et rien de moi vient de moi), mais elle ne m’est pas originelle : je ne commande pas mon origine ; je n’y assiste même pas (alors que d’autres l’ont vue et assistée, l’ont constatée et déclarée à l’état civil) ; moi seul, qui pourtant en proviens, je n’en ai aucun souvenir ni la moindre conscience. Originairement, je reste exclu de mon origine, je me découvre toujours déjà en retard sur moi-même, sur mon propre commencement, aussi inaccessible, imprévisible et irreprésentable que me restera, ma vie durant, l’événement à venir de ma mort.

Vivre signifie, pour moi, que je ne suis pas par moi, puisque je nais. Naître implique non seulement de ne pas être par soi, ni cause de soi-même (l’aséité et la causa sui, sauf fantasme, conviennent à Dieu seul), mais surtout d’advenir comme et par un événement qui se passe sans moi, sans ma conscience, sans que je n’en sache rien. Je me découvre moi-même hors de moi, venant d’ailleurs, plus ancien que moi, plus intime à moi que moi-même. Immémorial à moi-même, souvenir d’un événement qui n’a pas eu lieu pour moi, mais qui m’a rendu vivant. Vivre signifie avoir perdu conscience de sa naissance, dès sa naissance. Vivre signifie survivre à sa naissance et tenter, sa vie durant, d’en déployer les possibilités ignorées ou de les gaspiller, voire d’accomplir, dans le meilleur des cas, ce que permettait ou promettait cette naissance inconnue. Accomplir sa naissance, vivre donc cette vie inconnue et reçue, conduit à mourir en vérité et à ne pas en finir, sans rien comprendre, avec la vie. Je reviens alors à ma naissance quand j’y et j’en meurs ?

Ne plus vivre ne dépend donc pas plus de moi que de vivre. D’où la difficulté à concevoir le suicide, qui persiste d’autant plus qu’on voudrait la nier. Car, sauf les cas exceptionnels, où il s’agit d’un sacrifice volontaire où je donne ce qui ne me m’appartient pas à un autrui que j’estime plus que moi (comme l’explique parfaitement Descartes), comment justifier cette injustice envers la vie reçue de mettre fin à ce que je n’ai jamais pu mettre moi-même en œuvre ? De quel droit puis-je détruire ce qui ne m’appartient pas ? Ma mort n’est pas plus à ou de moi que ma naissance. Et toutes les tentatives fantasmées de produire sa vie comme un objet, donc de me faire cause de soi, ne visent au fond qu’à se fabriquer non certes l’immortalité, mais un droit de vie et de mort sur sa propre vie. Or, si je ne connais ni ne vois ma naissance, je ne sais pas aujourd’hui ce que je connaîtrai et verrai de ma mort. L’une et l’autre adviennent comme des événements, qu’on ne peut par définition ni prévoir ni ne provoquer.

Ceci au moins semble acquis : aucun vivant ne se possède ni ne possède sa vie. Entre son début et sa fin, entre temps, dans le temps réel, c’est elle qui nous possède sans que nous puissions jamais la posséder. Concluons donc que, si nous ne la possédons pas, nous ne pouvons que la rendre comme elle nous a été donnée.

 

Donnée, reçue, jamais possédée, ainsi va et nous vient la vie. Je ne peux me la donner justement parce qu’elle m’a été donnée, et donnée d’ailleurs. Nous habitons cet ailleurs, pour un temps et comme notre temps, miséricordieusement concédé (selon une parole de Hölderlin). Quel que soit cet ailleurs (hasard, matière, parents, destin ou Dieu, peu importe ici), il ne me vient pas de moi, mais moi, je viens de lui.

Que signifie cette donnée ? Il semble au sens commun qu’un don peut, par définition, se rendre. Pourtant, il faut admettre une exception à cette paresseuse évidence : on ne peut rendre la vie. Non seulement parce que nous ignorons d’où elle nous vient vraiment (nos parents eux-mêmes l’on reçue, et ainsi de suite), mais surtout parce qu’elle se donne sans retour. Par les parents elle advient à l’enfant, qui la lui donnent, mais ils l’ont donnée sans retour : l’enfant ne rendra jamais aux parents la vie qu’il en a reçue. Et s’il la donne lui-même à son tour, il la donnera à un nouvel enfant, qui ne la lui rendra pas plus qu’il ne l’a rendue à ses propres parents. La vie qui se donne ne se donne pas en retour à celui qui la donne. L’enfant ne rendra jamais sa vie ni la vie au parent, qui mourra.

Ce don sans retour ni échange se donnerait-il donc à perte ? Non pas, car chaque vie se donne à un autre que son donateur, à un autrui ; elle se donne à autrui que pour lui donner une autre vie, absolument neuve et inaugurale, que cet autrui donnera à un autre autrui, là encore sans retour. La vie se prolonge en ne revenant pas à elle-même. Elle s’interdit donc, en semblant se perdre, tout retour en arrière. Elle ne vise qu’à interdire le retour sur soi – l’éternel retour ou le temporel retour. Ce qui condamne l’éternel retour comme un fantasme irrationnel, c’est le don à perte, ou plutôt à perte de vue, à perte de vie, pour la vie à perte et profit. Si l’événement de la vie ne cesse d’advenir à une autre vie que la sienne propre, alors le temps ne se boucle pas sur lui-même, mais s’ouvre en et sur une histoire. Toute historicité repose sur le don à perte de la vie. Ce qui définit la tradition : non pas l’immobilité de la possession retenue et maintenue, mais l’acte sans cesse répété de la transmission à autrui d’une vie reçue et redonnée. Ainsi rien de donné n’est jamais perdu et même n’est perdu que ce qui ne se trouve pas donné.

 

Nous commençons à entrevoir le rapport de la vie au temps. Garder sa vie équivaudrait à s’imaginer la posséder au temps présent. Mais, on le sait trop bien depuis Aristote et saint Augustin, le présent ne dure pas, puisque tout moment présent se divise à l’infini jusqu’à l’instant, ce point insécable, qui disparaît en apparaissant. La vie ne se donne donc jamais dans la présence illusoire d’un présent, puisque ce présent à nous donné ne dure en aucun présent. En fait, l’absence de la vie au présent nous la renvoie à un mode de présence plus essentiel ; elle se reçoit du passé immémorial (ma naissance) et se donne comme avenir événemential (ma descendance). Le sens authentique du présent ne vient plus ici du laps de temps coincé entre le passé et l’avenir, mais du présent, autrement dit de ce qui se donne et dont on fait le présent à autrui. Cette transition, cette transmission ou plutôt, littéralement, cette tradition du don fait le temps et se fait dans le temps, mais en abolissant l’illusion de posséder un moment stable du présent. Dès lors, qui veut posséder sa vie se fourvoie autant que celui qui voudrait posséder un instant présent, demander à l’instant si beau de ne pas passer. Qui veut posséder sa vie la perd.

Faut-il pour autant tenir que qui perd sa vie la sauve ? Sans entrer ici dans une autre logique, celle de la théologie, qui a ses raisons de le penser, nous pouvons, en nous en tenant à un argument philosophique, avancer dans cette direction. En effet, si comme nous l’avons vu, la vie ne se prolonge qu’en suscitant une autre vie que la sienne, qu’en donnant sans retour sa vie à une autre vie, il faut en conclure qu’elle n’advient que sur le mode du surcroît, par accroissement et par un excès permanent ; et qu’inversement, si l’on s’imagine la retenir en elle-même pour la faire revenir à soi, si l’on veut la posséder comme un revenu, alors elle se perd et meurt, comme une source se tarit et un fleuve s’engouffre dans le sol. Ou bien la vie advient par surcroît et ainsi ne revient jamais à elle, ou bien elle demeure en soi et j’y meurs pour moi. Ce qu’on peut traduire par cette recommandation de Montaigne : « J’interprète toujours la mort par la vie[1]. Il s’agit de ne pas interpréter, comme nous le faisons spontanément, la vie par la mort (nous sommes vers la mort, mais non pour la mort), quand nous croyons pouvoir ignorer le surcroît de la vie à la mesure du déficit et de l’anéantissement; il s’agit d’interpréter à partir de la vie la mort elle-même, telle qu’elle ne constitue, au mieux, qu’un cas limite et un moment obligé de la vie (son passage à une autre vie qu’elle permet empiriquement parfois, mais en principe toujours), et non point son accomplissement dans l’anéantissement. Autrement dit, la vie ne demeure qu’en s’accroissant dans une autre vie, en se donnant et en donnant la vie. En sorte que le paradoxe évangélique – « Qui trouve sa vie la perdra, et qui la perd en vue de moi la sauvera » (Matthieu 10, 39) – repose déjà, en fait, sur une loi immanente à la vie : « ... à celui qui a, il lui sera donné et il sera en abondance. Mais celui qui n’a pas, on lui retirera même ce qu’il a » (Matthieu 13, 12). Il n’y a pas de raison pour que la vie s’avère impossible, précisément parce qu’elle naît de l’impossible : le don de la vie, la vie comme don reçu et redonné.

 

Cette vie qui nous traverse comme une tradition, venant d’ailleurs et nous menant ailleurs, dans une tradition, qui nous anime et nous mène à nous-mêmes sans que nous n’y puissions mais, ce fait, ce donné incontestable, qui nous ouvre seul un monde, pourtant nous reste invisible. Nous devons pourtant bien y avoir accès, puisqu’elle nous vient plus intérieurement que le plus intime en nous. Comment ?

En nous advenant précisément. Non seulement à l’instant obscur de notre naissance, mais aussi à chaque instant insaisissable de notre survie. En effet, le propre du vivant tient à sa sensibilité envers son environnement, privilège que l’humain partage avec l’animal : il sent ce qui l’entoure et le touche. Les choses l’affectent, alors que rien n’indique si et dans quelle mesure les choses qui nous semblent non-vivantes sentent leur environnement. La question reste ouverte, mais n’atteint pas le fond de l’interrogation. Car le vivant, et particulièrement le vivant humain sent ce qu’il sent, mais surtout sent qu’il le sent (et ainsi en prend-il conscience). Car, quand je touche une chose inerte, cette chose ne sent pas que je la sens, mais encore je sens ma chair sentant, je suis affecté par ce que je sens et indissolublement je me sens sentir. Il n’y a pas de sensation d’autre chose sans sensation de soi. Ainsi toute sensation d’une chose se redouble d’une sensation de douleur ou de plaisir. Ce redoublement de la sensation resterait impossible si, de soi, ma chair ne se laissait affecter ; et cette sensibilité intrinsèque de ma chair précède toute sensibilité à la chose extérieure. L’expérience de l’anesthésie le confirme : si ma chair ne restait pas sensible en soi et à elle-même, elle ne ressentirait aucune chose extérieure. Le sentir de soi, l’auto-affection (pour reprendre un concept fondamental de Michel Henry) fonde en raison l’affection externe. Ainsi, je ne vois ni ma vie ni la vie, comme je vois les choses du monde ; mais je l’éprouve en m’éprouvant moi-même à chaque épreuve d’une chose mondaine. L’affection (de soi par soi) ne se voit pas parce qu’elle n’entre pas dans le monde visible. Pourtant, lorsque je l’éprouve, je m’éprouve immédiatement moi-même, et ainsi j’expérimente ma vie, la vie en moi. La vie ne me fait donc pas seulement entrer invisiblement dans le monde visible, elle me fait m’éprouver invisiblement mais irréductiblement moi-même. Je me pense, mais d’abord parce que je me sens, donc, ainsi, je suis.

 

[1] Essais, II,11