Éloge funèbre de Messire Pierre Séguier

En janvier 1672

Paul TALLEMANT le Jeune

ÉLOGE FUNÈBRE

de Messire PIERRE SÉGUIER Chancelier de France, et Protecteur de L’ACADÉMIE FRANÇAISE, prononcé dans l’Hôtel Séguier, devant Messieurs de l’Académie Française, par Monsieur l’Abbé TALLEMANT le jeune.

 

MESSIEURS,

IL semble que ce ne soit plus le temps de vous remettre devant les yeux le funeste objet de la perte que vous avez faite en la personne de Messire Pierre Séguier Chancelier de France, et votre illustre Protecteur ; l’Académie Française ne doit plus être sensible qu’à la joie quand elle avait à sa tête le plus grand Roi du monde : et il n’y a guère d’apparence, que nouvellement couverte d’une gloire qu’elle osait à peine espérer, elle emploie ses assemblées en regrets et en soupirs. Je ne saurais pourtant croire, MESSIEURS, que votre douleur soit tout-à-sait passée ; il vous siérait mal quand tout gémit encore de ne vous signaler que par des chants de triomphe, et dans ces murs où le grand Séguier a reçu les Muses errantes, dans ces murs où pendant trente ans il a présidé à vos doctes Assemblées, dans ces murs enfin, d’où son ombre même à peine à vous laisser partir ; le moins que puisse faire votre reconnaissance, c’est de jeter des fleurs sur son tombeau, et en attendant les Eloges que vous lui préparez, il faut que ces lieux mêmes sur le point de les quitter retentissent encore une fois de ses louanges, et que nous nous fassions entre nous la triste confidence de tout ce que nous avons perdu. C’est vous, MESSIEURS, dont les cris doivent être les plus éclatants, parce que c’est vous qui avez l’art de vous plaindre de bonne grâce et de pouvoir rendre vos regrets et vos pleurs honorables à celui qui les cause. La justice a perdu un Chef sur qui elle avait si bien pris habitude de se reposer, que parmi tant de grands Hommes que lui fournit la France, elle semble renoncer à en trouver un qui sait digne de lui succéder ; l’Etat pleure en lui son plus ferme soutien ; l’Eglise perd un défenseur de ses Décrets et de son autorité ; mais ce sont autant de bouches muettes que vous devez faire parler. Tout cela contribue à donner l’immortalité à ce fameux Chancelier de France, mais c’est à vous qu’il appartient d’en faire les couronnes, et de rendre, en donnant à Séguier les éloges qu’il mérite, votre reconnaissance et ses vertus célèbres à la postérité. Travaillez donc, MESSIEURS, à des ouvrages qui soient dignes de lui et de vous. Et cependant, puis que vous m’avez fait l’honneur de me choisir pour vous parler de ce grand homme, permettez-moi de vous faire un simple tableau de sa vie. Il ne m’appartient pas de me servir de ce grand art que demandent les beaux panégyriques : comme le plus jeune, et le moindre d’entre vous c’est à moi seulement de mettre devant vos yeux les choses que votre Eloquence doit orner et embellir. Je me dédis toutefois, MESSIEURS, et j’ai déjà honte de n’avoir pas eu l’art au moins de me prévaloir du bonheur de mon sujet. Oui, si j’ai assez d’adresse pour raconter une si belle vie, dont tous les moments sont glorieux, dont toutes les actions sont autant d’éloges, le simple récit en sera si surprenant, qu’on pourra croire que j’ai eu assez d’éloquence pour embellir les choses que je n’aurai fait que raconter. J’ose donc commencer, MESSIEURS, je traite d’une matière qui vous rendra mon discours agréable, votre favorable audience va m’élever au-dessus de moi-même, et ces lieux tout pleins encore du plus éloquent homme du monde, vont peut-être m’inspirer en sa faveur des choses au-delà de mes forces, et que mon peu de capacité ne m’eût jamais donné lieu d’espérer.

Pierre Séguier Chancelier de France et Protecteur de l’Académie Françoise, a fourni un si grand nombre de beaux évènements dans le cours d’une longue vie, qu’il faut nécessairement, MESSIEURS, que je laisse une partie des choses, dont les autres tirent leur principale gloire. Je n’ai pas assez de temps pour faire sortir ce grand Homme d’un nombre infini d’Aïeux, tous plus remarquables les uns que les autres par leurs emplois, leurs dignités, et leurs vertus. Il faudrait un Panégyrique entier pour chacun des Séguiers qui depuis cinq cents ans ont paru dans les plus importantes Charges de la Robe. Laissons donc à part tous ces fameux Ancêtres dont notre Histoire est pleine : tant de Conseillers Maîtres des Requêtes, Lieutenants Civils, Prévôts de Paris, Présidents du Parlement, et arrêtons nos regards sur lui seul, encore faut-il que je passe sous silence une partie des choses les plus mémorables. Je ne dirai rien de sa miraculeuse conservation au moment de sa naissance ; À peine né, que la Providence de Dieu le dérobe à la fureur de la Ligue ; L’Ange tutélaire de la France, prévoyant les désordres d’une autre guerre civile, et que Séguier seul en pourrait un jour modérer les séditieux transports, il garantit ses jours de la barbarie des Ligueurs, et médita même dés- lors de le faire longtemps après échapper dans le même lieu, à l’aveuglement d’un peuple révolté, qui voulait, en le perdant s’ôter à soi-même son protecteur et son appui. Je ne parlerai point de sa jeunesse, qu’il employa seulement à l’étude des belles Lettres, et à l’exercice de la vertu. Je le prends dans le premier de ses emplois ; j’ai assez de matière dans les choses, qui ont éclaté aux yeux de tout le Royaume, sans m’arrêter à celles qui sont de moindre conséquence. Mais pour garder quelque ordre dans mon discours, il s’en trouve un heureusement dans le tableau de sa vie que je vous ai promis, le plus naturel que l’on puisse imaginer pour un Chef de la Justice.

Le plus Eloquent de tous les Romains dans une de ses plus belles Oraisons, voulant faire élire Pompée General d’une armée qu’on envoyait contre Mithridate, examine d’abord les qualités nécessaires pour avoir un tel emploi, et fait voir ensuite au Peuple que Pompée possède toutes ces qualités dans un plus haut degré, que tous ceux qui pouvaient le lui disputer. C’est ainsi, MESSIEURS, que la dignité de Chancelier étant ce qui frappe davantage les yeux dans la vie du grand Séguier, il sera aisé de montrer dans ses premiers emplois, comment il a mérité ce haut degré d’honneur. Vous le verrez dans le Parlement et dans les Provinces se mettre en état d’être honoré d’un titre si glorieux, et vous le verrez, après dans ce haut éclat de fortune, conserver et augmenter même tous ces beaux talents qui l’y avaient élevé, et obliger tous les jours par sa conduite la Cour et le Peuple à confirmer dans leur cœur le choix qui en avait été fait. Il faut donc convenir d’abord des qualités que doit avoir un Chancelier : et il me semble qu’elles sont assez connues. Comme Chef de la Justice, il doit avoir plus de lumière que les autres, et ne doit rien ignorer ; parce que l’on ne peut le récuser, il doit être dépouillé de toutes sortes d’intérêts ; parce que tous les Juges du Royaume sont au-dessous de lui, il leur doit l’exemple ; et doit avoir un zèle inviolable pour la Justice ; comme dépositaire de la plus grande autorité du Roy, il doit aimer son Prince, et conserver ses droits et son autorité aux dépens même de sa propre vie ; et enfin puisqu’il en est l’Oracle, et l’Interprète, il faut qu’il le fasse parler avec éloquence.

Voilà, à ce qu’il me semble, MESSIEURS, quel doit être à peu près le caractère de celui qui est honoré du titre de Chancelier. Mais où trouve-t-on un homme qui ait tant de beaux talents ensemble ? Il se trouve des gens qui possèdent les belles Lettres ou la Philosophie, ou quelque autre science ; mais savoir tout, avoir donné également son application à toutes les connaissances humaines, vous savez bien, MESSIEURS, que cela n’est pas ordinaire. On voit des Juges incorruptibles ; mais jaloux de leur autorité et peu de celle du Prince. On peut connaître enfin des Magistrats habiles dans la Judicature ; mais ils n’ont pas l’art de s’expliquer avec grâce, et de pouvoir dans les grands intérêts à la tête d’un Parlement, porter la parole avec éloquence pour le bien du public et des particuliers. Et le seul Séguier avait reçu du Ciel tous ces dons ensemble dans un plus haut degré, que tous ceux qui ont jamais paru sur le Trône de la Justice. Plus savant et plus éclairé que tous les juges, les Théologiens, les Philosophes, et les Humanistes ensemble, dépouillé de toutes sortes d’intérêts, animé d’un zèle inviolable pour la Justice, fidèle aux intérêts de son Prince aux dépens même de sa propre vie, et le plus éloquent de tous les hommes. Voilà quel était Séguier, et voilà, ce que la France pourra malaisément recouvrer.

Je vois dès sa première jeunesse tous les Savants de son temps occupés autour de lui. Ses bienfaits amenaient chez lui les Sciences ; son esprit et son application les y retenaient ; sa libéralité lui faisait découvrir les trésors des Doctes anciens et modernes ; et sa pénétration qui en remarquait les beautés les livrait à une mémoire fidèle, d’où elles ne partaient jamais. Conseiller au Parlement il fut la lumière de sa Chambre, et ses décisions étonnèrent ceux qui avoient vieilli dans l’exercice de la Justice. Maître des Requêtes et Intendant, il connut mieux les finances, les droits du Roi, et les intérêts de la Noblesse, que tous ceux qui avoient jusques alors paru dans les emplois. Président enfin il sut démêler la chicane d’avec les bonnes formalités, expédier les affaires, prononcer avec majesté ; et comme si ces importantes Charges eussent encore eu trop peu d’emploi pour un si beau Génie, il travaillait sans cesse à acquérir de nouvelles sciences, et mêlait avec les épines du Palais et l’embarras des affaires d’autrui, la douceur des belles Lettres, les consolations de la Philosophie, et la curieuse connaissance des choses naturelles.

Cet amour qu’il avait pour les Lettres épuisait ses revenus, et c’est ainsi, que loin d’être attaché à ses intérêts, il donnait tout avec profusion et s’employait à relever la fortune des Savants, et à inviter aux sciences ceux qui montraient avoir quelque talent pour les acquérir. Combien aurait-on vu de doctes Personnages finir leurs jours sans réputation, s’il ne leur avait donné le moyen de se faire connaître ? Que de beaux écrits dans les ténèbres, si ses bienfaits ne les eussent garantis du tombeau ! Combien de rares esprits auraient langui dans l’ignorance, si sa libéralité n’avait réparé l’injure de leur sort ?

Doutera-t-on, MESSIEURS, que Séguier ainsi habile et désintéressé n’ait extrêmement aimé la Justice, et ne l’ait heureusement exercée ? Ses Arrêts sont encore aujourd’hui les plus célèbres préjugez de la Tournelle ; dans cette Chambre qui est ordinairement le Tribunal des coupables et des oppressés. Tant qu’il y présida, il fut l’appui des uns, et la terreur des autres, sût démêler avec équité les faiblesses innocentes d’avec les malices déterminées, et fut aussi indulgent aux faibles et aux malheureux qu’il fut sévère aux véritables criminels.

Mais sans m’arrêter à un long détail de toutes ses actions de Justice, regardons-le dans la Guyenne soutenir avec un zèle infatigable l’autorité de son Prince. Les Catholiques et les Huguenots ne peuvent s’accorder, les deux partis qu’ils forment dans toutes les Villes de cette Province mettent les armes à la main du Peuple et de la Noblesse ; le Parlement est plein de factieux ; le Duc d’Épernon qui est Gouverneur mêle à beaucoup de fierté un pouvoir absolu sur les Troupes. Quel autre homme que Séguier aurait pu accorder des choses si contraires ? Fidèle à son Prince, son zèle lui fournit toute l’adresse dont il a besoin ; il flatte, il promet, il menace, il apaise, et conserve ainsi durant plusieurs années la paix et l’union dans des lieux sujets à la révolte, et dans des temps difficiles où la discorde allumée obligeait à tout souffrir.

Je crois bien que l’amour que ce grand homme avait pour son Roi pouvait produire de si grands miracles : mais permettez-moi d’en attribuer quelque chose à l’heureux ascendant de son Génie, et à cette naturelle éloquence qui soumettait le monde à la force de ses discours. Il en donna un fameux exemple dans le temps qu’il fut Président. Vous savez, MESSIEURS, comme les Rois sont jaloux, et même jaloux avec justice de l’exécution de leurs volonté : Vous savez aussi comme c’est une chose délicate de faire des remontrances à des Rois qui prennent conseil de leur sagesse, et qui recevant du Ciel plus de lumière que les autres, ne trouvent ordinairement dans ses sortes de remontrances que ce qu’ils ont prévu, et jugé inutile ou de peu de conséquence. Cependant le Parlement avait eu le malheur de déplaire au feu Roi, et ce Prince, qui par toutes ses actions a mérité le nom de Juste, voulut bien l’écouter dans ses défenses. Séguier pour lors était presque le plus jeune des Présidents, et fut choisi toutefois pour porter la parole. Sitôt qu’il parle la foudre tombe des mains du Roi irrité : le grand Richelieu se laisse charmer par un art dont il connaissait toutes les adresses ; Louis admire en lui-même la force des raisons qu’il avait jugées si faibles ; et Richelieu surpris de tant d’éloquence, se laisse entraîner dans des sentiments qu’il ne voulait point écouter ; Le Roi se résout dés-lors de ne parler plus que par sa bouche, et le grand Richelieu, trouve dans la résistance qu’il fait aux résolutions de son ministère, des sujets de souhaiter son amitié. Enfin, MESSIEURS, les Sceaux furent la récompense qu’il eut pour avoir soutenu les intérêts du Parlement. A-t-on jamais vu payer ainsi des remontrances ? Mais plutôt un Prince juste, un Ministre fidèle pouvaient-ils mieux choisir ? C’est ici qu’il faut que mes forces redoublent, et que vous redoubliez aussi vos attentions. Séguier va paraître dans un lieu éminent, où pendant quarante ans personne ne s’est lassé de le voir. Vous avez vu par quels degrés il y était monté, et vous allez voir que les mêmes raisons qui l’y avoient élevé l’y ont fait maintenir, et l’ont rendu durant près d’un demi-siècle le plus ferme appui de l’Etat et de la Justice.

Les vœux du Peuple concoururent avec la protection du grand Armand, pour donner les Sceaux à Séguier. Il s’était montré si habile, si désintéressé, si zélé pour la justice et pour le Roy, et en un mot si éloquent, que tout le monde le vit avec joie en possession des Sceaux, et quelque temps après de la Charge de Chancelier. Mais vous savez, MESSIEURS, qu’on a vu souvent des gens qui ont réussi extrêmement dans les Cours Souveraines, ou dans des Emplois particuliers, et qui après élevez aux premières Charges n’ont pas répondu à cette haute estime qu’on avait conçue de leur personne : Dans les lieux élevés les moindres défauts font en vue de tout le monde : et souvent même le plus rare mérite n’a pas les talents que demande une dignité sur laquelle le public a toujours les yeux, ou n’est pas propre à soutenir l’éclat qui environne les premiers emplois. Les Fleurs des bois ont leur beauté particulière et portent une odeur très-précieuse ; mais elles veulent naître et mourir à l’ombre, et ne peuvent soutenir leur éclat devant la plus vive lumière du Soleil. Il n’en est pas de même de l’illustre Séguier : une si haute dignité au lieu de l’éblouir ne sert qu’à mettre au jour un mérite que l’ombre semblait cacher injustement : et un si vaste emploi au lieu de l’étonner lui sert à étaler, dans un nombre infini d’affaires, tous les beaux et différents talents qu’il avait reçus du Ciel, et avait si soigneusement cultivés. Quand il était dans le Parlement, ou dans les Intendances, il ne pouvait alors faire voir qu’une partie des connaissances qu’il avait. Mais un Chancelier doit tout savoir, et qu’est-ce que Séguier ignorait ? Les affaires de toutes les juridictions passent devant un Chancelier ; Et quel Officier a jamais paru devant lui dont il n’ait démêlé le pouvoir, et dont il n’ait su les attributions mieux que lui-même ? Enfin les grands intérêts de l’Etat sont confiés au Chancelier ; et ne sait-on pas que Séguier les connaissait mieux que personne ? Savant Historien, et grand Politique, furent les deux qualités qui rendirent toujours ses conseils très-salutaires à l’Etat, et qui les firent suivre à nos Rois et aux Favoris les plus prudents. Qu’on interroge tous les Officiers de France : Qu’on tire du tombeau tous les sages Ministres dont la faveur a paru depuis cinquante ans : le demande enfin à tous les particuliers du Royaume, toutes les voix s’uniront ensemble, pour dire que Séguier savait tout, et que jamais la Justice ne se vît entre les mains d’un homme plus habile et plus capable de toutes sortes d’affaires que lui.

Oublierons-nous ici ; MESSIEURS, ces agréables loisirs qu’il trouvait parmi des grandes occupations, et ces moments précieux qu’il donnait aux belles Lettres et à vos savantes Assemblées ? II faut nécessairement qu’en cet endroit je ramène la tristesse dans vos cœurs en vous faisant souvenir de la première perte que vous fîtes à la mort du grand Richelieu. Ce fut alors que les Muses désolées furent errantes longtemps avec vous : Ce fameux Ministre qui avait pris sous sa protection l’élite des plus beaux esprits du monde, semblait avoir remporté avec lui tout l’amour des Lettres et des Sciences. Des troubles intestins dispersèrent les Muses et les effrayèrent : Séguier seul les rassemble et les rassure ; et recueillant chez lui la politesse et les beaux-arts, prépare au jeune Louis des couronnes immortelles, en chérissant et protégeant ceux qui devaient les former. Vous le savez, MESSIEURS, l’Académie Françoise périssait s’il ne l’eût soutenue ; et elle ne peut nier, sans ingratitude, qu’elle ne lui doive l’honneur éclatant dont elle se voit couverte aujourd’hui. Que l’envie ne se mêle point de nous faire parler, MESSIEURS, et ne nous faire point dire que Séguier n’a pas fait assez pour nous. Il a tout fait, puisqu’il nous a chéris ; puis qu’il nous a gardez chez lui pendant trente ans ; puis que nous honorant de sa présence il fut aussi digne d’être le premier de l’Académie, que d’être le premier dans la Justice et dans l’Etat ; et puis qu’enfin il a mis le nom de Protecteur de l’Académie dans un si haut lustre, que le plus grand Roi de la terre n’a pas dédaigné de l’accepter. Plusieurs particuliers de cette Compagnie honorez de ses bienfaits, les Bosquets, les Marca, et tant d’autres illustres personnages ; plusieurs Savants, Evêques par son crédit ; tant de Jurisconsultes, élevés à toutes les charges de la Robe par sa protection, rendront témoignage à jamais de son amour pour les sciences et de sa libéralité envers les Doctes.

Il n’en faudrait pas davantage pour prouver le peu d’attachement qu’il avait à ses propres intérêts : ceux qui donnent beaucoup ne sont guère sujets à retenir. Mais je ne dois pas omettre ici un des plus beaux endroits de la vie du grand Séguier : Le pourra-t-on croire, MESSIEURS ? Mais en peut-on douter, puis que c’est une chose connue de tout le monde ? Il a été quarante ans Chancelier et Garde des Sceaux, et meurt moins riche qu’il n’était avant que de l’être. Les bienfaits du Roy, les grands établissements des familles suivent ordinairement de pareils emplois ; Séguier content du bien de ses pères, refuse même de la Reine un brevet de cent mille livres de rente : et si sa famille se trouve illustrée de Princes issus du sang de nos Rois, et de Ducs et Pairs, on le doit autant attribuer aux mérites des personnes qu’à son crédit. Il n’est pas sort extraordinaire que la fille d’un Chancelier veuve d’un Duc et Pair, également pourvue de beauté, d’esprit, et de vertu, ait attiré les vœux d’un Prince : et il l’est encore moins que le petit-fils de Séguier, neveu du grand Cardinal de Richelieu, illustre par de belles actions et recommandable par son mérite, ait été mis au nombre des Pairs de France. Mais enfin il est confiant que sans avoir fait aucunes dépenses que celles qui étaient convenables à sa dignité, Séguier si longtemps Chancelier et Garde des Sceaux, n’a pas laissé à ses héritiers plus de bien qu’il n’en avait reçu, d’un Lieutenant Civil et d’un Président du Parlement, dont l’un était son oncle et l’autre son père. Si j’osais me croire ici, MESSIEURS, je m’écrierais sans cesse sur un si beau sujet de louanges, et ramassant tous les exemples de nos derniers siècles et ceux de l’antiquité, je vous montrerais Séguier par cette action au-dessus de tout ce que jamais les Histoires nous ont fourni. Mais ce serait déshonorer une si belle matière d’éloge, que d’y employer aucun mouvement d’éloquence. Séguier fut quarante ans Chef du Conseil et de la Justice, fut très-modéré dans ses dépenses et ne laissa à ses enfants que ce qu’il avait eu de son patrimoine. Voilà, MESSIEURS, dans la simplicité d’un récit, la plus belle louange que l’on puisse jamais donner.

Il sera facile de croire après cela qu’il rendait la justice avec toute sorte d’intégrité. Qui ne demande rien, n’a personne à ménager. Et c’est sans doute pour le peu de complaisance qu’il eut pour ceux qui avoient quelque part au ministère, que ses envieux lui firent ôter les Sceaux pendant quelque temps. Ce fut alors que ses soins redoublèrent pour rendre la justice, tandis que les Sceaux dans l’espace de quatre ans changèrent deux fois de main. Que cet intervalle fut avantageux pour Séguier ! Quelle gloire pour lui de voir que les Sceaux lui étaient rendus, et la Cour les lui redonner avec éloge, connaissant par expérience que l’autorité du Roi ne pouvait être confiée à personne, qui sût mieux la maintenir que lui ! Il vous souvient encore, MESSIEURS, des désordres qui arrivèrent en Normandie : interdire le Parlement, envoyer des troupes pour punir les rebelles et pour désoler leur pays, fut le seul remède que l’on crût propre pour étouffer cette rébellion, et pour en faire un exemple. Séguier armé de zèle et de fermeté va dans toute la Province : il dépouille cette terrible sévérité, qui dans les grands maux passe pour une imprudence : il ne prend pas aussi cette douceur indulgente, qui passant pour faiblesse enhardit encore des esprits révoltés : il se rend redoutable à quelques-uns, pardonne à plusieurs, et apaise tout le monde, et réunit ainsi en peu de jours, sous l’autorité du Roy, des sujets qui sur des mécontentements imaginaires, appuyés par des méchants, s’étaient inconsidérément soulevés contre leur Prince. Passons plus avant, MESSIEURS.

Je ne veux point ici vous remettre devant les yeux les malheurs d’une minorité dont le Règne de Louis si heureux et si florissant nous a fait perdre la mémoire. Je vous dirai seulement que Paris était dans des séditions continuelles, où les factieux trouvaient moyen d’exposer à la colère du peuple, sous de faux prétextes, ceux qu’ils voulaient sacrifier à leur haine ou à leur ambition. Séguier fut du nombre de ces victimes. Ceux qui étaient mal intentionnés pour l’Etat, rendent suspect au peuple celui qui était son Protecteur. Ce fameux Chancelier inébranlable an milieu de tous les dangers, se commet à la plus grande fureur des mutinés, de peur qu’il avait que le désordre général ne fût enfin préjudiciable à son Prince. Il s’expose au peuple pour réprimer son audace ; il est menacé de toutes les morts les plus cruelles, mais rien n’est capable d’ébranler son courage, ni de le détourner de son dessein. Sa vertu le rassure contre la rage des plus révoltés : il poursuit son chemin au Parlement : il vient d’éviter l’assassinat, le feu, et tout ce que la mort a de plus affreux : le peuple mutiné occupe toutes les avenues du Palais : le désordre de la sédition a aliéné ou effrayé la plupart des esprits : Séguier intrépide représente les intérêts de son Roi : fidèle dépositaire de son autorité, il parle, et tout cède à la force de son discours, il ne relâche rien de ce que lui dictait le service de son Maître : on eût dit que le Roi même était dans son lit de Justice : tout se calme en un moment : les séditieux se retirent et se cachent : son éloquence leur fait connaître l’énormité de leur crime ; et sa fermeté les oblige de se dérober à la sévérité de sa Justice.

C’est là, MESSIEURS, l’avantage que donne l’Eloquence à ceux que le Ciel en a daigné favoriser. Rien n’est impossible à ceux, qui pleins de courage et de zèle, savent se servir avec succès de ce bel art, qui charme les cœurs et les oreilles, et qui sait, quand il lui plaît émouvoir les passions et les calmer : N’avons-nous pas vu cette même éloquence lui servir à expliquer avec tant de grâce les volontés du Roi ? N’avons-nous pas cent fois admiré la justesse de ses réponses quand il parlait pour son jeune Maître ?  Et ne pouvons-nous pas dire de lui ce qu’un Poëte de l’Antiquité disait d’un Consul Romain ?

Oracula Regis
Eloquio crevere tuo, nec dignius unquam
Majestas meminit sese Romana locutam.
[1]

N’est-il pas constant que les Oracles du Roi qui sortaient de sa bouche étaient remplis de Majesté ? Et la France se souvient-elle d’avoir ouï parler ses Rois avec plus d’éloquence, que lorsque Séguier parlait pour le jeune Louis ? Il est vrai que notre auguste Monarque étant l’homme du monde qui parle le plus juste, il semble que dès ce temps-là même son Génie inspirait son Chancelier afin qu’il ne parût dans ses volontés et dans ses paroles rien que de grand et de majestueux. Mais pourquoi ne dirons-nous pas aussi à la gloire du grand Séguier, que Louis dès ses plus jeunes ans s’est si bien accoutumé à s’entendre bien parler quand cet Eloquent Chancelier expliquait ses volontés, et répondait pour lui, qu’il s’en est appliqué davantage à cultiver ce beau Génie, et ce précieux don de la parole, dont la nature l’avait favorisé ? Disons plus, MESSIEURS ; mais disons avec vérité que Séguier fut le seul qui pouvait porter la parole pour un Prince si éloquent sans la déshonorer ; aussi ce grand Monarque semble-t-il désespérer de lui pouvoir trouver un successeur, et semble se destiner à l’être lui-même. Il faut avouer que si l’on désirait nécessairement un Chancelier digne d’expliquer les ordres d’un Roi tout juste et tout puissant, avec une éloquence et une majesté digne de celui qui les a donnés, il faut avouer, dis-je, que Louis serait obligé d’être lui-même son Chancelier et son Interprète. Mais parmi les soins d’une guerre qui va le couvrir de gloire, s’il a confié enfin ses Sceaux à une personne d’un rare mérite, c’est toujours un assez grand honneur à Séguier d’avoir fait longtemps balancer le choix d’un si grand Roi ; et c’est une gloire pour lui qui n’a point de semblable, de voir mourir avec lui le nom de Chancelier, et d’avoir excité en Louis une jalousie dans l’art de bien dire, qui lui a fait accepter après lui sans répugnance, le nom de Protecteur de l’Académie. Ne vous plaignez point, illustres Ancêtres du plus grand Chancelier qui fut jamais, s’il ne vous laisse aucun Séguier et si votre famille semble finir avec lui. Le plus grand des Rois vient se mêler parmi vous, pour rendre votre nom célèbre à jamais : il unit au Trône les titres qui l’ont rendu si fameux, et marque le terme fatal de votre race d’un évènement si honorable que la mémoire s’en conservera éternellement dans les fastes de la France.

Il est temps de finir, MESSIEURS. Tant de doctes Orateurs ont parlé de la piété de sa vie et de sa mort, que j’ai cru pouvoir m’en dispenser. Je ne vous serai point aussi remarquer sa longue et heureuse vieillesse, qui a été l’admiration de tout le monde, et une marque viable de la bénédiction de Dieu. Je veux seulement en finissant vous faire souvenir que Séguier après Armand, a mérité d’être votre Protecteur. Vous pleurâtes en Richelieu un Fondateur à qui vous deviez votre établissement : pleurez en Séguier celui qui le premier vous a donné une retraite honorable et assurée. Et loin de vous abandonner sitôt à la joie de voir Louis daigner occuper sa place ; pleurez en Séguier un Protecteur, que ce grand Roi honorait d’une estime particulière : et pleurez enfin en lui une perte que Louis seul était capable de réparer ; Mesurez vos plaintes à la grandeur de celui qui peut seul les faire cesser ; et prêts d’abandonner ces lieux que cet illustre Chancelier vous a rendus si chers, songez pour les quitter encore avec plus de douleur, qu’il ne vous en laisse partir que pour vous envoyer au Louvre ; qu’il ne vous a quittés que pour vous mettre en de meilleures mains ; et qu’ainsi vous devez éternellement rendre compte au public de votre reconnaissance envers le successeur du grand Richelieu, et le prédécesseur du plus grand Roi du monde.

 

[1] Claudia. de Conf. Mal. Thead. Le Roi tint lui-même le Sceau pendant quelque temps, on crut lorsqu’il donna les Sceaux à M. d’Aligre, que la dignité & le titre de Chancelier seraient supprimés.