Discours sur les prix de vertu 1830

Le 25 août 1830

François-Auguste PARSEVAL-GRANDMAISON

Discours de M. Parseval-Grandmaison

Directeur de l’Académie française

Lu en séance le 25 août 1830

 

 

M. de Montyon, l’un des hommes les plus bienfaisants, a deviné l’héroïsme de la charité dans la classe indigente, et a désiré que cette source cachée d’actions vertueuses fût mise en lumière, pour prouver aux sophistes qui ont fait de l’intérêt personnel le premier mobile des actions humaines, à quel point cet esprit de système a pu les égarer. L’Académie Française, chargée par ses dernières volontés de donner aux pauvres des prix de vertu, a fait toutes les recherches nécessaires pour remplir le vœu du testateur. D’abord elle n’a pris que dans l’arrondissement de Paris les exemples des actions remarquables qu’il a voulu récompenser ; mais bientôt l’étendue des fonds, qu’il a mis à sa disposition, lui a permis, en se conformant toujours à sa volonté, de répandre ses libéralités sur la France tout entière. C’est alors qu’elle s’est vue forcée, d’après les témoignages les plus irrécusables, de reconnaître tout ce que la pitié peut inspirer de grand, de généreux et même d’héroïque aux malheureux qui en sont eux-mêmes les objets.

II est à remarquer que, parmi une multitude d’actions dignes des plus grands éloges, les femmes se distinguent, par la générosité de leurs sacrifices et la persévérance de leurs bienfaits ; mais si elles ont la plus grande part aux traits que recommande l’héroïsme de la charité, les hommes pris dans la classe indigente ne viennent-ils pas de montrer jusqu’où peut s’élever l’héroïsme du courage ? Et comment méconnaître cette énergie spontanée qui s’est manifestée dans l’immense population de Paris, pour défendre sa liberté contre l’invasion d’un pouvoir oppresseur ? Je laisse à l’histoire le soin d’énumérer toutes les actions sublimes qui ont signalé cette intrépide résistance ; mais puis-je passer sous silence les secours prodigués par le peuple aux soldats mêmes qui l’ont chargé avec le plus de furie ? Ses ennemis désarmés sont devenus ses frères, il s’est jeté dans leurs bras encore teints de son sang, et leur a prodigué tous ses secours. On a vu les mères et les sœurs mêmes de leurs victimes panser leurs blessures et les rendre à la vie, lorsqu’elles pleuraient encore le trépas de ceux qu’ils venaient de massacrer. Il ne m’appartient point d’offrir à l’admiration des siècles les illustres journées qui viennent de signaler le courage des Parisiens, et les prix dont l’Académie peut disposer n’ont pour objet que d’offrir des récompenses aux vertus privées de la classe indigente ; cependant, ayant des fonds disponibles provenant des libéralités de M. de Montyon, elle a cru ne pouvoir en faire un usage meilleur et qui s’approchât plus des intentions du testateur, que d’en consacrer une somme de 15,000 francs au soulagement des veuves, des orphelins et des blessés de ces trois mémorables journées.

Dans le nombre des belles actions qui ont fixé l’attention de l’académie, elle a distingué celles qui offrent le plus grand caractère de dévouement et de constance, et a cru devoir leur accorder trois prix, dont l’un s’élève à la somme de 4,000 francs et les deux autres à celle de 3,000 francs. Le prix de 4,000 francs a été décerné à Simon ALBOUY, tisserand de profession ; deux femmes ont mérité les prix de 3,000 francs.

L’un de ces derniers prix a été décerné à mademoiselle BARRAU, fille d’un honorable magistrat, vice-président du tribunal civil de Cahors elle a consacré toute sa fortune à secourir les malheureux. Si elle n’est pas née pauvre, elle s’est rendue pauvre en prodiguant son faible patrimoine en œuvres de charité. Après avoir ouvert chez elle un asile aux filles que des fautes graves avaient laissées sans appui au milieu de la société, et qui éprouvaient le désir de revenir au bien, elle ouvrit une maison d’instruction et de travail pour les enfants dans la misère. Là elle reçut de jeunes filles qui par ses soins, apprirent à lire, à écrire, à connaître et à pratiquer leurs devoirs religieux. Trois compagnes l’assistaient de leur zèle ; quelques personnes charitables, venaient aussi à son secours. Ne craignez-vous pas, lui dit quelqu’un de sa connaissance, que les enfants pour lesquels on vous promet une petite pension ne restent à votre charge ? Que feriez-vous, vous qui avez déjà adopté tant d’enfants de la misère, si ceux-ci vous tombaient sur les bras ? II faudrait bien les porter, reprit-elle avec cette simplicité et cette gaité franche dans laquelle se peint toute son âme.

À cet établissement honorable, elle joignit d’autres œuvres qui suffisaient à peine à son ardente charité. On la vit distribuer des secours aux infirmes indigents et aux pauvres femmes en couches, visiter les prisons, et s’attacher surtout à consoler et à préparer à la mort celles qui devaient subir la peine capitale.

Il y a peu d’années, une malheureuse prête à monter sur l’échafaud, et ne trouvant qu’avec peine de la résignation auprès de sa pieuse consolatrice, lui ouvrit enfin tout son cœur en ces termes Je mourrais tranquille, si je pouvais penser que mes trois pauvres filles seront recueillies par vous. Cette proposition pouvait alarmer la charité la plus intrépide. Devenir la mère adoptive des enfants d’une suppliciée, c’était braver un préjugé sans doute fort injuste, mais tellement enraciné dans l’esprit de beaucoup de personnes, qu’il fallait du courage pour avoir des rapports journaliers avec ces êtres malheureux, qu’un mépris mal fondé semble mettre hors de la société. Eh bien, la fille Barreau n’hésita pas ; sa belle âme fut pressée du besoin de les secourir. Elle se chargea de les instruire, les nourrit, les forma au travail, parvint à les placer, et les voit maintenant répondre à ses soins par une excellente conduite. Beaucoup d’autres détails viennent à l’appui de ces belles actions mais celles que j’ai citées suffisent pour donner l’idée d’une âme aussi généreuse qu’elle est modeste, et dont la bienfaisance n’est révélée qu’à son insu par des témoignages irrécusables qui la troubleraient profondément, si elle savait que ses œuvres de charité sont mises en lumière.

Un autre prix de la même valeur a été, donné à la veuve MEYER, Marguerite FAVRET, dont la vie est un enchaînement d’actions vertueuses. Sans fortune et sans autre ressource que son ardent amour pour l’humanité, elle est devenue la providence des malheureux dans la ville de Béfort. Une épidémie infectait les hôpitaux, où arrivait un grand nombre de militaires malades et blessés amenés d’Allemagne. La veuve Meyer se dévoue pour les secourir ; tous les lits de douleur sont visités par elle ; tous ses secours leur sont prodigués ; rien ne la rebute, ni le dégoût des plaies, ni le danger du séjour. Elle apparaît comme un ange à tous les êtres souffrants, les console, les encourage, les assiste, et contribue à les guérir. Elle ne borne pas là ses efforts secourables pendant les sièges que subit la ville de Béfort, elle suit courageusement les sorties de la garnison ; on la voit sur les champs de bataille, pourvue de linge et de charpie, de remèdes et de rafraîchissements ; elle accourt partout où des blessures réclament sa présence. Elle ne distingue pas les amis des ennemis ; tout ce qui est homme, tout ce qui souffre a part à ses bienfaits. On la voit sans cesse étancher le sang, panser les blessures, et s’empresser de transporter hors du péril tous ceux que la mort peut atteindre. L’état le plus désespère ne rebute point son infatigable pitié ; et quand elle réussit, sa joie éclate au milieu des bénédictions de toutes les victimes qui sont sauvées par elle.

C’est peu des scènes du carnage pour éprouver cette belle âme. La disette de 1816 et de 1817 lui fournit une nouvelle occasion de déployer sa bienfaisance. Voyant se multiplier le nombre des pauvres qui affluent des campagnes ruinées par la guerre, elle se multiplie comme eux, elle visite les asiles de la misère, frappe à toutes les portes, sollicite l’aisance et forme une assemblée de dames charitables qui donne aux malheureux des secours permanents. Elle voit tout, préside à tout, distribue tout. Aucun indigent n’est oublié, tous sont nourris et soulagés par elle.

Le fléau cesse, mais non l’activité de son zèle, qui a besoin d’un éternel aliment. Béfort, ville de garnison, regorge d’enfants nés dans la misère, la plupart fruits du libertinage et de la dépravation, livrés à tous les vices et n’ayant d’autre profession que la mendicité. En vain, cette ville leur ouvre ses écoles, ils repoussent toute instruction. Eh bien c’est à les sauver de l’indigence et du vice que l’ange de consolation va consacrer tous ses soins. Que de moyens ne lui suggère pas son ardente charité ! Elle les contraint par la force de ses bienfaits à se rassembler autour d’elle, et prend elle-même le soin d’écarter toutes les souillures de la malpropreté qui les flétrit. Une vie nouvelle commence pour eux, et ce n’est plus ce ramas impur d’enfants abandonnés ; c’est une jeunesse décemment vêtue, à qui la bienfaisante Meyer apprend la religion, la morale, la lecture, l’écriture. Elle-même leur enseigne les préceptes de l’Évangile, elle-même les conduit à la sainte table ; et ne pensez pas qu’elle borne là tous les secours dont elle est prodigue envers eux elle surveille au dehors ses enfants adoptifs, leur fournit des aliments, des vêtements, fait les frais de leur apprentissage, les place chez les cultivateurs et leur procure du travail. Un grand nombre d’entre eux deviennent tous les jours des ouvriers utiles, des domestiques fidèles et d’honnêtes gens. Suivons-la maintenant dans l’asile de l’indigence, sous ces toits poudreux et ruinés où elle se plaît à secourir le malheur. Là, le besoin continuel qu’elle éprouve de faire le bien ne connaît plus de bornes ; elle court implorer les âmes charitables et sollicite leur bienveillance, qu’elle obtient presque toujours. Et comment lui opposer un refus ? À qui peut-on mieux confier les secours que réclame l’infortuné ? Est-il un être assez indifférent pour ne point vouloir participer à ses bonnes œuvres ?

Tels sont depuis vingt années les principaux traits de vertu qui font de Marguerite Favret l’une des femmes les plus charitables de son siècle. La récompense que donne l’Académie à cette série de belles actions est d’autant mieux placée, que cette respectable veuve n’en profitera que pour secourir encore les indigents et les infirmes dont elle est devenue la seconde providence.

La belle conduite de M. BAUQUIER a dû fixer aussi l’attention de l’Académie. Né dans l’aisance, il avait acheté un office de notaire, et il sollicitait à Paris sa nomination, lorsqu’il reçut une lettre de son père qui lui annonçait la perte de toute sa fortune. Il part sur-le-champ, veut à tout prix sauver à son père le déshonneur d’une faillite ; fait le sacrifice d’une propriété qui lui a été donnée par une parente, ratifie la vente d’une partie des biens maternels faite par son père, à son insu, pendant sa minorité ; abandonne ce qui lui reste de ces biens-fonds, et souscrit des engagements de toute nature pour une somme de 80,000 francs mais ce n’est point assez de tous ces sacrifices. Le seul espoir de salut qui lui reste est son office de notaire ; il le vend, en distribue le prix aux créanciers de son père, et fait un dernier effort pour lui rendre la liberté qu’il a perdue. Un si généreux dévouement lui valut le témoignage solennel d’une juste admiration que plusieurs membres de la cour royale et du barreau de Montpellier donnèrent publiquement à sa conduite honorable ; mais il ne put le dégager des liens d’une procédure dont les embarras douloureux ne firent qu’empirer sa situation. Une multitude de signatures de la commune.de Saint-Ambroix attestent les efforts héroïques de M. Bauquier pour conserver l’honneur de son père, et réclament en sa faveur la plus belle récompense qu’il soit possible à la bienfaisance humaine de donner à la vertu. L’Académie n’a pu lui refuser une mention des plus honorables ; mais elle ne s’est point crue autorisée à disposer en sa faveur d’un prix que M. de Montyon ne destine qu’à la classe pauvre. D’ailleurs elle ne considère en général la piété filiale que comme un devoir ; elle reconnaît cependant que l’accomplissement de ce devoir peut quelquefois s’élever jusqu’à la vertu.

Il me reste à parler du premier prix, dont elle a disposé en faveur de Simon ALBOUY, qui exerce dans la ville de Rhodez la profession de tisserand, ainsi que son père septuagénaire, auquel son travail fournit les moyens d’existence. Il est constaté par plusieurs témoignages que, revenant chez lui vers les sept heures du soir, il fit la rencontre d’un chien enragé qui avait déjà blessé grièvement plusieurs de ses concitoyens ; cet animal qui avançait lentement se mit à le poursuivre. Celui-ci, après s’être adossé contre un mur, l’attendit avec courage, et l’animal s’étant jeté sur lui, le mordit cruellement. Albouy cria au secours, après s’être emparé du chien. Je ne le lâcherai point, dit-il, je veux éviter qu’il fasse d’autres malheurs apportez une hache, et brisez-lui les reins. Je réponds de l’arrêter, et je sacrifie ma vie pour sauver mes concitoyens.

Il s’exprimait ainsi, quand le sieur Portat (Pierre-Joseph), gendarme à cheval, entendit sa voix, accourut à son secours, et le vit aux prises avec ce gros chien de parc, qu’il tenait par son collier et par les oreilles, ne cessant de demander une hache, afin disait-il, sans cesse, de le terrasser et d’empêcher qu’il ne sacrifiât d’autres victimes. Le gendarme frappa le chien de son bâton, trop faible pour le terrasser mais un autre individu, armé d’un bâton plus massif, lui donna plusieurs coups si violents qu’il l’étendit mort à ses pieds.

Il résulte de la déposition du sieur Langlade, médecin dans la ville de Rhodez, qu’Albouy, visité par lui, a reçu de l’animal enragé quatorze blessures profondes au ventre, sur la cuisse et sur les mains ; que ce médecin a scarifié toutes ses blessures, en les brûlant avec le fer rouge, opération qu’Albouy a supportée avec autant de courage qu’il en avait montré quand il luttait contre l’animal hydrophobe. Opérez, allez toujours, disait-il au médecin, je ne crains rien, je suis content, en pensant que j’ai pu me rendre utile à mes concitoyens.

Ce malade est aujourd’hui dans un état satisfaisant. Le sieur Langlade ajoute qu’il a traité dix-sept autres individus qui ont été préservés de la rage et radicalement guéris, et qu’il espère obtenir le même succès, tant à l’égard d’Albouy, dont il a admiré le courage et la force d’âme, qu’à l’égard de cinq autres individus qu’il soigne en ce moment.

Le préfet de l’Aveyron, qui nous a envoyé les pièces justificatives de l’action héroïque de Simon Albouy, nous apprend que l’on n’a point à regretter la perte de ce courageux citoyen, quoiqu’il éprouve un grand affaiblissement dans les facultés physiques, et qu’il a recouvré une grande partie de sa santé première, mais qu’il a été obligé de garder le lit pendant deux mois et qu’il en a passé deux ou trois autres sans être capable de se livrer à aucun genre de travail.

L’Académie Française n’a pu résister au sentiment d’admiration que lui a inspiré le dévouement héroïque de Simon Albouy, et lui a décerné un prix de 4,000 francs. Que ne pouvons-nous également récompenser tous les traits de courage qui viennent d’éclater au sein de la capitale dans toutes les classes de la société ! Les suites de la victoire remportée par le peuple parisien seront d’assurer le bonheur de la France. Les vœux adressés par elle au monarque citoyen qui s’est dévoué au trône seront récompensés. Les agitateurs qui, ne pouvant arrêter la marche de cette grande révolution, veulent la précipiter dans les excès pour entraîner sa ruine, seront trompés dans leurs espérances ; la classe ouvrière, dont l’existence est si intéressée au maintien de l’ordre social, ne se laissera pas égarer par de perfides suggestions, et le peuple ne tombera pas dans les piéges dont la malveillance l’environne, quand tous ses regards sont adressés vers un prince de son choix. J’en atteste ces cris d’allégresse et d’amour qui s’élèvent de toutes parts à l’aspect de notre nouveau roi ; combien ils contrastent avec le silence opiniâtre qui s’attachait aux pas de notre dernier monarque, à mesure que son projet fatal se laissait entrevoir ; silence que la conquête même d’Alger n’a pu rompre ; silence éloquent, dont la leçon devait l’avertir, mais qu’il n’a pas voulu comprendre !