Discours de réception de Casimir Delavigne

Le 7 juillet 1825

Casimir DELAVIGNE

M. Casimir Delavigne ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. le comte Ferrand , y est venu prendre séance le jeudi 7 juillet 1825, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

Un mois avant la perte que l’Académie française vient de faire dans la personne de M. le comte Ferrand, cet ami des lettres désira me connaître, et la demande d’un vieillard fut un ordre pour moi. Plusieurs d’entre vous qui m’ont vu sur les bancs du collége, et qui ont voulu, dans leur bienveillante amitié, que leur élève devînt leur confrère, m’avaient souvent entretenu de l’assiduité de M. le comte Ferrand à vos séances. Je savais quelle part il prenait à vos travaux ; la tribune retentissait de ses paroles ; admis à la confidence journalière du prince, d’autres devoirs le trouvaient infatigable. J’imaginais qu’une activité si constante prenait sa source dans cette force de corps, dans cette jeunesse prolongée de quelques vieillards, pour qui le temps semble s’arrêter, comme s’il voulait aussi rendre hommage à de hautes vertus et à des talents peu communs, ou qu’il sentît une sorte de regret à détruire ce qu’il ne peut faire oublier.

Quelle fut ma surprise à la vue d’un vieillard faible, infirme, aveugle, et qui, déjà mort dans une portion de lui-même, paraissait ne plus tenir à la vie que par la volonté forte de vivre encore. Je trouvai dans son accueil cette bonté facile dont vos entretiens m’avaient appris à connaître tout le charme. Son âme encore brûlante se répandait dans ses discours, comme pour plaire à une imagination qu’il supposait pleine d’ardeur et d’illusions : il me parlait de mes ouvrages en ami qui n’en veut point voir les défauts, de mon avenir comme s’il nous appartenait a tous deux ; il ne m’appelait point à lui, il se faisait jeune pour venir à moi. Dans l’excès d’une bienveillance inquiète, il concevait des craintes sur la destinée d’un jeune homme dont les sentiments pouvaient, à quelques égards, différer des siens ; il essaya de me montrer la vérité où il la voyait lui-même : il conseillait avec douceur, mais avec une sorte d’empire ; car il y a toujours quelque chose d’absolu dans la chaleur d’une opinion combattue et dans l’expérience d’un âge avancé. Je l’écoutais avec respect, et, si je le quittai sans être persuadé, ne vous en prenez point à son éloquence : n’est-il pas, j’en appelle à vous-mêmes, des sentiments intimes dont la racine, trop avant dans le cœur, ne peut s’en arracher ; des convictions impérieuses de la conscience qu’on ne peut secouer sans perdre l’estime des autres, et, ce qui est le premier besoin de toute âme généreuse, l’estime de soi-même ?

M. le comte Ferrand n’aurait exigé de personne un sacrifice que personne n’avait obtenu de lui ; l’intolérance est le dévouement de ceux qui ont beaucoup d’erreurs à faire oublier. Pour moi, surpris d’une telle indulgence dans une conviction si fervente, ému par tant de force morale dans une si extrême faiblesse, j’emportai de cet entretien un souvenir profond. J’avais appris jusqu’à quel point l’intelligence peut régner sur ces débris de l’homme qu’elle défend contre la destruction : des yeux qui ne voyaient plus brillaient encore de tout le feu de la pensée ; des mains qui cherchaient les objets s’agitaient encore de ce mouvement énergique dont l’éloquence parle aux regards et vient au secours d’une voix défaillante. Il était vrai pour moi qu’une âme vigoureuse reste libre et entière dans un corps que les infirmités enchaînent, et que le temps a mutilé. Par la seule force de sa volonté, elle transporte où il lui plaît cet esclave réduit à l’obéissance, le soutient quand il chancelle, le fortifie par les travaux qui devraient l’affaiblir ; lutte imposante, où la douleur se tait, où la nature paraît faire effort contre elle-même, où la mort hésite, et semble craindre, en achevant sa victoire, de perdre le spectacle d’une héroïque résistance.

De tous les sentiments qui exerçaient, sans l’épuiser, l’activité de celte âme ardente, l’amour des lettres fut le plus puissant. Dans la jeunesse de M. le comte Ferrand, cette passion lui servit comme d’un délassement à des études austères ; plus tard, elle le consola dans l’infortune, et, pour dernier bienfait, le protégea contre la mort. Voilà ce que les muses ont fait pour lui ; rappelons ce qu’il a fait pour elles. L’éloge de sa vie politique n’appartient point à cette tribune ; c’est l’homme de lettres que vos suffrages m’appellent à remplacer ; qu’un plus éloquent parle de ses actions, je vous entretiendrai de ses ouvrages.

Plusieurs tragédies, fruit de ses loisirs, sont conçues avec sagesse, écrites avec pureté. Douces études, nobles peintures de héros et de malheurs imaginaires, il fut arraché à vos fictions par des désastres véritables, par une tragédie réelle et plus sanglante. Qu’aurait-il inventé d’aussi imposant que ce spectacle ? Un roi sans couronne, une famille auguste dans l’exil, empruntaient de leur infortune même une majesté plus touchante. Un prince qui avait combattu sous les drapeaux de la France passait du champ de bataille dans un obscur collége, et demandait aux lettres, sans rien perdre de sa dignité, l’appui qu’il devait leur rendre un jour, sans rien ravir à leur indépendance. Sur quel théâtre s’étaient succédé des scènes plus sublimes ou plus déchirantes ? Inspiré par sa douleur, M. le comte Ferrand paya un tribut éloquent à la mémoire d’une princesse, fille de tant de rois, et dont les vertus étaient plus royales encore que la naissance ; il sentit qu’il ne pouvait orner ce sujet sans l’affaiblir, et fut moins orateur qu’historien. Le génie de Bossuet aurait suffi sans doute à l’oraison funèbre de madame Elisabeth ; mais qu’aurait-il ajouté à la majesté d’une telle vie, à l’horreur d’une telle mort ? Il y a de ces actions dont la grandeur est en elles- mêmes ; et, pour qu’elle leur reste tout entière, on ne les loue pas, on les raconte.

Après une révolution qui avait tout détruit et tout recréé, M. le comte Ferrand dut éprouver une sorte de malaise au milieu d’un monde inconnu. Ses premières années, celles dont on se souvient toujours, il les avait passées dans une de ces demeures qui semblent encore garder l’empreinte des antiques vertus et des vieilles habitudes parlementaires. Malgré l’ardeur inquiète de son esprit, il s’était accoutumé à tout ce qu’il y a de régulier et de stable dans la loi, dont il fut long-temps l’organe. Aussi l’ancienne France avec son ordre établi, ses distinctions marquées, avec l’autorité de ses institutions consacrées par des siècles, lui apparaissait-elle sans cesse au milieu de la France nouvelle ; aussi n’avait-il d’admiration que pour l’immuable : une progression vers le mieux entraînait un changement; tout changement lui semblait une secousse, on eût dit que les commotions violentes l’avaient dégoûté même du mouvement. Sous l’influence de ces idées, il écrivit la Théorie des Révolutions. Dans cet ouvrage, de vastes connaissances sont unies à des vues souvent profondes ; mais peut-être l’auteur exige-t-il trop évidemment de l’histoire qu’elle se plie à sa pensée dominante : il force toutes les révolutions du monde à déposer contre une seule, tous les siècles contre un moment, et ne fait plus, si j’ose mêler une critique à mes éloges, qu’un ouvrage de circonstance sur l’univers.

C’est dans l’Esprit de l’Histoire que M. le comte Ferrand s’élève, plus que dans aucun autre de ses écrits, à la hauteur de son talent ; voilà sans doute le plus beau de ses titres à l’honneur qu’il eut de siéger parmi vous : partout ici de graves instructions, des faits enchaînés avec art, des conséquences déduites avec force ; partout un amour de la monarchie qui n’exclut point dans l’auteur un respect profond des libertés politiques et religieuses. Que puis-je ajouter à cet éloge, si ce n’est que, dans aucun de ses ouvrages, M. le comte Ferrand n’a cédé à ce besoin de satisfaire toutes les opinions, dont l’effet le plus ordinaire est de n’en contenter aucune ? Loin de lui ces précautions dont on enveloppe sa pensée jusqu’à l’étouffer, pour la rendre supportable aux autres. Ce n’est point un de ces timides esprits qui n’ont de franchise que pour la moitié de la vérité, et se travaillent sans cesse à courtiser le lecteur par quelque demi-sacrifice. C’est un vieil ami de bonne foi qui aime mieux lui déplaire que le flatter.

Qu’il me soit permis d’examiner, dans ce sanctuaire des lettres, quelle est, sur les ouvrages de l’esprit, l’influence de cette bonne foi avec soi-même et avec le lecteur, de celte conscience en littérature. Buffon l’a dit, Messieurs, dans son éloquent discours à vos devanciers, c’est elle qui donne au style tout son effet, au génie toute sa chaleur et sa piquante originalité ; d’une phrase échappée à ce grand écrivain peut naître un discours utile. Je n’entends pas seulement ici par conscience, ce respect pour le public, qui ne laisse pas sortir de vos mains ce que vous sentez indigne de vous et de lui. Sans doute, un goût délicat devient en nous comme un remords qui nous tourmente et nous force de corriger les défauts que notre paresse ou notre vanité en révolte avaient long-temps défendus. Rien d’entièrement beau, je le sais ; rien qui porte en soi le caractère de la perfection et de la durée, sans cette patience que Buffon appelait le génie, et qui n’en est, je crois, que la moitié; mais aussi rien de puissant sur la raison ou sur les cœurs, sans une conviction courageuse qui est la conscience de l’écrivain. Elle peut nous égarer sans doute, parce qu’elle agit d’autant plus violemment au dehors qu’elle est en nous plus passionnée. Mais n’est-ce pas une preuve irrécusable de son pouvoir, qu’elle soit encore, même dans celui qui se trompe, un moyen de tromper les autres ? Puisqu’elle donne à l’erreur un triomphe passager, que ne fera-t-elle pas pour la vérité, qui est éternelle ? Mais si elle nous manque, si l’intérêt la tient captive au fond de nos cœurs, ou si la crainte la fait taire, en vain serions-nous doués de qualités éminentes, en vain l’étude aurait-elle ajouté à ces dons de la nature. Rappelons-nous cette loi d’Athènes qui frappait de mort tout citoyen assez faible pour ne pas embrasser un parti ; c’est contre nos écrits qu’elle a son application rigoureuse. Condamnés à leur naissance, ils portent la peine de notre faiblesse. Comme nous ne saurions leur communiquer une âme que nous n’avons pas, nous n’enfantons que des productions sans vie, que des paroles d’une élégance froide et morte, que des cadavres, que des ombres.

Une hésitation continuelle dans l’auteur produit l’indécision dans les autres ; comment le croire, s’il n’a pas l’air de se croire lui-même ? On se défie de ceux qui cherchent à déguiser leur pensée ; l’on plaint ceux qui n’ont pas le courage de la dire : il arrive même qu’on leur préfère l’homme médiocre, mais convaincu, parce qu’on trouve en lui je ne sais quoi de hardi et de vrai qui a au moins le charme du naturel. Ne cherchez point des armes contre moi dans la philosophie douteuse de Montaigne ; l’attrait irrésistible qui nous ramène sans cesse à ce livre de bonne foi n’est-il pas la sincérité ? Il y a peut-être quelque audace à examiner quand tout le monde croit. Et d’ailleurs, quelle conviction de cœur pour de hautes vérités ! Quel amour de la vertu ! Que d’horreur des préjugés qui torturent la vie et qui enlaidissent la mort ! Quel sentiment exquis des jouissances de l’amitié ! Mais je m’aperçois trop tard que, par cet éloge de Montaigne, je vous rappelle une voix qui vous est chère et qu’une souffrance momentanée condamne au silence ; je m’arrête, vos souvenirs seraient plus éloquents que mes paroles.

Cette conscience, qui vous plaît jusque dans le doute et vous rend la médiocrité tolérable, concevez-la unie à l’audace d’un esprit décidé, à un jugement sain, à une imagination forte et mobile ; maîtresse d’une belle âme, qu’elle y parle en souveraine, tout haut et sans crainte, du génie elle reçoit sa force, il reçoit d’elle son empire : il faut que tout se soumette à l’écrivain armé de cette double puissance. Négligé, incorrect même, il a un langage qui n’est qu’à lui. Quels que soient ses écarts, il marche seul au milieu de la foule ; il lui est donné de faire haïr ce qu’il hait, de faire aimer ce qu’il aime, d’entrer de vive force dans les cœurs, où il excite des ravissements d’enthousiasme, et d’attacher une ineffable jouissance au sentiment même de sa supériorité, dont il les accable. Enfin, il jouit du seul privilége qui ait quelque chose de divin, celui de régner par la pensée, et de donner, après Dieu, une âme à ceux qui l’écoutent. Il est lui-même ; il se réfléchit dans ses ouvrages, et c’est là le secret de ses triomphes. Qu’on ne dise pas que les principes des grandes inspirations s’épuisent et ne sauraient se reproduire à l’infini sons des formes toujours nouvelles. Communs à tous, ils vous deviennent propres par l’originalité qu’ils empruntent de votre nature ; et, diversement affectés, c’est en restant vous-mêmes que vous ne ressemblez à personne. Ainsi brillent à la fois d’un éclat différent ces éloquences que nous voyons triompher tour à tour dans nos débats politiques, soit par cette franchise guerrière et cette énergie de l’âme dont les élans nous entraînent, soit par l’irrésistible ascendant d’une raison plus froide, ou par ce coloris presque involontaire de l’expression qui trahit encore dans l’orateur l’imagination du grand écrivain. Ainsi, piquante et ingénieuse quand elle prononce ses jugements sur Louis XIV, l’histoire, qui change de ton en changeant d’interprète, raconte avec un intérêt plus grave les sanglants démêlés de Gênes et de Venise. Rien n’est épuisé ; j’en atteste cette foule de productions heureuses qui ont enrichi votre siècle. La tyrannie domestique trouvant sa punition dans son excès ; l’avarice châtiée par l’élégante raillerie de l’auteur du Trésor ; la dignité paternelle éloquemment vengée dans les Deux Gendres ; j’en prends à témoin les tableaux plus naïfs d’un héritier de Le Sage, qui semble dans une double carrière vouloir faire oublier que l’auteur de Gil Blas et de Turcaret a aussi manqué à votre gloire. Quoi de plus nouveau que cette conquête faite sur l’histoire par la comédie ? Nous avons vu la conjuration de Pinto nous présenter dans les petites causes les ressorts cachés des grands événements, et nous conduire, à travers la foule d’incidents comiques, à la plus imposante catastrophe qui puisse changer la face d’un empire. Après toutes les séductions de Zaïre, la magie des noms français n’a-t-elle pas prêté un charme inconnu au grand maître des chevaliers du Temple et au jeune Marigny ? Déjà fière d’avoir opposé Paul et Virginie aux plus douces fictions de la pastorale chez tous les peuples, la religion n’a-t-elle pas lutté avec gloire contre tous les souvenirs épiques d’un amour malheureux, lorsqu’elle s’est assise entre Eudore et Velléda sous les forêts des druides ?

Ah ! quand votre gloire le proclame, qu’il me soit permis de le croire dans l’intérêt de cette génération naissante à laquelle je m’honore d’appartenir, il est encore possible de créer pour qui veut rester fidèle à sa nature. Ces innovations dont le besoin tourmente tous les esprits, et que semble appeler une littérature enrichie et comme fatiguée par tant de chefs-d’œuvre, c’est au théâtre qu’elles ont surtout leurs triomphes et leurs dangers. Sur cette mer tant de fois et si glorieusement parcourue, on ne peut rien découvrir sans s’exposer aux orages. Là aussi, Messieurs, s’il m’est permis de rappeler une fiction poétique, là s’élève ce génie des tempêtes dont parle Camoëns ; il arrête, il épouvante le jeune poète qui se sent prédestiné aux hasardeuses entreprises ; il lui montre les écueils, il lui nomme les nochers malheureux, il lui raconte les naufrages : « Tu t’égares ; ne tente pas des routes nouvelles : tout finit à cet horizon où la vue s’arrête. Au delà de cette limite, plus d’astres pour te guider, plus de flots pour te soutenir ; rien que le naufrage et l’abîme. » Mais qu’importent ces effrayantes prophéties, si le génie du poète le précipite malgré lui dans les hasards ! Dût-il se perdre, il s’ouvrira des chemins, il affrontera les écueils, au risque de se briser ; si l’horizon qui le presse ne peut le contenir, pour se faire de l’espace, il en franchira les bornes. Il attachera son nom à quelques régions ignorées jusqu’à lui ; et, comme les mondes réels, ces terres inconnues ne dateront leur existence que du jour de leur découverte.

Mais, à travers tant de périls, qui peut nous conduire à cette gloire, objet idéal de toutes les ambitions en littérature ? Une religieuse conscience, une audace réglée par la raison. Raisonnables avant tout, marchons ensuite avec indépendance, sans céder aux opinions exclusives, sans nous soumettre en aveugles aux théories qui veulent devancer l’art et qui ne doivent venir qu’après lui. Quel génie créateur se révoltera contre les formes anciennes pour s’en laisser prescrire de nouvelles ? Ce ne serait que changer de servitude. Le mépris des règles n’est pas moins insensé que le fanatisme pour elles. Quand d’imposantes beautés peuvent justifier nos écarts, c’est aimer l’esclavage, c’est immoler la vraisemblance à la routine, que de presser notre sujet dans des entraves qu’il repousse. Mais s’affranchir des règles pour se faire singulier, lorsque l’action dramatique les comporte, c’est chercher son triomphe dans une servile concession aux idées du moment, et le pire des esclavages est celui qui joue la liberté. Admirateurs ardents de Sophocle, sachons donc admirer Shakespeare et Goethe, moins pour les reproduire en nous que pour apprendre en eux à rester ce que la nature nous a faits. Quel que soit le parti littéraire qui nous adopte ou nous rejette, cherchons le vrai en évitant la barbarie; sans confondre la liberté avec la licence, obéissons aux besoins d’un sujet dont le développement nous emporte; mais ne nous attachons pas au char d’un écrivain fameux, pour nous faire traîner à la réputation sous sa livrée. Ce qui est vrai en lui est faux en nous ; ce qui le jette hors des rangs nous confond avec la foule. Soyons nous-mêmes ; nos idées et nos sentiments sauront se revêtir en naissant de couleurs inusitées, et voilà l’originalité véritable. Celle qu’on cherche ailleurs n’est qu’une imitation plus ou moins docile, que la pâle copie ou la caricature bizarre de l’originalité d’autrui. N’oublions pas surtout que le premier devoir de l’écrivain est le respect pour la langue. Chez tous les peuples, elle a ses qualités comme ses défauts qui la distinguent, et, voulût-on la corriger ou l’enrichir, on ne peut lui faire violence sans dénaturer son caractère national. La langue française, si rigoureuse dans ses aversions, ennemie impitoyable de toute obscurité, est la plus universelle et la plus calomniée ; elle n’admet, il faut l’avouer, que les hardiesses qui se cachent ; elle n’accepte que les dons qu’on lui déguise : mais Corneille et Racine ont prouvé qu’au théâtre il n’est point de hauteurs inaccessibles pour elle, point d’humbles familiarités où elle ne puisse descendre ; et la plus singulière des innovations, la création de toutes la plus sublime et la plus inattendue, serait encore d’écrire comme eux.

Ainsi, Messieurs, la pureté du langage et la candeur dans l’expression de la pensée donnent aux ouvrages de l’esprit ce charme qui en établit d’abord les beautés originales, et cette vérité qui les fait vivre toujours. Mais, pour que les tableaux soient fidèles, pour que les vices du siècle s’y montrent sans voile, et que la tragédie, plus sincère, devienne une représentation animée de l’histoire, les lettres réclament l’appui d’une liberté sage. Que d’espérances n’avons-nous pas droit de fonder sur cette protectrice naturelle de tout ce qui se rattache à la dignité humaine ? La première pensée du monarque fut pour elle ; nous la verrons, à l’ombre de celte puissance auguste, ouvrir une plus noble carrière aux travaux de l’imagination, un champ plus vaste aux jeux du théâtre. Affranchie de ses entraves, puisse-t-elle répondre à ce bienfait d’un petit-fils de Louis XIV par quelques-uns de ces immortels ouvrages, non moins glorieux au génie qui les enfante qu’au prince assez grand pour en jouir et les protéger. Avec les acclamations du peuple, qu’elle lui porte les hommages des arts, les vœux reconnaissants des lettres ! Au milieu des fêtes d’un nouveau règne, il a voulu l’associer aux pompes de sa puissance pour mêler un éclat durable à tant de magnificences passagères. Ah ! qu’elle suit l’ornement solide de son trône, qu’elle en soit à jamais la décoration vivante, comme dans ces solennités où, sacrée avec lui, elle s’est mise, devant Dieu et devant les hommes, sous la garde de ses serments !