Réponse au discours de réception d’Adolphe Empis

Le 23 décembre 1847

Jean-Pons-Guillaume VIENNET

Monsieur,

C’est une fort belle qualité, sans doute, que la persévérance dans le bien, et surtout dans le goût des lettres et de l’étude. Mais nous n’en sommes pas réduits encore à la triste nécessité d’en faire un titre académique ; et, en lui attribuant les suffrages qui vous ont appelé dans notre sein, vous avez fait preuve d’une excessive modestie. Prenez-y garde ; vous ne connaissez pas votre siècle. S’il se plaît souvent à rabaisser ceux qui s’élèvent, il ne fait pas toujours comme le Dieu du psalmiste qui se plaît aussi à relever les humbles. Il trouve plus piquant de les prendre au mot.

L’Académie ne vous imitera point. Il est de la dignité d’un corps comme le nôtre de dire hautement ce qu’il vaut. La modestie ne lui est pas imposée ; la gloire de nos ancêtres ne le permettrait pas, et nous acceptons tous les éloges que vous nous donnez. Nous y voyons d’abord la certitude que l’honneur de nous appartenir ne sera point seulement à vos yeux un titre à inscrire sur le frontispice d’un livre, ou à graver sur le marbre d’un tombeau. Vous serez un académicien sérieux, parce que votre conscience est esclave des devoirs qu’elle s’impose, et qu’après tout on peut être fier de venir se rattachera à cette longue chaîne d’illustrations qui remonte à la plus belle époque de notre littérature. Oui, Monsieur, l’Académie s’honore de l’ancienneté de son origine, de l’estime qu’elle a obtenue de toutes les générations qu’elle a traversées, où elle n’a eu de détracteurs que les hommes qui désespéraient d’y arriver. Elle se croit en droit de considérer comme des témoignages de sympathie l’empressement du public à prendre part à nos solennités, et le bruit qui se fait autour de nos candidats, dès qu’on signale une vacance dans nos rangs. Nous sommes placés si haut dans l’estime de ceux-là même qui nous censurent, ils ont tellement peur de nous voir dégénérer de nous-mêmes, que, dans le seul intérêt de notre gloire, ils sont presque toujours mécontents de nos choix ; et le mérite de nos élus ne leur paraît jamais au niveau de notre commune renommée. Il leur faudrait sans cesse de ces esprits qui dominent les siècles, qui ont pour horizon tout l’avenir du genre humain. Ce n’est point notre faute, nous ne demanderions pas mieux, et ceux qui nous blâment de n’en pas prendre ne devraient pas oublier que c’est à eux de nous en fournir.

Il y a heureusement de fort belles places au-dessous de ces grandes renommées, et celle que vous vous êtes faite était assez élevée pour attirer sur vous les regards de l’Académie. Comme publiciste, vous avez pendant trente ans et par des travaux incessants contribué au succès de la plus heureuse de nos revues. Comme historien, vous avez marché avec honneur dans les voies de Plutarque, en choisissant dans nos riches annales quelques-uns des grands hommes qui les ont illustrées. Comme mandataire de vos concitoyens, vous n’avez eu que l’ambition d’être utile à votre pays par les conseils d’une raison éclairée, par les avertissements de votre expérience ; et la part que vous avez prise aux luttes de la tribune vous a fait remarquer à côté des grands orateurs que vous venez retrouver dans une atmosphère plus paisible.

Dans vos écrits comme dans vos discours, il n’est pas un événement contemporain que vous n’ayez jugé ; il n’est pas un danger que vous n’ayez signalé, pas un principe funeste que vous n’ayez combattu, pas une question que vous n’ayez essayé de résoudre. Il en est malheureusement de bien brûlantes que personne n’a encore résolues. Nous les avons soulevées il y a bientôt quatre-vingts ans, et nul n’oserait prévoir l’époque où elles cesseront d’agiter le monde. On les a endormies au bruit des victoires, on les a adoucies par des concessions, on les a même comprimées en les flattant. L’état actuel de l’Europe nous fait voir qu’elles se manifestent à la manière des volcans au moment où l’on y pense le moins, et ce sphinx des temps modernes est bien autrement redoutable que celui de l’antiquité. Celui-là ne dévorait que des hommes, celui-ci dévore des dynasties et des peuples.

Le spectacle des convulsions politiques qu’il a produites a déterminé votre vocation littéraire, et vous a fait étudier pendant vingt ans les huit derniers siècles de notre histoire nationale. On avait beaucoup écrit sur ces époques si tourmentées, si dramatiques : mais les cinq volumes, dans lesquels vous avez résumé ces études, nous ont prouvé qu’il restait quelque chose à dire. Vous y avez trouvé des aperçus nouveaux, de nouvelles leçons à nous donner. Je ne vous réponds pas qu’on les suive. Nous vivons dans un temps où les professeurs de sagesse ne sont pas plus écoutés que l’expérience ; en politique aucun pécheur ne s’amende, et ceux qui se confessent au public sont plus disposés à justifier leurs fautes qu’à les avouer. Vous avez commencé par signaler celles de nos pères ; vous étiez d’autant plus à même de les remarquer que vous vous débattiez au milieu des conséquences qu’elles ont amenées ; et ces fautes vous rendent peu favorable à un régime qui s’est englouti tout entier dans un cataclysme que Dieu seul peut-être avait prévu.

Ce qui vous distingue cependant de la plupart des détracteurs de l’ancien temps, c’est qu’en signalant ses vices et ses périls, vous n’en avez point répudié la gloire. Vous rendez hommage à cette foule de grands rois, de grands ministres, de grands capitaines, qui ont contribué le plus à fonder cette unité nationale qui fait la force de notre patrie. Ceux qui ne bornent point les jouissances de leurs loisirs à la lecture des journaux et des romans du jour, aimeront à retrouver dans vos livres le gland prince qui, malgré sa piété, sépara si nettement la puissance religieuse de la puissance temporelle, et qui par ses vertus royales força la cour de Rome à ceindre de l’auréole céleste le souverain qui l’avait souvent contrariée dans ses prétentions. Nous aimons à revoir dans cette galerie le roi chevalier qui, après avoir conquis son royaume l’épée à la main, sut le pacifier par sa clémence, mais qui ne put faire pardonner sa victoire par ces exécrables fanatiques auxquels il avait pardonné lui-même. C’est encore l’abbé Suger qui, pendant un demi-siècle, gouverna la France abandonnée et compromise par son roi Louis le Jeune, et qui sut, comme vous le dites, réaliser des projets devant lesquels des rois auraient reculé. C’est le grand Richelieu, l’illustre fondateur de notre Académie, qui termina la grande lutte de la féodalité contre la monarchie, et détruisit le dernier boulevard de la réforme, qui, égrenant pour ainsi dire la noblesse et le calvinisme, débarrassant la royauté des corps hétérogènes qui gênaient sa marche, la remit, malgré son roi lui-même, dans la plénitude de sa puissance, et consolida le trône du haut duquel Louis XIV devait rayonner sur l’Europe entière. Vous nous faites revoir encore cette figure narquoise de Louis XI, qui fut aussi un assez grand roi quoiqu’un fort méchant homme. Je n’aime pas plus que vous son fameux Tristan et son hypocrisie. Mais, comme je n’ai plus à les craindre, je peux faire honneur à sa mémoire d’avoir ajouté quatre provinces à son royaume sans les payer du sang de ses peuples.

Il est deux de ces figures que vous avez peintes avec amour : c’est d’abord votre compatriote Duguesclin qui rendit à la France le sentiment de sa force et de sa dignité. S’il inventa, comme vous l’affirmez, le cri de haine aux Anglais, il faut convenir qu’ils nous l’ont bien rendu. Je trouve même que leur rancune contre Duguesclin s’est un peu trop prolongée, car ce héros ne fut malheureusement qu’un brillant météore ; et la vengeance fut assez terrible pour atténuer la rancune. La démence de Charles VI, les trahisons de son indigne épouse, l’ambition de la maison de Bourgogne si maladroitement ressuscitée par l’absurde système des apanages, l’insouciance de Charles VII, l’indifférence d’un peuple, en qui l’esclavage et la misère avaient étouffé tout sentiment de patriotisme, le découragement de l’armée et des chevaliers eux-mêmes, avaient mis le royaume à deux doigts de sa perte. Plus d’espérance, plus de ressources ; on en chercherait en vain dans les annales de ce temps, et l’on peut défier, à cet égard, les esprits forts et les sceptiques. Mais vous nous présentez alors cette angélique figure de Jeanne d’Arc, cette étonnante création de l’esprit religieux et monarchique ; et la couronne de France est arrachée à l’ennemi qui l’avait déjà posée sur sa tête. Cette œuvre, ne fut point accomplie par cette héroïne improvisée. Elle fut interrompue par une mort qui laisse une tache ineffaçable sur les fastes d’une nation qui a pu réparer ses défaites par de grandes victoires, mais que rien n’absoudra d’un crime auquel l’orgueil blessé eut plus de part que la superstition dont il prenait le masque. Cette mort ne laisse à Jeanne d’Arc que l’honneur d’avoir réveillé, par un coup d’éclat, une nation qui s’assoupissait dans sa honte, mais ce fut un immense service ; l’élan qu’elle avait donné ne fut ni arrêté ni même ralenti, et, en accomplissant la mission de la bergère, nos chevaliers pouvaient sans s’abaisser lui reporter une part de leur gloire.

Vous donnez à cette narration tout l’intérêt d’une légende, sans que la vraisemblance en soit altérée. Vous vous plaisez en général à retracer les services de l’esprit catholique, mais je crains que vous ne les ayez un peu exagérés, en lui faisant honneur d’un concours perpétuel que le clergé aurait prêté selon vous à l’établissement de la monarchie française. Vous m’entraînez ici, Monsieur, sur un terrain brûlant, et je tiens beaucoup à ne pas être confondu parmi les athées que vient de foudroyer votre éloquence. Mais, comme vous me forcez de louer le talent avec lequel vous développez vos idées, je crains qu’on ne m’accuse de les partager, et il m’est impossible de ne pas en décliner la solidarité.

En écrivant ce chapitre, vous avez seulement regardé autour de vous ; vous avez vu dans le clergé du siècle une piété sincère, une charité ardente, l’amour de la discipline, le respect de la loi civile, de l’autorité temporelle, et vous avez oublié ce qu’il a été dans les dix premiers siècles de la monarchie. Ses évêques ont sans doute puissamment contribué à l’avénement des trois dynasties. Mais est-ce bien l’esprit religieux qui les animait ? L’histoire n’accuse-t-elle pas leur esprit de domination ? Cinquante ans après Clovis, Chilpéric ne se plaignait-il point que les prélats étaient devenus des rois ? « Notre gloire diminue, disait-il, nos honneurs et nos richesses sont transférés aux évêques. » N’ont-ils pas en effet travaillé sans relâche à renfermer l’État dans l’Église et ce but ne fut-il pas atteint quand la race mérovingienne eut passé de l’état de barbarie à sa période d’imbécillité ? Établit-on une monarchie quand on en fait une province de l’Église ? Affermit-on une royauté en dégradant les rois dans la personne du Débonnaire, en se partageant, comme les seigneurs, entre les factions qui troublent le règne de Charles le Chauve et de ses descendants, en frappant d’anathème trois têtes capétiennes, en lançant sur le royaume des interdits qui provoquent fatalement à l’insurrection, en refusant l’oriflamme à Philippe-Auguste dans ses luttes contre des vassaux révoltés ? Le concours n’a été réel efficace, glorieux même, que lorsque la monarchie a repris sa place, quand le clergé n’a été que la première des hiérarchies ; et cette subordination lui a porté bonheur, car c’est alors qu’ont éclaté dans son sein les grandes vertus, les grands génies qui ont illustré à la fois et l’Église et la France.

Je ne saurais également partager votre enthousiasme pour les croisades et pour la Ligue, que vous considérez comme les plus grandes choses qu’ait produites la pensée catholique, comme le plus magnifique développement de l’esprit chrétien et populaire. Vous voyez encore dans la Ligue un élan vers la liberté, la protestation d’un peuple opprimé contre l’absolutisme. J’ai beau regarder, Monsieur, je n’y vois que les atrocités de la guerre civile, la parodie des choses religieuses, l’assassinat de deux rois, le sanglant guet-apens de la Saint-Barthélemy, l’impertinente ambition d’une maison subalterne, l’appel à l’étranger, le meurtre et la rébellion payés par l’or de l’Espagne. La liberté n’a que faire là, et la vraie religion ne peut avouer de pareils crimes. Vous me paraissez bien plus chrétien quand vous infligez l’épithète d’horrible à la guerre des Cévennes, quand vous incriminez la révocation de l’Édit de Nantes comme une mesure fatale que ne commandaient plus les dangers du catholicisme.

Quant aux croisades, je le reconnais comme vous, c’est un spectacle grandiose que ce soulèvement de tant de populations à la voix d’un apôtre. Mais que de calamités à la suite ! vous les avez énumérées vous-même. Vous nous avez montré les royaumes abandonnés par leurs souverains, la disette, la guerre et l’anarchie ajoutant presque toujours des horreurs nouvelles à celles qu’on va chercher au-delà des mers, les peuples mal armés courant à leur but lointain sans ordre, sans discipline et sans prévoyance, la famine dévorant les armées, des batailles où s’abîmaient des nations, cent mille hommes détruits dans une campagne, deux siècles de folies où le plus pur sang de la France s’en allait couler sur des plages étrangères, saint Louis enfin épuisant sans succès ses trésors et le sang de ses peuples, laissant au loin ses flottes et ses armées, et revenant presque seul dans sa capitale désolée. Certes, en recueillant ces tristes vérités dans vos livres, je ne concevais pas que votre enthousiasme pût survivre à des malheurs que vous condamniez avec tant d’amertume. Réglons les comptes de cette pieuse folie, nous n’y trouverons pour bénéfice net que la Jérusalem délivrée.

Ma querelle est vidée, Monsieur. Je reviens à l’éloge. Deux sentiments honorables et une grande pensée dominent dans vos écrits. C’est la haine du despotisme, l’horreur de l’anarchie féodale, et une aspiration constante vers le gouvernement constitutionnel. Vous saisissez avec une joie infinie toutes les tendances qui se manifestent vers cet objet de votre sympathie ; et c’est toujours avec douleur que vous reconnaissez la vanité de vos illusions. C’est même avec colère que vous blâmez les hommes qui trompent vos espérances. Vous reprochez aux rois de n’abattre la féodalité que pour s’élever sur ses ruines, au lieu de faire servir leur triomphe à l’avancement des libertés publiques. Vous accusez la noblesse d’avoir toujours manqué de sens politique, d’avoir harcelé le pouvoir sans s’inquiéter d’en régler l’exercice, et de considérer sa tâche comme accomplie sitôt qu’elle a arraché à main armée des gouvernements et des pensions. Vous êtes plus indulgent pour l’Église, vous parlez de ses fautes, mais avec les ménagements d’un fils qui respecte sa mère jusque dans ses erreurs. Vous regrettez enfin que ces trois puissances n’aient jamais su s’arrêter d’elles-mêmes dans leur marche ascendante. Mais vous exigez trop de l’humanité. Dans quel temps, dans quel pays les partis, les sectes, les opinions, les pouvoirs religieux et politiques ont-ils montré cet esprit de modération et de sagesse ? Vos regrets n’en sont pas moins partagés par les bons esprits. Depuis la triste expérience de 93 nous avons tous horreur des extrêmes ; mais à quel point s’arrêter ? c’est là le difficile. Tous les gouvernements l’ont cherché. Disons le mot vrai, chacun s’est fait un juste milieu à sa guise ; et ceux qui tâtonnent encore devraient avoir quelque indulgence pour ceux qui ont échoué.

Vous aviez aussi le vôtre, Monsieur, et le dépit de vos mécomptes vous a rendu injuste même envers Louis XIV. Son administration, sa vie privée, sa grandeur ont été soumises par vous à l’examen le plus rigoureux, et sa mémoire n’a pas à se louer de vos jugements. Permettez-moi encore une fois de ne pas être de votre avis. Je respecte le vôtre, pardonnez-moi le mien. Rien ne serait plus ennuyeux qu’un pays où tout le monde serait d’accord ; et à cet égard nous ne sommes pas près de nous ennuyer en France. Je vous dirai donc que j’ai un faible pour Louis XIV. Je crois qu’il a eu une grandeur réelle ; et vous sentez quelle a dû être ma surprise de vous voir affirmer qu’il avait dû toute sa gloire aux hommes que lui avait légués son père, tandis que ceux qu’avait produits son règne n’avaient fait que le rapetisser et le compromettre. Sans doute les Turenne, les Condé, les Duquesne qui l’ont précédé dans ce monde sont supérieurs à leurs élèves. Mais des Boufflers, des Berwick, des Vendôme, des Catinat, des Villars ont commandé ses armées et, en définitive, ce n’est point à la générosité de ses ennemis qu’il a dû l’accomplissement du dernier rêve de sa politique de famille.

Je vous avouerai cependant, et vous ne vous en plaindrez pas, que j’ai pris plaisir à la critique ingénieuse que vous avez faite de sa vie intérieure. J’ai souri, je m’en accuse, à le voir s’assujettir à toutes ces gênes qu’il imposait aux autres, à compter avec vous toutes les petitesses dont se composait sa grandeur intime, et j’en ai conclu que, si le rôle de courtisan était le pire des métiers, celui de roi n’était pas le plus amusant de tous. Ce tableau se ressent un peu de vos longs entretiens avec Saint-Simon. Cette étude vous a porté bonheur. Vous y parlez souvent sa langue ; et ce bonheur vous suit dans vos réflexions sur le trop long règne de Louis XV. Ce règne ne devait pas vous réconcilier avec l’absolutisme. Mais n’avez-vous pas été trop loin en écrivant deux fois que le dix-huitième siècle avait été sans vertus, sans génie et presque sans courage ? Je conviens que les vertus y ont été fort rares. Mais le courage ! je citerais bien des champs de bataille qui vous donneraient un éclatant démenti. Quant au génie littéraire, permettez-moi d’en trouver un peu dans les comédies du Glorieux, du Philosophe marié, de la Métromanie, dans les œuvres de Montesquieu, de Jean-Jacques, de Buffon, de d’Alembert, de Beaumarchais et de ce malheureux Voltaire que vous poursuivez avec une ardeur impitoyable.

Vous êtes un trop fervent catholique pour ne pas lui en vouloir ; mais ne pouviez-vous pas faire pour lui ce que vous avez fait pour le cardinal Dubois, dont vous avez loué la diplomatie après en avoir flétri le libertinage ? Otez des œuvres de Voltaire tout ce que la religion a droit de lui reprocher, ce qui restera, Monsieur, suffira encore à une immense renommée, à une gloire si grande, que tous, tant que nous sommes, poëtes, historiens, publicistes, romanciers, critiques même, nous serions impuissants à le reproduire.

Je ne vous suivrai pas jusqu’au bout, Monsieur vous avez soulevé tant de questions qu’il me serait impossible de les rappeler toutes. Je passe rapidement sur les douze années de nos folies et sur les quatorze années de notre grande gloire. Cette gloire vient d’être si dignement racontée que ma voix se perdrait dans le retentissement de tous les échos de l’Europe. Forcés d’ailleurs de nous recruter depuis trente ans parmi les hommes qui ont pris part aux grands événements de ce siècle, nous avons fatigué ces voûtes du récit de nos prospérités et de nos misères : quand vous arrivez enfin à l’exercice de ce gouvernement que vous avez appelé de tous vos vœux et qui n’a point rempli toutes vos espérances, je suis arrêté par bien des convenances et des scrupules. Vous avez pu dans le silence du cabinet dire votre pensée tout entière sur les hommes et les choses de ce temps ; vous avez pu analyser et juger ces trente-huit années qui commencent à l’avènement de Louis XVIII et de sa Charte, et qui finissent avec la dynastie dont vous avez si bien justifié l’avénement avant d’en signaler les fautes. Je ne m’en suis pas gêné moi-même en bien des occasions. Mais la place que j’occupe ici m’impose bien des réticences et des limites. Je ne sais pas même s’il me serait permis de dire que la Restauration aurait naturalisé le gouvernement représentatif en France, si le crime de Louvel n’avait effrayé le roi qui nous l’avait donné, et ranimé les colères du parti qui le tolérait à peine. Parlerai-je des temps plus voisins du nôtre ? Ces hommes, que vous avez jugés dans vos livres, sont pour la plupart sur les mêmes bancs que vous. Ils m’écoutent, ils me regardent. D’autres, venus plus tard au monde politique, sont en face de moi ; ils épient mes paroles pour les commenter à leur manière. Si je parlais de vos mécomptes, si je retraçais après vous nos dissentiments, nos querelles, les conflits de nos ambitions, de nos jalousies, les luttes bruyantes de nos tribunes, les hommes des anciens jours m’accuseraient de flatter le présent. Si je rendais justice aux vertus privées, à la politique d’un roi qui, en couvrant la Belgique de ses drapeaux, a rompu le premier ces traités, contre lesquels on proteste encore, les hommes nouveaux me traiteraient peut-être de factieux. Tel est le sort des écrivains qui, au lendemain d’une révolution, osent rendre justice aux vaincus ; les suivants du triomphateur n’ont pas assez de cris pour étouffer sa voix. Je ne parle point des panégyristes du temps présent : ce ne sont que des plagiaires, et j’en ai vu tant d’autres. J’ai assisté à tant de lendemains de la même nature ; et je n’ai pas connu de spectacle plus révoltant que ces saturnales de la victoire, que ces revirements d’opinions et de colères, que ces jugements passionnés qui ne sont le plus souvent qu’une bruyante mendicité.

Oh ! qu’il eut bien raison le savant illustre, dont vous venez prendre la place, de n’exposer ni son repos ni son honneur à ces variations de la fortune politique ! Il arrivait à l’âge d’homme au moment où pas un lettré n’était sans ambition. La loi, qui ouvrait à tous la porte de toutes les carrières, avait fait germer dans toutes les têtes pensantes la prétention, l’espérance de gouverner l’État ; il fallait un grand fonds de philosophie pratique pour résister à ce tourbillon de vanités en délire. Peu d’hommes en eurent la force ; et je ne saurais trop louer et remercier notre Biot de n’avoir pas été entraîné par l’exemple de cette tourbe affamée d’honneurs et de pouvoir. Il y a une singulière analogie entre l’existence de notre confrère et la situation où je le vis pour la première fois. Qu’on me passe cette anecdote ; les vieillards sont conteurs. Il y a soixante ans de cela, je traversais Paris, lorsque, arrivé sur le pont des Arts, je rencontrai une foule de têtes qui tendaient leurs regards vers le ciel ; j’en demandai la cause, et un des curieux me montra un ballon qui planait dans les airs à quatre mille mètres du pavé. C’était le jeune Biot qui, en compagnie de son ami Gay-Lussac, était allé s’assurer qu’à cette hauteur l’air était le même que sur la terre, et que la force magnétique s’y conservait sans affaiblissement notable. Eh bien ! c’est ainsi qu’il a plané pendant toute sa vie au-dessus des ambitions et des rivalités politiques, n’envisageant, comme il l’a dit du fameux Lagrange, les événements extérieurs que comme de simples incidents qui ne devaient point troubler ses études ; et préférant, comme il l’a dit plus tard de Cauchy, préférant, aux inconvénients des positions publiques, les joies morales et les plaisirs purs de l’intelligence. Sans doute, comme les Cuvier, les Thenard, les Poisson et bien d’autres, il pouvait aspirer à toutes les faveurs dont les gouvernements disposent, siéger dans leurs conseils, dans nos assemblées, se reposer enfin dans les honneurs gratuits ou soldés et plus ou moins inamovibles du Luxembourg. Les trois dynasties qu’il a vues passer devant lui se seraient empressées de l’accueillir, de lui décerner ces honneurs si enviés. Qu’en ferait-il aujourd’hui ? est-ce là ce qui resterait de lui dans la mémoire des hommes ? Ah ! ce que nous avons gagné à son éloignement des affaires publiques est bien plus précieux que les avantages personnels qu’il a dédaignés.

Il a mieux fait de se dévouer tout entier à l’étude des grandes découvertes de l’esprit humain, de prendre part, comme vous l’avez démontré, Monsieur, à ces admirables progrès de la science, pendant les temps si variés où il a vécu. Que d’inventions utiles, imprévues, ces temps nous ont léguées ; quelle série de noms illustres ils ont signalés à notre reconnaissance ! Jamais époque scientifique n’avait été si féconde et c’est un grand honneur pour Biot d’y avoir marqué sa place. On ne lui doit, il est vrai, aucune grande découverte. La seule à laquelle il ait attaché son nom est l’application de l’optique aux opérations de la chimie, le moyen de distinguer à l’aide de la lumière polarisée certaines molécules des combinaisons chimiques, certains symptômes de nos maladies. Mais combien d’autres découvertes n’a-t-il point perfectionnées ou affirmées par ses expériences ! Avec quelle ferveur, avec quelle sympathie n’a-t-il pas suivi les travaux de ses contemporains ! Initié à toutes les conquêtes de la physique, il a porté dans l’étude des sciences diverses qui en découlent cette droiture d’esprit, cette rectitude de jugement qu’il devait à la connaissance profonde des mathématiques. Émule de nos plus grands géomètres, de nos astronomes les plus célèbres, il a fait dire de lui qu’il était un des dix ou douze savants qui lisaient couramment la Mécanique céleste de Laplace. Travailleur infatigable, avide de tout connaître et de tout expliquer, il s’était familiarisé, avec tous les observateurs des phénomènes de la nature, depuis les temps les plus reculés jusqu’au jour où il a cessé de vivre.

Il est si grand le nombre des mémoires, des articles, des notices, des traités où il a consigné ses travaux, que les arguments seuls formeraient un volume considérable ; mais la limite que m’imposent le double but de ce discours et la patience de mon auditoire m’oblige de ne jeter qu’une vue d’ensemble sur une vie aussi longue et aussi bien remplie. C’est aux puissants organes d’une autre Académie qu’il appartient d’en explorer tous les détails : ils le feront avec plus d’autorité que moi, ils savent mieux les services qu’il a rendus à la science, et son éloge, comme savant, leur sera d’autant plus facile qu’ils en ont contracté l’habitude depuis son entrée dans leur sanctuaire. Appelé par l’estime des grands hommes qui formaient la première génération de ses confrères, il était considéré comme un maître par la seconde, et la troisième a entouré sa vieillesse d’une vénération qui résumait tous les sentiments dont il avait été l’objet.

Rien ne montre mieux la place qu’il s’était faite au milieu d’eux que les missions scientifiques dont ils l’ont chargé. C’est en leur nom qu’il passe avec Arago un hiver entier sur les îles et les rochers du royaume de Valence, pour mesurer un arc considérable du méridien et fixer enfin la courbure de la terre. Si une pluie extraordinaire de pierres tombe en Normandie, c’est à lui qu’ils remettent l’étude de ce phénomène, dont la cause est encore à trouver. Faut-il ajouter des observations nouvelles à celles qu’il a faites en Espagne, il est envoyé par le Bureau des longitudes à l’extrémité de l’Écosse, pour mesurer jusqu’aux îles Shetland l’arc du méridien qu’il a déjà mesuré depuis Valence jusqu’à Dunkerque, et constater encore une fois la figure de notre planète et l’aplatissement de ses pôles.

Le récit qu’il fait de ses voyages, de ses opérations, les accessoires qu’il y mêle, la description si pittoresque des diverses contrées qu’il parcourt, le contraste des splendides horizons de l’Ibérie et de l’atmosphère brumeuse des mers hyperborées, celui des mœurs des peuples si divers chez lesquels il séjourne, les chaleureux témoignages de sa reconnaissance pour la gracieuse hospitalité qu’il y reçoit, pour les hommes qui lui prêtent le concours de leur intelligence, tous ces détails donnent une si haute idée de son cœur et de son esprit, offrent une lecture si pleine d’intérêt et de charme, que les hommes du monde y prennent autant de goût et de plaisir que les savants auxquels ces narrations sont plus spécialement destinées.

Ce même mérite, cet intérêt, ce charme, se font également sentir dans les vingt biographies où il a retracé la vie, le caractère et les travaux des savants les plus célèbres. Dans ce genre de composition il s’est élevé à la hauteur des Cuvier, des d’Alembert et des Fontenelle. J’ose même dire qu’il les a surpassés dans les biographies de Galilée, de Descartes et de Newton. Elles suffiraient pour établir une renommée littéraire, dans un temps où l’on aurait le loisir de s’appesantir sur une lecture, où le bruit d’un livre nouveau ne serait pas étouffé le lendemain par celui des livres qui lui succèdent. Peut-être a-t-on droit de regretter qu’il ait dépouillé Galilée d’un trait de courage et d’un mot célèbre ; ces mots sont vraiment dans une crise fâcheuse, notre siècle leur fait une chasse impitoyable. On ne croit plus à celui de François Ier, Henri IV en a déjà perdu deux ou trois, Cambronne et Charles X n’ont joui qu’un moment de ceux qu’on leur avait attribués. Les réalistes sont vraiment insupportables avec leur passion de la vérité vraie. Ces jolies petites perles étaient si bien enchâssées dans nos chroniques ! Je suis fâché que M. Biot se soit associé à ces écumeurs de l’histoire. J’aime mieux son indignation contre la stupide barbarie des juges de Galilée, et le talent avec lequel il déroule les incidents si dramatiques de la découverte de ce grand astronome. Ce n’était pas pourtant son œuvre de prédilection. Son travail sur Newton était l’objet de sa préférence et d’une préoccupation singulière. Il prêtait une attention constante à tout ce que les Anglais écrivaient sur leur illustre compatriote. Il le lisait, il l’écoutait avec une sorte d’anxiété, et c’était avec une joie d’enfant qu’il reconnaissait, qu’il proclamait la supériorité de son travail. J’ai assisté à une de ces explosions de joie ; il avait alors quatre vingt-six ans, et je me demande, j’ai intérêt à le savoir, si à cet âge, qui touche de si près à la postérité, où l’on a eu tant d’occasions de se comparer, il n’est pas permis de se juger soi-même et de dire tout haut ce qu’on s’estime.

Cette bonne opinion qu’il avait de lui-même, nous l’avons ratifiée par nos suffrages. C’est par la partie littéraire de ses œuvres qu’il nous appartenait. C’est la richesse, la beauté de son style qui nous a inspiré le désir, j’ai presque dit l’ambition, d’honorer notre tableau d’un nom que s’étaient déjà approprié toutes les Académies de l’Europe. Je vous demande pardon, Monsieur, d’avoir repeint en raccourci une vie que vous avez si bien développée. Mais l’Académie, dont je suis l’organe, lui devait un dernier hommage. Vous ne pouviez point parler de son assiduité à nos séances, de l’attention qu’il prêtait à nos débats littéraires, des lumières qu’il y répandait. C’est que ce savant illustre était doué du goût le plus pur et le plus sévère. Aussi passionné pour les lettres que pour les sciences, les chefs-d’œuvre des Grecs et des Latins lui étaient aussi familiers que ceux de notre grand siècle. Il pensait, comme Lagrange, que l’étude des mathématiques devait être précédée, préparée même par la connaissance profonde des lettres anciennes et modernes. Certes, ce n’est ni Biot ni Lagrange qui aurait inventé cette mesure désastreuse qui tranchait l’éducation littéraire à moitié de son cours.

Dans un écrit qui date déjà de cinquante-quatre ans, dans le préambule de la piquante critique qu’il faisait du style de nos deux célèbres coloristes, il a déposé les doctrines qu’il n’a jamais reniées. Il pensait alors ce que pensaient tous les hommes de goût et d’étude, ce qu’on avait pensé pendant deux siècles, avant qu’une coterie d’esprits blasés vînt protester contre le témoignage de dix générations, et demander à la fantaisie les génies et les chefs-d’œuvre que nous attendons encore. Les écrivains et les poëtes du dix-septième siècle étaient à ses yeux les types du vrai et du beau, les modèles dont il ne fallait jamais s’écarter. Il prédisait avec douleur que l’impérieux, l’insatiable besoin de la nouveauté jetterait bientôt les esprits dans mille routes inconnues qui les égareraient, que l’enflure serait prise pour le sublime, la manière pour la grâce, la niaiserie pour la naïveté, les écarts de l’imagination pour les hardiesses du génie, et son indignation fut grande quand il vit l’accomplissement de sa triste prophétie. Il s’en prenait aux auteurs, aux critiques, au public lui-même. Il me disait enfin, un mois avant sa mort, que la plus grande impertinence des novateurs était de donner le nom de progrès à une décadence aussi manifeste, et que le merveilleux de cette audace était de l’avoir fait croire à leur siècle.