Discours sur les prix de vertu 1840

Le 11 juin 1840

Narcisse-Achille de SALVANDY

Discours de M. Salvandy
Directeur de l’Académie française

Sur les prix de vertu

Lu en séance le 11 juin 1840

 

 

MESSIEURS,

L’Académie française est une république bien ordonnée. La part que vous faites à vos magistrats le prouve. Au plus éloquent vous déferez le droit de distribuer le prix d’éloquence. Vous réservez à votre directeur, pour honorer sa charge, le soin de proclamer les prix de vertu.

Je vous remercie, Messieurs, de m’avoir de nouveau décerné cet honneur, de m’avoir jugé digne une seconde fois de tracer cette simple et touchante histoire de tant d’âmes souffrantes et dévouées, de tant d’êtres indigents et généreux, héroïques et inconnus, qui doivent à M. de Montyon leur illustration involontaire. C’est une mission sérieuse, une mission touchante et douce, que celle de descendre avec vous dans les rangs les plus déshérités du sort, pour chercher la vertu obscure et pauvre, et la couronner. L’écrivain antique, tout préoccupé de catastrophes éclatantes, disait qu’il n’est pas de plus beau spectacle que celui d’une grande âme aux prises avec l’adversité. Nous connaissons un spectacle plus beau, quand on y regarde de plus près, celui d’âmes simples aux prises obscurément avec toutes les misères, et les ennoblissant par leurs vertus.

Après les dissertations de mes devanciers et les miennes, je ne chercherai pas à justifier la pensée de l’homme de bien magnifique qui a imaginé de remettre à une compagnie de gens de lettres le soin de découvrir et de récompenser la vertu. Mais peut-être a-t-il considéré que le plus bel attribut des lettres est d’assurer la gloire des peuples, en racontant tout ce qui est digne de renom. Il se sera dit que trop longtemps elles se bornèrent à célébrer les noms éclatants, les travaux illustres, tout ce qui fait du bruit au milieu du monde. Il a voulu que toutes les bonnes actions fussent traitées enfin comme les grandes actions elles-mêmes, et que la vertu misérable eût sa part, sans l’avoir cherchée, du respect et du souvenir publics. Je lui en rends grâce. La société, dans le temps où nous sommes, se calomnie beaucoup elle-même par l’éclat que jettent les crimes qui l’attristent, par l’autorité qu’exercent les passions qui la troublent. On la jugera mieux quand on apprendra, chaque année, ce que recèlent de sentiments élevés, de charité pratique, de foi réelle, de désintéressement et de constance, les plus humbles rangs du peuple. Le cardinal de Richelieu lorsqu’il nous institua, nous destinait à faire au prince, par le vif éclat des lettres, une grande renommée. M. de Montyon est venu deux siècles plus tard. Grâce à lui, nous ferons une bonne renommée à notre temps et à notre nation.

Vous remarquerez, Messieurs, que c’est entre quatre-vingt-treize traits de dévouement et de courage, entre quatre-vingt-treize existences honorées par des sacrifices exemplaires qu’il nous a fallu choisir ; et le choix était si difficile dans cette égalité de la vertu, que notre justice a bien souvent hésité. Vous pouvez, Messieurs, avec sécurité juger, par ceux que nous couronnons de l’estime qui est due à tous les autres.

Suivant l’usage, l’Académie a honoré des mêmes distinctions la vertu qui consiste à donner en une fois toute sa vie pour ses semblables, et celle qui se dévoue à toutes les heures, qui s’immole sans repos : si la première est plus courageuse, la seconde est plus persévérante ; l’une porte dans les habitudes civiles quelque chose de l’héroïsme intrépide de la vie guerrière, l’autre met en pratique l’héroïsme plus difficile de la vie chrétienne, sans l’appui de la règle et de l’exemple, sans autre engagement que l’inspiration du cœur.

Ainsi, Rose (Marie-Anne), de Bray (sur Somme), entra, en 1824, au service de madame la comtesse de Saint-M…., veuve d’un officier supérieur des gardes du corps du roi, qui venait de succomber dans un duel bruyant, victime de nos dissensions civiles. Madame de Saint-M…, riche alors, dans ses visites aux hôpitaux, avait rencontré Rose malade et délaissée à l’Hôtel-Dieu. Elle avait remarqué cette fille souffrante et pieuse, apparemment par un secret instinct des cœurs généreux qui se reconnaissent et se rejoignent à travers toutes les distances du rang et de la fortune. Quand elle la vit, non pas guérie, car elle ne devait pas guérir, mais capable de la suivre et de faire un service peu pénible dans sa maison, elle se l’attacha, croyant ne faire du bien qu’à Rose, s’en préparant davantage à elle-même. En effet, cinq ans passèrent. Un jour dissipa toute cette fortune de madame de Saint-M…., qui n’était assise que sur la munificence royale ; et déjà, quand elle arrivait inopinément à la misère, elle commençait à être dévorée d’un mal impitoyable qui ne devait qu’avec une cruelle lenteur la mettre au tombeau. Dans cet abîme, rien ne lui restait, parce que dans la prospérité elle n’avait pas prévu les mauvais jours. Tout son superflu, et plus, passait dans le plus doux des luxes, celui de la charité.

Rose resta à madame de Saint-M…. Elle fut pour sa maîtresse une infirmière, une amie, une providence. Depuis cinq ans, elle avait thésaurisé, grâce aux caisses d’épargne, préparant ainsi une réserve et un refuge à sa vieillesse anticipée. Avec son épargne modique, elle pare aux premiers coups. Avec son travail, elle pourvoit à l’avenir. Pour sa maîtresse, elle retrouve des forces ; pour sa maîtresse, elle demande. Les deux infortunées, aussi indigentes, aussi malades, aussi nobles l’une que l’autre, ne subsistent que du trésor d’affection et de reconnaissance que l’une trouve dans son cœur, pour payer les bienfaits que l’autre versa sur elle. Six ans s’écoulèrent dans cette lutte sans repos. Rose avait tout donné, tout épuisé, quand un jour, au milieu des douleurs atroces auxquelles enfin, par la pitié du ciel, madame de Saint-M…. devait prochainement succomber, un homme se présente qui promet à Rose de la guérir. Seulement, il veut de l’or. Rose en avait. Il lui restait un dernier trésor, cher à sa maîtresse autant qu’à elle-même, auquel sa maîtresse lui avait ordonné de ne toucher jamais, du moins pour elle. C’étaient quatre pièces d’or, qu’au temps de leur prospérité commune, dans une visite au Calvaire où elles habitaient une main auguste, une enfant parée du charme de son âge et de celui de la grandeur, avait mises dans les mains de Rose en retour de la respectueuse hospitalité de madame de Saint-M…. Ce don maintenant a pour Rose une consécration de plus après celle du rang et de la jeunesse, celle du malheur. Rose désobéit à sa maîtresse. Elle livre sa relique précieuse, sa ressource dernière, et peu de jours après, madame de Saint-M… avait trouvé le repos dans le sein de Dieu. Rose demeura seule, sans asile, sans pain, sans amitié, n’ayant plus, dans ses propres infirmités qu’elle sentait maintenant la force de travailler ne demandant plus, car c’aurait été pour soi. Le bureau de charité du XIe arrondissement découvrit la généreuse fille dans ses misères. II s’est chargé de la secourir. Il vous demande de faire plus pour elle. L’Académie française lui décerne une médaille de mille francs.

À Paris encore, Marie-Jeanne Dufour, qui compte soixante-deux ans, des infirmités, et n’a pour subsister que le prix de quelques ménages, fait le bien qu’elle aurait besoin qu’on lui fît à elle-même. Elle était en 1815 au service d’un inspecteur des forêts, que la réaction destitua. Il tomba dans la détresse. Jeanne Dufour avait, depuis dix-huit ans, fait des économies à son service ; elle les lui prêta, et bientôt le prêt mourut avec lui. En 1830, une autre révolution vint lui donner d’autres occasions de dévouement. Cette fois, elle était liée avec la femme d’un serviteur de la monarchie abattue, la femme d’un cent-Suisse. Le pauvre cent-Suisse fut atteint par les événements. Il partit pour un régiment, ne donna plus signe de vie, et sa femme, étant morte peu après, légua tout ce qu’elle avait, ses deux enfants, à Jeanne Dufour. Le legs a été religieusement accepté, ses conditions religieusement remplies. Depuis cinq ans Jeanne Dufour élève avec tendresse les deux orphelines. Elle est une mère pour toutes deux : car elle leur donne du pain et elle n’en a pas.

Une médaille de mille francs lui est décernée, en même temps qu’à plusieurs autres vertueuses femmes, chez qui vous allez retrouver les mêmes droits à notre admiration.

Charlotte Barillié, née à Versailles et y demeurant, est un autre modèle, vraiment sublime, de cette fidélité inépuisable en sacrifices. Elle entra, Messieurs, à l’âge de douze ans, il y en a cinquante, au service d’un ménage, aisé alors, que la révolution fit tomber peu après dans la pauvreté. Charlotte cessa de recevoir des gages. Mais ses maîtres l’avaient prise jeune ne sachant pas le service ; ils l’avaient élevée ; ils étaient malheureux : elle ne les quitta point. Pour se vêtir, pour vivre, elle travaillait. Son travail lui tenait lieu de gages. Depuis cinquante ans, cela dure, Messieurs. Son maître devenu vieux, tombé dans l’enfance, usa, dans les soins qu’il exigeait d’elle, les jours de sa jeunesse, ceux de son âge mûr. À quatre-vingt-dix ans, il mourut sans rendre à Charlotte sa liberté. Elle avait maintenant sa maîtresse septuagénaire et infirme, qui lui demandait de soigner sa solitude et sa vieillesse, et à son tour de la conduire au tombeau. Vous dirai-je, Messieurs, que ce ne sont pas là tous les dévouements de Charlotte ; qu’on en cite d’autres ? Peu vous importerait Il n’en est qu’un qui doive nous émouvoir et nous étonner. C’est celui de toute une vie employée à payer une dette de l’enfance. C’est celui de toute une vie dépensée au profit de vieillards étrangers et pauvres. C’est ce jubilé de sacrifice et de résignation qui retrouve Charlotte après ces cinquante ans de nos révolutions, quand tout a changé autour d’elle et au-dessus d’elle, à la même place, auprès des mêmes maîtres, dans la même abnégation, ne recevant rien et donnant tout.

Encore un de ces cœurs généreux, un de ces modèles de serviteurs dévoués qui ennoblissent leur condition par l’attachement, et rehaussent la fidélité même par l’abnégation. À Condé-sur-Noireau vit une honnête fille qui entra, il y a quarante ans, au service d’un tanneur du pays. Le commerce alla mal. La misère vint. Anne Lecouturier demeura. Pendant vingt années, elle soigna, secourut, consola son maître ; à la fin, il succomba au chagrin et à la pauvreté, laissant aux soins, et, pour mieux dire, à la charge d’Anne, sa veuve infirme, son gendre malade et mourant, et cinq de ses petits-enfants, sur lesquels il en est deux que cette contagion de misère et de mort atteignit l’un après l’autre. Elle pourvoit à toutes ces maladies et à tous ces deuils. Qui pourvoira au sort des trois orphelins, seuls survivants de toute cette lente succession de funérailles ? Dieu ne les a pas abandonnés, puisque Anne Lecouturier est là toujours. Elle les recueille, elle les élève. Ils ont grandi sans pouvoir venir en aide à leur mère adoptive, ni à eux-mêmes. Leur tempérament débile porte l’empreinte de toute cette pauvreté, de toutes ces souffrances au milieu desquelles ils sont nés. Leur bienfaitrice, qui fait ce métier-là depuis quarante ans, travaille pour eux comme elle fit pour leur aïeul, pour leur père, comme on ne fait pas pour soi ; aucun sacrifice ne lui coûte. Ainsi, elle était plus avanée que ses maîtres, elle était propriétaire ; une maison qu’elle aimait faisait tout son patrimoine : dans un moment pressant, elle l’a vendue. Cette maison, Messieurs, qui abritait tant de vertu, la pauvre fille l’a vendue deux cents francs. Béni soit M. de Montyon nous la lui rendrons.

La veuve Gaulet est une personne de la même famille. Elle a été marchande de verdure ambulante. Des malheurs l’ont fait descendre à l’état de gardeuse d’enfants. Il n’en est pas de moins lucratifs. Mais c’est pour elle une vocation que la Providence avait bien favorisée : car elle a commencé par avoir dix-huit enfants elle-même. Ils sont établis pour la plupart ; deux sont encore à sa charge. Quand le comité de bienfaisance de son arrondissement pénétra dans la chambre étroite et obscure du faubourg Saint-Antoine qu’elle habite, il trouva quatre lits destinés à sept personnes, la veuve Gaulet, ses deux enfants, deux enfants d’une de ses filles malheureuse, et puis deux orphelins qui lui furent donnés à garder, et qu’elle garda si bien, que, depuis onze ans, elle les élève. La mère selon la nature les a abandonnés, la mère selon le cœur leur est restée fidèle. Elle nourrit tout ce monde de son travail et de celui de ses enfants adoptifs. L’aîné gagnait, il y a peu de mois, six sous par jour, et vient de monter à huit sous dans ces derniers temps. Cependant, elle n’a pas toujours été heureuse dans ses adoptions. Il est arrivé que quelques-uns de ces orphelins montraient de mauvais penchants, et quand on lui donnait le conseil de déposer le fardeau, elle répondait qu’elle s’en garderait bien, qu’il fallait qu’elle essayât d’en faire des hommes honnêtes. La pauvre femme est accoutumée à ces mécomptes. Elle a des enfants établis qui sont dans une position aisée ; ils pourraient venir à son aide, et ne lui donnent rien, par une grande raison : c’est, disent-ils, qu’elle donne tout. Heureusement, Messieurs, notre excellent ami, M. de Montyon, n’a pas de ces scrupules.

La veuve Chartin, de Gesvres, canton de Selles-sur-Cher, diffère de la veuve Gaulet en ce qu’elle a été riche, et qu’elle est arrivée à la pauvreté à force de recueillir et d’élever les enfants des pauvres. Son mari, vieux militaire qui avait vu trente-sept campagnes, se reposait de ses travaux en aidant sa femme dans ses soins pour tous ces enfants adoptifs qui venaient grossir leur nombreuse famille. On en compte jusqu’à treize qui ont dû l’éducation à ces braves gens. La veuve Chartin, qui a peu à peu vendu tout son avoir, et qui est réduite à la pension de 240 francs sur l’État que son mari lui a laissée, a encore six pupilles étrangers à sa charge. Plusieurs n’ont point de parents, et ne sont point destinés à en connaître jamais. Le tour qu’on supprime dans nos hôpitaux, madame Chartin l’a établi dans sa maison. Elle pense que ces enfants du désordre, jetés sur la terre comme ces plantes qui poussent sans culture et sans racines, ont, plus que d’autres, besoin qu’une tendresse intelligente et pieuse veille sur eux. Elle les élève, elle les place, elle les marie. Elle ne se sépare de ces infortunés qu’après avoir tout fait pour eux.

Maintenant qu’elle a vieilli, qu’elle s’est ruinée dans ces sacrifices, tous les malheurs sont venus à la fois fondre sur elle. Son gendre, qui avait de l’aisance, est mort en vingt-quatre heures de la mort d’un fils. Elle-même vient de perdre une fille de dix-sept ans qui l’aidait dans le pénible travail de sa charité. Cependant elle poursuit son œuvre. Elle répond à toutes les représentations : « Je continuerai ; Dieu est bon ! » Elle a raison. Si Dieu envoie le malheur à la vertu, c’est pour qu’elle soit réellement la vertu.

Françoise Lefebvre, pauvre journalière d’Alençon, âgée de soixante-deux ans aujourd’hui, a vécu comme la veuve Gaulet et la veuve Chartin ; seulement elle a une autre vocation ce sont les vieillards qu’elle adopte, et qui lui font une famille. Quelquefois elle s’est faite leur domestique volontaire ; elle s’est établie chez eux, les soignant et les nourrissant, donnant cinq années de sa vie à celui-ci, à celui-là huit années. Depuis dix-sept ans, elle a recueilli, elle sert, elle nourrit de son travail une malheureuse fille paralytique et incurable, qu’aucun établissement public d’Alençon ne pouvait recevoir aux termes des règlements les maisons de vieillards, parce qu’elle n’était point vieille, elle n’était que paralytique ; les hôpitaux, parce qu’elle n’était point malade, elle n’était qu’incurable. Malheureusement, la bienfaitrice a vieilli ; le travail lui devient difficile. Le pain manque souvent ; jamais le courage et la charité ! Et ces sacrifices admirables, ils n’ont pas pour but l’estime et les regards des hommes. Quand les autorités d’Alençon veulent retrouver tous les titres de Françoise Lefebvre, elles sont obligées de procéder à une enquête. On s’était adressé à elle-même mais, « se vanter de ces choses-là, avait-elle répondu, ce serait déplaire à Dieu. »

Messieurs, cette fois, c’est d’un homme que je dois vous entretenir. Je ne vous parlerai pas de patience et d’abnégation je vous parlerai de courage, mais d’un courage charitable et dévoué. Pierre Bentegeat habite aux bords d’un fleuve poétique de nom, d’allure, d’aspect, mais perfide et dangereux pour les riverains : c’est l’Adour. Participant du fleuve et du torrent, roulant à l’Océan les eaux que lui versent tout à coup les neiges ou les orages des Pyrénées, il a des débordements subits qui déplacent ses rives, noient les gués, et tendent de tous côtés aux habitants un piège formidable. Bentegeat, jeune forgeron de Bernède, département du Gers, passe sa vie à braver l’Adour pour lui disputer ses victimes. Il en est déjà neuf qui lui ont dû la vie. Il promet de continuer. Des médailles d’honneur ont signalé son courage mais le courage qui se multiplie ainsi mérite un autre nom. Il s’élève à la vertu.

L’Académie française lui décerne, ainsi qu’à toutes les femmes charitables dont nous venons d’enregistrer les titres, une médaille de mille francs.

Un enfant, Messieurs, vient à son tour réclamer le prix du courage héroïque. Le jeune Joseph Serres est du même pays, il a dans les veines le même sang que Bentegeat. Il est d’un département dont j’aime à rencontrer deux fois le nom sur cette liste d’honneur. Il habite Gimont dans le Gers. Il a douze ans à peine. Un jour, le 2 mai de l’année dernière, il entend un grand bruit. Deux enfants de quatre ans chacun jouaient ensemble sur la place publique, exposés à tous les périls, comme il arrive partout où la maternelle institution des salles d’asile ne veille pas sur l’enfance. Ils montent sur le puits de la ville, s’y jouent, s’y précipitent. Tout le monde accourt. Mais que fera-t-on ? On délibère, on se lamente. « Nous avions perdu tout sang-froid, » disent naïvement les habitants, dans leur requête. Le jeune Serres a conservé le sien. Il demande une échelle. Elle est trop courte ; on la tiendra. Il descend ; elle était trop courte, en effet. Mais l’un des deux enfants est debout, tend les mains, aide à sa propre délivrance. En se penchant, Serres peut le saisir ; il remonte péniblement, mais ne faiblit pas, ne se décourage pas, et le rend à sa mère. Et le second, il n’a point paru. Il est sous l’eau. Il est perdu. Serres redescend, sans que, de tous ces hommes, aucun se soit avisé du moins d’avoir une échelle moins périlleuse pour l’intrépide enfant. Cependant, il va, il se baisse, il n’arrive point jusqu’à l’eau. Que fera-t-il ? Il se suspend, il se tient du pied au dernier échelon, puis, il plonge, il cherche avec effort. On tremble pour tous les deux. Un moment, on ne sent plus rien on le croit perdu. Cependant, il a senti le petit malheureux, il l’a saisi sans connaissance, mort peut-être. N’importe, il le rendra à la lumière. Comment s’y prend-il ? il ne le sait pas lui-même. Dans les actions généreuses, on a, quand il le faut, une force surhumaine. Enfin, il reparaît avec son fardeau. Tous deux sont sauvés, car l’autre enfant peut à la longue être rappelé à la vie. L’Académie française décerne au jeune Joseph Serres un prix de 1500 francs. Puissent ceux qui l’élèvent comprendre et lui enseigner ce qu’un prix de vertu, ainsi envoyé à son enfance, dans cette solennité, impose de devoirs à sa vie !

Marie Grange, à Yvetot, est une malheureuse fille qui eut, à l’âge de six ans, le bras droit fracassé, d’un coup de fusil, par un autre de ces enfants désœuvrés et vagabonds dont le péril est toujours de faire encore moins de mal à autrui et à eux-mêmes dans leurs jeux désordonnés, qu’ils ne s’en préparent à eux-mêmes et à la société par leur précoce déréglement. La pauvre victime, cruellement amputée, semblait ne devoir grandir que pour être à charge à tout le monde. Elle a été l’appui de tout le monde, en prenant des années. Ame forte, elle a tiré parti de son malheur pour s’élever à la résignation, au travail, au dévouement, et, comprenant mieux qu’une autre ces misères du délaissement et de l’infirmité qu’elle avait surmontées, elle a consacré sa vie à les consoler. Elle soigne la vieillesse ; elle élève l’enfance. Nous avons une nomenclature de seize infortunés qu’elle a ainsi, pendant des années, nourris, soignés, surtout rendus meilleurs. Car ce qu’elle a admirablement appris dans la vie disgraciée qui a été son lot de ce monde, c’est que nos véritables forces sont en nous et en Dieu. L’Académie donne à Marie Orange un prix de deux mille cinq cents francs.

L’Académie décerne également un prix de deux mille cinq cents francs à Louis-Célestin Pemmejean, ancien militaire au 18e de ligne, actuellement ouvrier à Paris, qui s’est signalé, depuis sa jeunesse, par une foule d’actes de dévouement courageux. Il est également acclimaté au feu et à l’eau. Il voit une vieille femme prête à périr dans les flammes, il s’y précipite. Un soir, il voit, aux bords du canal Saint-Martin, une femme, une mère, errer avec ses deux filles en bas âge, d’un air inquiet et agité. Elle s’arrête, pousse une de ses filles dans le flot, puis l’autre, et s’élance elle-même. Pemmejean, malgré sa femme qui le retient, s’est élancé avant elle. Il plonge et ramène une des jeunes filles ; il plonge de nouveau et ressaisit l’autre ; enfin, il retrouve la mère, et, pour réconcilier cette malheureuse avec la vie, il lui remet le salaire auquel il a droit pour l’avoir sauvée.

La commune de Prades, dans le département de l’Ariége, a été visitée dans le printemps de l’année dernière, ainsi que quelques communes environnantes, par une épidémie extraordinaire, une sorte de fièvre jaune qui, pendant dix mois, a sévi sans relâche, et dévoré un sixième de la population. Presque tous les habitants étaient frappés. La terreur était universelle. Plus de soins pour les vivants, plus pour les morts. Qui les ensevelira ? Qui les conduira au dernier séjour ? Le vieux pasteur, M. l’abbé Izauze (il faut écrire son nom), resté fidèle à son troupeau dans cette affliction, promène le saint viatique de demeure en demeure. Lui-même tombe qui l’assistera qui lui rendra, dans sa maladie, les soins qu’il a donnés ? Il meurt, comme un soldat fidèle frappé sur le champ de bataille en combattant qui lui rendra les suprêmes devoirs ? Après quatre mois, une ambulance est enfin établie ; il y a des médecins qui leur servira d’aide à toutes les heures du jour et de la nuit.

Une pieuse fille, nommée Madeleine Fort, intrépide et infatigable, remplit toutes ces tâches méritoires. Elle a vécu, depuis sa plus tendre jeunesse, pour les bonnes œuvres et pour la charité. C’était elle qui apprenait à lire aux enfants, qui visitait les malades. Tous ceux qui souffraient avaient coutume de l’appeler. Aussi avait-elle refusé tout établissement. « Que deviendraient mes pauvres ? » disait-elle. Quand l’épidémie éclate, c’est bien alors qu’elle s’applaudit d’être seule et libre. Elle visite, elle assiste, elle panse, dans l’espace de dix mois, plus de cinq cents infortunés que la mort environne. Elle les sauve, ou bien elle les console, et c’est elle, elle seule, qui les accompagnera dans la dernière demeure pour répondre aux prières du prêtre ! Elle est partout. Elle veille huit nuits sur dix. Ce sont les plus pauvres et les plus abandonnés près de qui elle fait la garde la plus fidèle. Enfin, sont arrivées, pour la relever, deux sœurs de charité, saintes filles, dont l’une ne tardera pas à être enlevée par le fléau qu’elle vient combattre l’autre, par tomber malade à son tour. À leur arrivée, le vieux père de Madeleine, ses frères ont voulu l’arracher au péril, à celui du moins de la fatigue et de l’épuisement. Elle s’éloigne en effet. Les villages d’alentour étaient dévastés, et un curé, M. l’abbé Martimort, qui, remplaçant sur le champ de bataille son devancier, mort dans la mêlée, s’était signalé après lui par l’héroïsme de son courage chrétien, venait à son tour d’être frappé. Il a appelé Madeleine. Elle est allée assister celui qui assistait tout son troupeau. Vous dirai-je, Messieurs, que c’est la religion qui la soutient dans ces veilles, dans ces journées effroyables ? Vous le savez avant que je vous le dise. À quelle autre source puiserait-on cette force angélique ?

Quand toute cette plaie s’est retirée, le curé a été payé selon ses mérites. Il a été traité comme un officier du col du Teniah ou de Mazagran. Le roi lui envoya la décoration de la Légion d’honneur. Madeleine Fort, de son côté, reçoit une récompense glorieuse. On l’appelle la sœur de charité ! Elle rougit à ce nom c’est trop pour sa modestie. En effet, il n’en est pas de plus grand. Celui-là résume tous les sacrifices et tous les martyres. Nous envoyons, à la vertueuse fille qui a pu le mériter, un prix de deux mille cinq cents francs.

Il nous reste, Messieurs, à vous faire faire connaissance avec un honnête marinier de Montereau qui ne pensait pas avoir jamais à l’Académie française les honneurs de la séance, et qui les reçoit à un beau titre : car c’est bien réellement la vertu.

Mathieu dit Boisdoux est un brave homme, rangé, sobre, laborieux, qui travaille le jour, qui travaille la nuit, pour nourrir sa mère et élever ses enfants. Son seul désordre est de prodiguer sa vie, cette vie si nécessaire à tous les siens, pour le bien de ses semblables. Qu’il découvre au loin la lueur d’un incendie, il y court, et vous pouvez compter qu’une fois arrivé, il sera partout où seront les grands services à rendre, les grands dangers à braver. Qu’un accident arrive sur la Seine ou l’Yonne, qu’un enfant, qu’un homme crient au secours, si loin que soit Boisdoux, il l’entendra, et l’enfant, l’homme, seront sauvés. On ne compte plus les incendies où a éclaté son courage, les victimes qu’il a disputées aux deux rivières de sa cité. Un jour, leurs flots débordés couvraient au loin la plaine, plusieurs quartiers étaient inondés. Les habitants, réfugiés sur les hauteurs, ne communiquaient plus qu’en bateau avec leurs maisons envahies. Trois d’entre eux, qui étaient allés ainsi voir les ravages de l’inondation, remontent dans leur batelet, et du pied le poussent au large. Ils n’avaient ni croc, ni rames. Ils s’en aperçoivent quand il n’est plus temps. Le fleuve les emporte ; le pont est devant eux, dont les arches, pour la plupart, sont déjà cachées sous les eaux ; ils vont y être brisés. Ils crient au secours. Boisdoux les a entendus. Que fera-t-il ? Ira-t-il chercher son bateau ? Point ! Le temps presse. Il se précipite, il nage, il fera ensuite comme il pourra. Ce qu’il fit, Messieurs, le voici :

Les malheureux allaient toujours ; il était loin. Il les voyait fuir, arriver au pont. Quelles angoisses pour Boisdoux ! Enfin, il a tant peur pour ces trois hommes qui vont périr, il fait de tels efforts, qu’il est arrivé. Il a rejoint le bateau. À quoi bon pour un autre que Boisdoux ? Avec ce flot emporté, ce pont qu’on touche, sans rame, sans aviron, que peut-il de plus que ces trois hommes, qui n’ont rien pu pour eux-mêmes ? Il a, de plus qu’eux, le courage le plus intelligent, celui qui se dévoue. Il y a là une lumière et une force divines. Boisdoux roidit son bras contre le batelet pour l’arrêter, il se saisit de la corde qui pend, lutte contre le flot, et, comme il y faut ses deux bras, tant le flot est terrible, il prend de ses dents la corde qui les doit sauver ; Dieu aidant, il les sauve en effet, à force de courage et de fatigue ; il arrive au rivage épuisé, mais content. Les trois hommes lui ont dû la vie.

Une autre fois, le 7 novembre dernier, le coche d’Auxerre, ce coche antique, qui a eu dans sa carrière vénérable une fortune qu’on ne sait pas beaucoup, celle de mener à Paris, la première fois qu’il y vint, un jeune officier de l’école de Brienne, qu’on appelait Napoléon Bonaparte ; le coche d’Auxerre descendait sur Paris, ne portant pas probablement d’aussi grandes destinées, mais réservé à une grande catastrophe et portant la gloire à Boisdoux. Le flot cette fois encore était rapide. Le coche va droit au pont, manque l’arche. Un grand cri se fait entendre. Il était brisé englouti. Boisdoux a tout vu, tout entendu ; il s’est élancé, il court, jette sa veste car, a-t-il dit dans son interrogatoire, je pensais bien qu’il y aurait de la besogne pour moi. Il y en avait, en effet, Messieurs. Le coche portait vingt-trois passagers. Ils étaient presque tous dans la salle commune. Le navire est englouti, sauf l’arrière qu’on voit encore à fleur de l’eau. Boisdoux y est arrivé ; il est sur ce qui reste du pont. Et comme il s’enquiert des moyens de sauver ces malheureux, un homme qui se tenait cramponné dans l’eau jusqu’à la ceinture, lui répond qu’ils sont perdus. Qui pourrait penser à les sauver ? « Moi, dit Boisdoux je suis venu pour cela. » Et il cherche les issues. Une de ces fenêtres de navire qu’on appelle des sabords était seule à moitié hors de l’eau. Elle est trop étroite pour lui donner passage. Mais tout autre moyen est impossible. Il y passera. Vous l’auriez vu faire effort pour forcer l’entrée du sabord, pour plonger dans ce gouffre où ces infortunés luttent contre la mort, comme d’autres eussent fait pour en sortir. Enfin, il entre, il est dans cet abîme. Il saisit une des victimes, une jeune fille, l’amène au sabord, la fait passer, respire, et se replonge dans le gouffre : il ramène un jeune homme encore vivant, puis encore une jeune fille, puis une autre celle-ci ne vivait plus. Le temps s’écoulait dans cette lutte héroïque. La mort, malgré tout, allait plus vite que Boisdoux. Cependant il recommence, mais c’est en vain. Il n’y avait plus là d’être vivant que lui. Il faut qu’il se contente de ces trois vies qu’il a sauvées, de ces deux jeunes filles, de ce jeune homme, qui n’ont revu que grâce à lui la clarté du jour.

Enfin, il se décide à revenir à la lumière, à sortir de l’eau, des ténèbres, de ce tombeau si rempli. Il était épuisé de fatigue il fallut qu’on vînt à son aide, qu’on le tirât avec effort de ce sabord qu’il avait franchi tout seul, quand il avait fallu se dévouer, devant lequel il faiblissait quand il n’avait plus qu’à se sauver lui-même.

L’Académie décerne à cet honnête homme un prix de quatre mille francs.

Notre tâche est terminée, Messieurs. Elle est douce à remplir. Quand partout se manifeste dans le pays un sentiment moral et généreux, le culte de ceux qui l’ont servi et illustré ; que chaque cité élève une statue à ses grands hommes ; que nous dressons des colonnes à nos héros du rivage africain ; que le sol entier s’émeut à l’approche de l’homme immense qui reposait à deux mille lieues de nous, et seulement à l’aspect de son cercueil, nous ici, une fois l’an, honorons la vertu.

Après tout, c’est une bonne institution que celle qui nous oblige à parler le langage que nous avons tenu et qui vous oblige à l’entendre. Au milieu du désordre des idées, de la lutte des principes, de l’incertitude des croyances, il est bien que les lettres, ministres nécessaires de l’incertitude des esprits, soient tenues de venir tous les ans rendre hommage à la seule vérité qui soit encore admise, à peu près sans débat, dans les sociétés humaines, à la vérité morale. En la proclamant, on fait comprendre ses conditions, on raffermit l’ordre sur ses fondements. Après avoir eu la gloire d’écrire, les premiers, dans les lois, le grand principe de l’égalité civile, il est rassurant de voir planer au milieu de nous, avec un égal empire, dans tous les rangs du peuple, une puissance qu’un de mes devanciers, à la place où je suis, appelait éminente, invariable, incontestée, éternelle, en un mot, disait Népomucène Lemercier, la vertu !