Réponse au discours de réception de Désiré Nisard

Le 22 mai 1851

Marc GIRARDIN, dit SAINT-MARC GIRARDIN

Réponse de M. Saint-Marc Girardin
au discours de M. Désiré Nisard

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 22 mai 1851

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

     Monsieur,

Oui, vous avez raison : la critique a de grands devoirs à remplir aujourd’hui, et personne n’a plus que vous le droit de le lui rappeler ; car personne n’a rempli ces devoirs avec une raison plus ferme, avec un esprit plus vif, avec un goût plus sûr et plus délicat. Vous venez, aujourd’hui encore, de donner l’exemple de cette franchise qui sied à la critique ; car vous vous êtes plaint au public du public lui-même, qui commence toujours par être le complice des fautes que font les auteurs contre le goût et contre la morale, et qui finit par en être la victime. Alors il se lamente ou s’irrite ; il dit qu’on l’a séduit ; à quoi vous répondez nettement, et vous avez raison, qu’il a voulu être séduit, et que ceux qui aiment le péril et qui y succombent n’ont droit d’accuser personne de leur mésaventure. Vos conseils, aidés de l’expérience, porteront leur fruit, je n’en doute pas ; car nous y avons tous applaudi, et chacun de nous a compris combien ils s’appliquent justement au prochain, auquel nous nous sommes bien promis de les redire.

Je ne voudrais pas cependant que le public, dans une première ferveur de vertu, prît tout d’un coup toutes les qualités que vous lui voulez, et perdît tous ses anciens défauts : il en est quelques-uns que je regretterais, et, par exemple, cette mobilité merveilleuse qui fait qu’il change d’idoles du jour au lendemain, et que, s’il est indifférent au bien, il est oublieux et capricieux pour le mal. De cette manière, le mal, quelle que soit sa fécondité, se lasse et s’épuise bientôt à servir les caprices du public ; et le jour où le mal n’est plus jeune et nouveau, le jour où il tombe dans la routine et la redite, le jour enfin où il vieillit, ce jour-là le public s’éloigne avec dégoût. En littérature comme en morale, il n’y a que l’honnêteté qui sache vieillir sans enlaidir.

Ces inconstances, ces colères, ces dégoûts soudains qui éclatent dans le ménage que le public fait parfois avec le mal, n’allez pas, Monsieur, nous en priver, en faisant le public trop vertueux. Mme de Maintenon disait que dans les couvents tous les retours du cœur sont vers le monde, tandis que dans le monde tous les retours sont vers le couvent ou vers la règle ; et c’est pour cela peut-être que Mme de Maintenon resta dans le monde et qu’elle y occupa la plus haute place. J’en dirai autant du public : quand il vit dans la règle et dans l’ordre, tous ses retours alors sont vers le mal ; quand il vit dans le désordre et dans la licence, tous ses retours sont vers le bien. Laissons donc le public pécher, d’abord parce que nous ne pouvons pas trop nous y opposer, et cette raison suffit pour notre décharge ; de plus, songeons, nous autres critiques, que nous n’avons vraiment de prise sur le public que dans ses jours de repentir et de mécontentement contre lui-même. Nous cherchons, vous et moi, de quelle manière la critique aura le plus d’empire ou trouvera le plus d’appui. Vous comptez pour cela sur les vertus que vous souhaitez au public ; je compte sur les défauts qu’il gardera, et sur ses repentirs.

C’est dans un de ces moments de résipiscence publique que M. de Féletz, votre savant et spirituel prédécesseur, entra dans la carrière de la critique, et qu’il s’y fit bientôt un nom et une place à part. C’était l’instant où la France, sous les auspices du premier consul, essayait de retrouver l’ordre social qui lui convient, en le composant des traditions de l’ancien régime et des institutions de 89. Parmi les traditions littéraires de l’ancien régime, il y en avait que M. de Féletz était éminemment propre à représenter dans le monde et dans la littérature : je veux parler de cette grâce et de cette justesse de la conversation française, qui s’étaient enfuies depuis dix ans au bruit de la déclamation ; de ce perpétuel commerce entre le monde et la littérature, qui profite à tous les deux ; de ce bon goût enfin et de ce bon ton qui étaient la parure de l’ancien régime, mais dont le nouveau régime avait particulièrement besoin, si nous ne voulions pas seulement être un peuple organisé et administré par un grand homme, et si nous voulions continuer l’ancienne civilisation française. Il fallait que la société et la littérature fissent leur œuvre douce et salutaire à côté du gouvernement, qui faisait son œuvre hardie et puissante ; il fallait que, par la défense du bon sens et du bon goût, elles rendissent au pouvoir le bienfait qu’il leur procurait par la défense de l’ordre. C’est ce que fit le groupe d’écrivains éminents et sensés auquel M. de Féletz s’associa et dont il fut un des chefs les plus spirituels et les plus accrédités.

Vous pensez, Monsieur, que le temps de M. de Féletz valait mieux que le nôtre pour la critique, parce qu’elle y rencontrait une adhésion plus vive et plus générale. À Dieu ne plaise que je prétende que nous n’avons pas plus de mérite et plus de vertu à vivre de notre temps que nos devanciers n’en avaient à vivre du leur ! Voyons cependant ce que faisaient M. de Féletz et ses amis. Ils défendaient la société sous un gouvernement qui n’avait pas leur première affection, qui n’avait peut-être que la seconde ; et encore, cette seconde affection, je ne sais pas si M. de Féletz et quelques-uns de ses amis, ceux que j’ai le plus connus et le plus aimés, la donnaient toujours au gouvernement réparateur du premier consul. Ils n’avaient pas, d’ailleurs, l’embarras d’avoir à exprimer dans leur journal ces diverses nuances d’adhésion. La critique politique ne pouvait pas alors faire d’erreurs : tout ce qui touchait au gouvernement et à l’administration était interdit à la controverse. Il n’y avait pas à chercher si les institutions nées de l’esprit de 89 étaient bonnes ou mauvaises ; il n’y avait pas à les défendre ou à les attaquer. Le premier consul en avait fait ses institutions. Ce n’étaient plus des théories : c’étaient des lois. Si la controverse eût été permise, si M. de Féletz avait eu à faire le triage entre le bien et le mal de 89, je suis disposé à croire qu’il n’aurait pas été tout à fait juste, et je ne lui en voudrais pas : Il détestait de si bonne foi le mauvais esprit du XVIIIe siècle, qu’il lui eût été bien difficile d’en reconnaître et d’en aimer le bon. N’ayant point à juger les institutions, puisqu’elles étaient hors de cause, M. de Féletz se dédommagea dans la critique littéraire, et y poursuivit à son aise la mauvaise sensibilité et la mauvaise philanthropie, la routine et le radotage de l’impiété, la déclamation surtout, qui est la langue des sentiments et des idées fausses ; tout ce que le XVIIIe siècle enfin nous avait légué de ses défauts érigés en vertus. C’étaient là les vices que M. de Féletz attaquait avec une vivacité particulière. Mais, outre ces défauts, il y avait les vices généraux de la littérature et qui sont de tous les temps : le mauvais goût, l’affectation, les génies creux qui se croient profonds, les cerveaux vides qui n’en sont que plus sonores, la pauvreté des idées et la pompe des mots, les petits esprits et les grosses vanités, les faiblesses enfin de l’humanité, plus visibles encore peut-être, sinon plus grandes, dans les hommes de lettres que dans les autres hommes.

Contre ces vices de son temps, ou de tous les temps, M. de Féletz était impitoyable et infatigable. Sa critique était toujours polie, et c’était un malheur de plus pour ceux qu’il critiquait : car sa politesse ne faisait que mieux affiler ses épigrammes. Du reste, une grande et charmante liberté d’esprit dans sa manière de juger les livres ; et il ne pardonnait pas plus volontiers aux sots, qui sont dans tous les partis, qu’aux philosophes, qui n’étaient pas dans le sien. Il ne prenait pas l’opinion pour le mérite ; et, quoiqu’il gardât de l’esprit de parti ce que nous en devons tous garder et ce qui touche à l’honneur du drapeau, il n’y sacrifiait rien des droits de la critique. Il raillait finement partout où il trouvait à railler ; et où ne trouvait-il pas à railler ? N’a-t-il pas raillé quelques-uns de nos prédécesseurs avant d’être lui-même un de nos confrères ? Et, si je cite ce souvenir sans en être embarrassé ni pour lui ni pour nous, c’est que, d’une part, je ne suis pas fâché que M. de Féletz ait eu quelques défauts et que j’aie à les dire, afin d’échapper à la fadeur du panégyrique ; et que, d’une autre part, cela montre la bénignité ou la politique de l’Académie, qui, lorsqu’on la raille avec esprit, attend patiemment que le railleur veuille être académicien, et le nomme, afin de consommer et de constater sa vengeance.

Il ne faut pas croire qu’il n’y ait que la critique politique qui déplaise : la critique littéraire ne choque pas moins ceux qu’elle veut avertir ; et je ne sais pas, quant à moi, ce qui est le plus à craindre, de la haine d’un poëte ou de celle d’un tribun. Le temps de M. de Féletz avait cet avantage, que les tribuns n’y étant pas poëtes, ou les poëtes n’y étant pas tribuns, il n’avait affaire qu’à un seul défaut et qu’à une seule colère. Loin de reculer devant ces ressentiments, M. de Féletz revendiquait partout hardiment les droits de la critique ; et voici comment il s’exprimait à ce sujet, en parlant d’un discours sur la critique, qu’il louait à si bon titre, et que je ne puis pas louer aujourd’hui, parce qu’il est d’un de nos maîtres qui m’écoute de trop près : – « Saint-Réal, dit M. de Féletz, voudrait qu’on ne critiquât jamais les auteurs vivants. Voyant toutefois qu’il n’y gagnera rien, et qu’il faut absolument céder à un usage tellement établi qu’il a force de loi, il prescrit du moins à la critique tant de précautions, tant de conditions, tant de lois, qu’il la rend, pour ainsi dire, impossible. Il veut, par exemple, que le critique soit lui-même irréprochable : c’est à y renoncer. Il distingue tous les livres en trois classes : les mauvais ouvrages qui sont généralement regardés comme tels ; les mauvais ouvrages qui passent pour être bons, et les ouvrages enfin qui sont véritablement bons. Saint-Réal n’abandonne que ces derniers à la critique. Il veut qu’elle dédaigne de s’exercer sur les premiers, et cela est assez raisonnable ; mais ce qui le paraît beaucoup moins sans doute, c’est qu’il veut aussi qu’on respecte ceux qui ont usurpé une réputation dont ils sont indignes. Cette réputation lui paraît une propriété de l’auteur, dont il est injuste de le dépouiller. Ce zèle que montre pour les mauvais auteurs un bon écrivain, par conséquent désintéressé dans cette cause, me rappelle celui que leur prouvait aussi le père Garasse, qui y avait plus d’intérêt. De même que Saint-Réal prétendait qu’une réputation usurpée est une propriété qu’il n’est pas permis de ravir à l’auteur qui l’a obtenue par adresse ou par bonheur, et dont il n’a pas moins droit de jouir pour en être indigne ; de même le père Garasse soutenait que la vanité, qui est assez ordinaire aux méchants écrivains, loin d’être pour eux un tort ou un ridicule, ou même un cas de conscience, était, au contraire, une juste récompense de leur travail, une sorte de bienfait de la Providence qui leur était accordé, exclusivement aux bons auteurs. Voici, au reste, le raisonnement du père Garasse, dont Pascal se moque si agréablement. Tout travail, disait-il, mérite un salaire : or, le salaire d’un bon écrivain est dans les applaudissements publics qu’il reçoit. Mais le salaire manquant au méchant écrivain, il est juste qu’il trouve le sien dans les applaudissements qu’il se donne lui-même. C’est ainsi, ajoute le bon père, que Dieu a permis que les grenouilles trouvassent du plaisir dans leur chant. »

J’ai cité avec plaisir ce passage de M. de Féletz, parce qu’il donne l’idée de ce tour aimable et piquant, de ce bon sens ingénieux qui distinguait sa critique. Il y a là, en même temps, un programme hardi et ferme des droits de la critique. Seulement M. de Féletz n’eût jamais appelé cela un programme : il y mettait moins de pompe et moins de roideur. Ceux enfin qui remarquent tout, remarqueront aussi avec quelle liberté d’esprit M. de Féletz, dans ce morceau, parle de Pascal et du père Garasse. Nous y mettrions aujourd’hui plus de précaution oratoire ou plus de préméditation politique. M. de Féletz avait, pour parler de tout et de cela, une foi sincère et vive, justifiée et affermie par les persécutions qu’il avait souffertes. Il avait la conscience assurée et l’esprit libre.

Vous avez loué, Monsieur, d’une manière touchante et vraie les deux frères qui ont fondé le Journal des Débats, et dont M. de Féletz fut le collaborateur et l’ami. Ici vous comprenez le scrupule qui m’est inspiré par mes amis même, et qui m’empêche de m’associer à votre témoignage autrement que pour vous en remercier avec une reconnaissance qui se partage entre ceux qui méritent, à si juste titre, l’hommage que vous leur avez rendu, et vous, Monsieur, qui l’avez si bien exprimé. Vous avez signalé le don singulier qu’avaient ces deux hommes éminents, et qui ne s’est pas perdu après eux, de savoir choisir leurs collaborateurs. Vous en êtes, Monsieur, un des meilleurs exemples : car c’est dans le Journal des Débats, et après M. de Féletz, que vous avez commencé cette carrière de critique et d’homme de lettres, que vous avez depuis agrandie par vos livres. Ceux qui, comme M. de Féletz, aimaient leurs successeurs, ainsi que vous l’avez si bien dit, et ceux qui aiment leurs collaborateurs, voyaient déjà, dans vos articles ingénieux et animés, tout ce que vous êtes aujourd’hui ; et vous ne dédaignerez pas, j’en suis sûr, l’éloge que je fais de simples articles de journaux : M. de Féletz n’a fait que des articles de journaux. Non qu’il méprisât les livres : il croyait qu’un bon livre vaut mieux que beaucoup de bons articles ; mais il croyait aussi qu’un seul bon article vaut mieux que beaucoup de livres médiocres. Il y a des articles ou des causeries auxquelles il ne manque que le fil du relieur pour faire un bon livre.

Vous avez montré dans M. de Féletz, non-seulement l’écrivain, mais l’homme, et vous avez répondu en cela aux sentiments de l’Académie. Elle n’aimait pas seulement en M. de Féletz l’écrivain spirituel et judicieux qui avait défendu pendant si longtemps et si heureusement le bon sens, le bon goût et le bon ton, qui ne sont que les noms divers de la raison dans la vie, dans la littérature et dans le monde, elle aimait, de plus, le confrère affectueux, l’homme aimable et bienveillant, qui trouvait toujours le mot qui devait plaire à chacun. Je dis plaire, et non flatter, car la politesse s’arrête où commence la flatterie ; et la politesse de M. de Féletz avait d’autant plus de charme, que nous savions tous qu’elle n’était ni indifférente ni banale. Personne n’était plus décidé que M. de Féletz sur les hommes et sur les choses. Seulement, il évitait d’être décisif et tranchant. Il était tolérant par politesse, comme d’autres le sont par insouciance ou par calcul.

Avec cette vivacité de nature, la critique était pour M. de Féletz un péril ; mais ce qu’il y avait de généreux et de noble dans son caractère le sauvait des tentations que lui causait son esprit, et il s’est souvent arrêté dans une épigramme commencée, de peur de faire plus de peine à l’auteur que de plaisir au public. J’ai parfois entendu dire que M. de Féletz n’avait pas toujours été juste : c’est le lot de la critique d’être blâmée par tous ceux qu’elle ne loue pas ; mais je n’ai jamais entendu dire qu’il ne fût pas sincère. Il ne dépend pas toujours de nous d’être impartiaux, car il y a des temps qui se prêtent mieux les uns que les autres à l’impartialité ; et je dirais même volontiers, si je ne craignais d’avoir l’air de tomber dans le paradoxe, que les temps de partis, c’est-à-dire ceux où il n’y a pas seulement deux partis, mais où il y en a plusieurs et où personne n’est sûr de ne pas changer plusieurs fois d’attitude, sont des temps où l’on est aisément impartial. L’impartialité alors touche de près à l’indulgence pour soi-même. Je n’aurai donc pas la mauvaise grâce de reprocher à M. de Féletz de n’avoir pas eu toujours une qualité qu’il nous est si facile d’avoir, et que nous ne devons estimer que ce qu’elle nous coûte. Nous tenons presque à honneur, de nos jours, de n’être pas de notre parti sur tous les points ; nous croyons même nous distinguer chaque fois que nous nous séparons. Je ne blâme pas absolument ce goût que tout le monde a d’être indépendant de tout le monde ; je me sens seulement un peu plus disposé à estimer ceux qui, comme M. de Féletz, sont décidés à être de leur parti, et qui, étant de 1788, le sont, sans hésiter, en 1810, et même aussi en 1830.

Vous avez retracé, Monsieur, avec beaucoup d’intérêt, les persécutions que M. de Féletz souffrit pendant la révolution, comme membre du clergé. La persécution, noblement supportée, est un sacerdoce, et M. de Féletz y resta fidèle. Aussi l’Église de France a toujours témoigné à M. de Féletz, par l’affection de ses plus saints et de ses plus éminents dignitaires, le souvenir qu’elle avait gardé de son courage dans les jours de l’épreuve, et de sa modeste persévérance dans les jours de triomphe. Ces témoignages l’ont suivi au delà du tombeau, et un pieux et savant cardinal a voulu, en célébrant lui-même le saint sacrifice au jour anniversaire de la mort de M. de Féletz, rendre à sa mémoire vénérée un dernier hommage d’amitié et d’estime.

Vous ne me reprocherez pas, Monsieur, d’avoir ajouté quelques traits au portrait fidèle et expressif que vous avez fait de M. de Féletz. Vous êtes de ceux qui aiment les hommages qui sont rendus à leurs devanciers, à ceux qui nous ont transmis la tradition de notre grand siècle littéraire, et qui l’ont affermie et éclairée par leurs leçons. C’est cette tradition que vous défendez par vos écrits, et c’est par là que vous vous êtes placé au premier rang des conservateurs du goût. Quelle marche rapide et ferme dans votre carrière, depuis que vous êtes revenu à la tradition du XVIIe siècle, après quelques courtes excursions de jeunesse qui vous ont donné en peu de temps l’expérience et la haine du mal ! Vous voyez, Monsieur, que je n’oublie pas le récit charmant que vous faites de votre conversion dans la préface de vos Mélanges ; et je crains même que, comme font les consciences délicates, vous ne vous soyez accusé plus que vous n’avez péché. Je suis du temps de vos péchés, et je me souviens que les articles où vous faisiez l’éloge de quelques-uns de nos auteurs contemporains avaient, même à mes yeux, deux grandes excuses : la première, c’est que ces articles étaient vifs, ingénieux, piquants, dignes d’être relus par vous aujourd’hui même ; et la seconde, c’est que les auteurs méritaient vos éloges par beaucoup de côtés, sinon par tous. Vous ne vous trompiez, selon moi, que sur la dose du bien. Enfin, dans ces articles donnés à la gloire des modernes, il y avait un amour pour les anciens si vif et si sincère, que cela devait inquiéter ceux-là même dont vous faisiez l’éloge ; et ce bon augure n’a pas été faux. Ce sont les anciens, vous le racontez vous-même, c’est la Fontaine et Homère qui vous ont enseigné à retrouver le vrai beau, et à l’aimer d un amour ferme et ardent.

Ce n’est pas seulement le mauvais goût que vous avez eu à combattre dans nos premières luttes ; il y avait un autre mal : c’était ce que vous avez appelé la littérature facile. Le mauvais goût ne fait que corrompre les lettres ; la littérature facile les détruit. Non pas que vous ayez médit en quoi que ce soit de ceux qui faisaient facilement de bonnes choses. Vous n’avez médit que de ceux qui faisaient facilement des choses médiocres ou mauvaises, et qui s’en contentaient ; de ceux qui n’ajoutaient pas le travail aux dons heureux qu’ils tenaient de la nature. La facilité, celle qui est dans le livre et qui charme le lecteur, est chose excellente, souvent même née du travail, et que vous admirez plus que personne, vous qui goûtez si bien la Fontaine ; mais la facilité qui n’est que dans l’auteur et qui n’est point dans l’ouvrage, voilà celle que vous avez critiquée avec raison.

Cette utile et piquante controverse, qui vous donnait beaucoup d’autorité et quelques adversaires, n’était pour vous que le délassement de travaux plus graves et plus sévères. Vous avez voulu étudier de près la cause et les symptômes de ces maladies qui attaquent peu à peu toutes les littératures, et qui les poussent vers leur décadence. Mais c’est dans l’antiquité seulement, et sur des malades bien avérés, que vous avez voulu faire cette étude. De là votre livre sur les Poëtes latins de la décadence, livre excellent et charmant, où l’érudition la plus saine sert l’esprit le plus ingénieux. Quel a été votre secret, Monsieur, pour nous intéresser si vivement au jugement que vous portez sur des poëtes d’il y a seize ou dix-sept cents ans ? Vous vous êtes fait habitant de Rome, contemporain et disciple de Quintilien ; ou plutôt vous êtes un des interlocuteurs de ce Dialogue des orateurs que nous trouvons dans les œuvres de Tacite ; vous êtes Messala et vous défendez les anciens contre le mauvais goût des modernes. Lucain, Perse, Stace, Juvénal, Martial, ne sont pas pour vous des poëtes d’autrefois : ce sont des poëtes d’hier ou d’aujourd’hui. Vous avez assisté aux lectures de Stace, et vous ne vous êtes point pâmé aux épithètes pittoresques du poëte, comme faisait l’auditoire complaisant. Vous avez entendu Lucain ; mais vous avez demandé au poëte de vouloir bien n’être pas toujours profond et toujours sublime. Vous voulez que Juvénal fasse, d’un style moins tendu et moins exagéré la satire des vices gigantesques de Rome. Vous cherchez partout et toujours la simplicité dans la grandeur et le naturel dans la force. Vous voulez enfin qu’on soit vrai sans cesser d’être beau, ne vous laissant pas toucher aux raisons de ceux qui vous disent que, selon les originaux des portraits qu’on a à faire, pour être vrai il faut souvent être laid. Il y a plus : les temps ou les peintres, pour attraper la ressemblance, sont forcés de s’éloigner de la beauté, vous dites hardiment que ce sont des temps de décadence pour la société et pour la littérature. Ah ! Monsieur, que nous sommes heureux qu’au lieu de critiquer les poëtes latins, il ne vous ait pas pris fantaisie de juger les auteurs de notre temps ! nous étions tous perdus, poëtes, orateurs, philosophes, historiens, critiques même car vous n’eussiez pas manqué d’imputer à notre littérature les défauts de notre société, et, pour ne parler ici que des défauts de notre temps, qui se laissent voir même dans les critiques, vous eussiez reproché aux uns d’être trop impartiaux ou trop indulgents, parce que le siècle est sceptique et indifférent, et aux autres d’être trop sévères et trop rigoureux, parce que le siècle qui n’a plus guère de croyances littéraires, essaye de les remplacer par des systèmes.

Heureux effet du talent, Monsieur, que de pouvoir ranimer toute une littérature afin de la juger ; de faire que nous nous intéressions à ces vieux noms comme à des noms d’aujourd’hui ; de créer, autour de ces anciens auteurs, un auditoire nouveau qui prend parti pour eux ou contre eux, et qui apprend à aimer la littérature, à en jouir, à en sentir les défauts et les qualités ! Faire aimer les lettres, les ramener dans le monde, et leur rendre la part qu’elles doivent avoir dans la vie de l’homme, voilà, Monsieur, le service que la société attend de la critique ; voilà le triomphe que vous avez remporté sur l’insouciance du temps, et qui est d’autant plus grand qu’il s’agissait d’auteurs que peu de personnes lisent, parce que tout le monde croit les connaître. Peut-être les connaissait-on comme auteurs latins du premier ou du second siècle ; mais on ne les connaissait pas comme types et comme expressions des maladies littéraires inhérentes à l’esprit humain. C’est sous cette face générale et nouvelle que vous les avez montrés. Si je voulais vous louer, Monsieur, dans un style que vous n’aimez pas, je dirais que vous avez fait, avec quelques noms latins, l’histoire philosophique de toutes les littératures.

Il y a deux manières de faire aimer les lettres. La première, c’est de détourner les esprits de ce qui n’est pas la bonne littérature et de ce qui prétend l’être : c’est ce que vous avez fait dans vos Études sur les poëtes latins. La seconde manière, c’est d’apprendre à aimer le beau : c’est ce que vous avez fait dans votre Histoire de la littérature française ; et, dans les deux genres de critique, dans celle qui enseigne à reconnaître le mal, et dans celle qui révèle l’origine et la nature du beau, vous avez montré la même pénétration et la même justesse d’esprit. Si cependant, Monsieur, j’avais à exprimer une préférence entre les deux genres de critique, je préférerais la critique qui sait admirer et qui enseigne à admirer. L’admiration est la plus banale des flatteries, ou le plus noble et le plus délicat des enseignements. Il n’y a rien de si facile que de s’admirer entre soi, de s’ébahir et de s’écrier à chaque vers, de singer l’enthousiasme. Au théâtre, c’est un métier ; dans le monde, c’est une mode ou une tactique. Mais avoir une admiration sincère, juste, délicate, et savoir la communiquer aux autres ; changer cet instinct confus que nous avons tous du beau en intelligence et en art ; révéler aux hommes le secret de la jouissance qu’ils ressentent et en augmenter le plaisir par l’attention, voilà, Monsieur, la grande critique et la plus féconde. Elle ne donne pas seulement l’amour du beau, elle en donne la puissance, elle fertilise les esprits qu’elle éclaire. Ne soyez donc pas étonné que je préfère l’admiration communicative que vous avez pour Corneille, pour Molière, pour Racine, pour la Fontaine, pour Bossuet, à la mauvaise humeur, fort communicative aussi, que vous avez contre Lucain et contre Stace. C’est une vertu assurément que de savoir de nos jours détester le laid ; mais c’en est une plus grande encore de savoir aimer le beau.

Vous n’avez pas voulu, Monsieur, faire de votre Histoire de la littérature française une histoire littéraire de la France, et vous vous êtes abstenu de rechercher les origines de notre littérature dans les ténèbres des premiers temps. Vous avez pris pour règle l’exemple de Boileau, qui fait seulement commencer à Villon l’histoire de la poésie française, et qui laisse de côté tout ce qui touche à l’art confus de nos vieux romanciers. C’est à la fin du XVe siècle que commence pour vous la vraie littérature française ; et même, dans l’histoire de cette littérature au XVIe siècle, vous ne parlez que des auteurs qui ont gardé un nom et qu’on lit encore. Au XVIIe siècle, vous ne parlez non plus que des grands hommes : vous oubliez à dessein les auteurs du second rang. Comme ils ne peuvent pas servir de modèles, ils ne rentrent pas dans le plan de votre histoire, qui n’est pas écrite pour raconter, mais pour prouver. Si j’osais pourtant, Monsieur, défendre contre votre exclusion les auteurs du second rang, je dirais que ces auteurs ont le mérite de nous révéler l’esprit du temps, ses défauts et ses qualités, plus fidèlement peut-être que ne le font les auteurs du premier rang, qui éclipsent la pensée de leur siècle sous l’éclat de leur propre pensée. Ces auteurs marquent le point de départ des grands hommes et le milieu dans lequel ils ont vécu. Prenons, par exemple, le grand Corneille. Vous souhaitez avec raison qu’il soit toujours populaire parmi nous, parce qu’il représente la grandeur et l’héroïsme de l’esprit français. Corneille, en effet, est grand poëte comme d’autres sont grands héros. Il n’a pas la perfection, qui est une vertu de persévérance ; mais il a le sublime, qui est l’éclat d’une grande action ou d’une grande pensée ; et c’est par là qu’il ressemble aux héros, qui ne sont pas toujours des saints ou des sages. Nous ne les en aimons pas moins cependant ; que dis-je ? nous les en aimons mieux, comme si l’orgueil humain savait gré aux héros d’être plus que des hommes par leurs qualités, sans cesser d’être des hommes par leurs défauts.

Je résume mal, Monsieur, ce que vous avez si bien expliqué ; mais, et c’est ici que je reviens à mes auteurs du second rang, en ne nous laissant pas voir, à côté de Corneille, quelques-uns de ses devanciers et de ses contemporains, ne nous empêchez-vous pas de voir combien il est devenu plus grand qu’eux, après avoir été d’abord comme un d’entre eux ? Je sais, Monsieur, que nous aimons en général à nous figurer que les grands hommes éclatent tout à coup dans leur siècle, sans que rien ne les prépare ou les annonce. Cela a un air de coup de théâtre qui nous plaît. Mais il n’en est pas ainsi dans la réalité, et si les grands hommes paraissent seuls dans l’histoire, c’est qu’ils restent seuls visibles dans l’éloignement du passé.

En ne parlant ainsi que des grands écrivains du XVIIe siècle, vous avez fait l’histoire littéraire comme on a fait, pendant longtemps, l’histoire politique des nations : vous ne vous êtes occupé que des rois et des princes. Vous avez laissé de côté la foule, et je ne m’en plains pas. On veut aujourd’hui que l’histoire s’occupe de tout le monde, et non plus seulement de quelques-uns. C’est juste : l’égalité le veut ainsi, et nous avons tous droit à l’histoire. Mais l’histoire littéraire n’a pas les mêmes obligations que l’histoire politique : la république des lettres sera toujours une république aristocratique. Je ne me plains donc pas, Monsieur, du plan que vous avez adopté. J’aurais voulu seulement que vous l’eussiez un peu étendu, et qu’à côté des grands hommes vous eussiez placé quelques-uns de leurs devanciers ou de leurs disciples, pour leur faire cortége et comme on entoure les rois des ministres et des généraux qui les ont servis.

Parlerai-je après vous, Monsieur, de tous ces grands hommes que vous avez jugés d’une manière si neuve et si instructive, de Descartes, de Pascal, de Racine, de Boileau, de la Fontaine, de Molière, de Bossuet enfin, qui est pour vous comme le plus majestueux représentant de l’esprit français ? À Dieu ne plaise que je touche, sinon pour les louer, à tant de portraits si vivement tracés, à tant de jugements si bien exprimés ! Vous me faites aimer, encore plus que je ne les aimais, tous ceux de ces grands hommes que vous aimez, et je vous suis de grand cœur dans toutes vos admirations. Je ne résiste qu’à vos sévérités, j’allais dire à vos injustices : un mot de vous m’y autorise. « Je ne puis pas aimer, dites-vous quelque part dans votre ouvrage, je ne puis pas aimer sans préférer, et je ne puis pas préférer sans faire quelque injustice. » Eh bien, Monsieur, je vous prends sur ce mot, et je me plains que vous préfériez trop Bossuet à Fénelon. Est-il donc nécessaire d’abaisser l’un pour élever l’autre ? Ne peuvent-ils pas jouir tous deux égale ment de leur gloire et de leur vertu ? Vous dites, en commençant l’histoire de la querelle sur le quiétisme, que Fénelon est un esprit supérieur et presque un saint ; mais bientôt le saint, tel du moins que vous le montrez, veut être archevêque, et, pour l’être, il signe avec empressement le formulaire qui condamnait les erreurs de Mme Guyon. À peine est-il archevêque, qu’il se redresse et revient à ses erreurs chéries. C’est peu : le saint a voulu toute sa vie être premier ministre, et il avait fait de son élève un prince timide et scrupuleux jusqu’à l’excès, afin de le mieux gouverner. Voilà le saint tel que vous le faites. Quant à l’esprit supérieur, il se trompe presque partout et presque toujours. Pour mieux accabler Fénelon dans sa lutte avec Bossuet, vous avez soin de lui donner tous les alliés qui peuvent le plus le discréditer : les femmes d’abord, et je doute du discrédit que cause un pareil appui ; les jésuites ensuite : mon doute continue ; le XVIIIe siècle enfin, qui a, dites-vous, reconnu Fénelon pour un de ses précurseurs. Prenez garde, Monsieur ! vous donnez à Fénelon le suffrage universel, par malice, il est vrai, et pour l’affaiblir. Mais, si l’on a dit justement que c’est avoir tort que d’avoir raison contre tout le monde, ne pourrait-on pas dire aussi que c’est presque avoir raison que d’avoir tort avec tout le monde ?

Un mot encore sur le XVIIIe siècle, sur ce dernier allié que vous donnez à Fénelon, sans doute pour lui ôter les autres : car j’arrive peu à peu à soupçonner vos intentions, comme vous avez soupçonné celles de Fénelon le mal se gagne. Vous dites que Fénelon est le premier écrivain du XVIIe siècle que vous lisiez avec inquiétude, pare qu’il est le premier qui ait rompu l’équilibre entre l’esprit de liberté et l’esprit de discipline. Ce mot de discipline a un grand sens dans votre bouche : car la discipline, au XVIIe siècle, s’applique à l’esprit français, à la langue française, aussi bien qu’à la religion et à la politique ; et même le plus grave reproche que vous faites à Fénelon, celui que vous lui adressez avec le plus de compétence, c’est d’avoir risqué, par le quiétisme, « d’obscurcir l’esprit français et d’aiguiser la langue jusqu’à la rendre inintelligible. Il ne s’agit donc pas ici pour vous et pour moi de théologie : il s’agit de l’esprit français et de la langue française ; il s’agit de l’orthodoxie littéraire. Où est-elle ? Vous la mettez dans Bossuet ; je l’étends, moi, jusqu’à Fénelon et même au delà, parce que je ne veux pas que la discipline ressemble jamais à l’immobilité, parce que je ne veux pas rompre en littérature avec le XVIIIe siècle, que vous aimez comme moi, Monsieur, tout en le jugeant ; et, puisque les héroïques novateurs de 1789, – c’est votre mot, et je le cite avec plaisir, – ont voulu mettre Fénelon dans la bonne partie de leur généalogie, je l’y laisserais pour leur gloire et pour celle aussi de Fénelon.

Je me hâte, Monsieur, de me réconcilier avec vous, et je ne puis mieux le faire qu’en prenant pour arbitre M. de Féletz, qui, dans ses Mélanges, s’est aussi occupé de la controverse entre Bossuet et Fénelon, et qui conclut ainsi : « II me semble qu’en considérant l’ensemble de leurs démarches, de leurs actions, de leurs écrits, et surtout de leurs intentions, tout homme impartial doit dire : il est impossible d’être plus aimable et plus vertueux que Fénelon, et bien difficile d’avoir plus d’esprit et de génie. Il est impossible d’avoir un génie plus élevé que Bossuet, et bien difficile d’être plus vertueux. » (T. IV, p. 157.)

J’ai indiqué, Monsieur, vos plus importants ouvrages ; mais je n’ai pas rappelé tous les services que vous avez rendus aux lettres. Je n’ai rien dit de votre enseignement à l’École normale, si utile et si fécond ; de vos recherches sur Érasme, sur Melanchthon, sur Thomas Morus et sur quelques-uns des grands hommes de la Renaissance ou de la Réforme ; de vos récits de voyage, où les lieux sont peints d’une manière simple et nette, sans viser au paysage, sans tomber dans la géographie ou la statistique ; où ce que vous dites des mœurs et des habitudes du pays, a un si heureux cachet de sagacité et de vérité. Je pourrais citer, à ce sujet, vos divers articles sur l’Angleterre et sur la société anglaise. Vous aviez toutes sortes de bonnes raisons pour être favorable à l’Angleterre, et cependant vous avez jugé ce que vous admiriez ; vous avez, cette fois, aimé sans préférer. Mais je dois surtout, Monsieur, vous féliciter du cours que vous faites au Collége de France, sur la morale comparée de Cicéron, de Sénèque et des Pères de l’Église ; et vous pardonnerez à un professeur d’avoir quelque prédilection pour les services qu’un enseignement comme le vôtre rend à la littérature et à la société. Vous avez choisi un beau et grand sujet, et, en le choisissant, vous avez montré le lien indissoluble qui doit exister entre la littérature et la morale. Vous êtes un littérateur de la plus sévère école, Monsieur, et vous tenez plus que personne à la pureté de l’art. Cependant vous n’êtes pas embarrassé, quand vous comparez la morale du de Officiis à la morale des Pères, de montrer comment la supériorité morale des Pères rachète leur infériorité littéraire, et comment ils deviennent beaux à force d’être bons. Vous aviez déjà, au surplus, dans votre examen de Bossuet, signalé, avec une rare sagacité de pensée et une singulière netteté d’expression, la différence qui existe entre le moraliste ancien et le moraliste chrétien. « Le moraliste ancien, dites-vous, ne pouvait observer l’homme que dans les actions, interprètes souvent infidèles des pensées, et où le hasard des circonstances est si fort mêlé aux desseins de la volonté ; ou dans les discours, lesquels servent plus à nous cacher qu’a nous faire voir. La confession a livré l’homme au moraliste chrétien. À son tribunal mystérieux, les pensées viennent démentir les actions. Le caractère se laisse voir sous le rôle. La contrition, comme une flamme qu’on approche de la cire, fait fondre tout le cœur et y produit ce trouble plein de douceur que Bossuet a préféré à l’innocence, et qui fait trouver au pécheur un profond soulagement à se trahir. Ainsi, point de milieu pour le moraliste païen : ou il excède la nature humaine, faute de la connaître, comme a fait le Stoïcisme ; ou il la flatte et la caresse, comme l’Épicurisme ; ou il la laisse flotter au doute ou à l’incertitude, comme la morale académique. Le moraliste chrétien est seul dans la vérité. On peut différer de sentiment sur la sanction de cette morale, douter même du pouvoir de lier et de délier ; mais on ne peut nier que la morale chrétienne n’ait laissé aucun point du cœur obscur, et que le christianisme ne soit la philosophie qui a le mieux connu l’homme. »

Je ne pouvais pas, Monsieur, donner un meilleur programme de votre cours que de l’emprunter à vos écrits. L’union de la morale et de la littérature, voilà le but que doit se proposer la critique, et où elle doit s’efforcer de mener ou de ramener les esprits. Ce n’est pas, d’ailleurs, une loi nouvelle et faite pour les circonstances : Boileau, comme vous l’avez si bien montré ; Boileau, qui disait :

Aimez donc la raison…

a dit aussi :

Aimez donc la vertu, nourrissez-en votre âme.

Je sais bien, Monsieur, qu’on nous dira que Boileau n’avait pas grand mérite à aimer la vertu parce qu’il n’avait pas de passions ; ni à aimer la raison, parce qu’il n’avait pas de génie. Continuez à protester énergiquement, comme vous l’avez fait dans tous vos ouvrages, contre cette incompatibilité prétendue entre le génie et la raison ou la vertu. Non, l’honnêteté n’a jamais empêché personne d’avoir de l’esprit, et le désordre n’a jamais été une recette pour avoir du talent. Le bon sens est, dans nos grands auteurs, ce qui fait le fonds du génie ; et c’est par là surtout que vous les admirez, c’est par là que vous en recommandez l’étude. Heureux privilége, en effet, de ces grands génies, honnêtes et sensés, qui font la gloire de notre littérature ! Ils n’égarent pas ceux qui les suivent ; et, comme ils sont eux mêmes arrivés à la raison, ceux qui, sur leurs traces, prennent la même route, gagnent à se rapprocher d’eux, ne dussent-ils jamais toucher au but. C’est quelque chose, au moins, de devenir plus honnête, plus sensé, meilleur enfin, si l’on ne peut pas devenir plus grand. La critique, j’en suis profondément convaincu, n’a jamais créé un grand homme ; mais la vanité et la prétention non plus. La nature seule s’entend à cette œuvre. Il ne faut donc pas viser à produire des génies ; tâchons seulement de produire des écrivains judicieux et sincères, formés à l’école de nos grands auteurs, instruits par vos savantes et ingénieuses leçons, qui respectent le public en respectant les lois de la morale et du goût. Et, quant à moi, je suis convaincu que là où il y a beaucoup d’écrivains honnêtes et sensés, il y a plus de chances pour qu’il sorte d’entre eux quelques grands écrivains, qui n’en arriveront pas moins vite à la gloire pour avoir commencé par l’estime. On demandait un jour à un évêque pourquoi, de son temps, il y avait moins de saints qu’autrefois : « C’est, dit-il, parce qu’il y a moins de ferveur dans les fidèles. » Les saints, en effet, partent du point où s’arrêtent les simples fidèles ; de telle sorte que la piété de tous sert à la fois de mesure et d’aiguillon à la sainteté de quelques-uns. Je dirai, de même, que les grands écrivains partent du point où s’arrêtent les écrivains sensés, et que le bon sens de tous sert aussi au génie de quelques-uns. C’est par là que l’esprit général d’une littérature contribue à la supériorité des grands écrivains, et la tourne vers le bien. C’est par là aussi que la critique, toute modeste qu’elle doive être, influe sur les grands à travers les petits. Non, la critique, encore un coup, ne crée pas les grands hommes ; mais elle aide à faire ce que j’appellerais volontiers le climat moral dans lequel ils naissent et s’élèvent ; et c’est son devoir de faire en sorte que ce climat soit aussi pur et aussi sain que le demande en chaque siècle l’éducation des générations nouvelles.