Réponse au discours de réception de Népomucène Lemercier

Le 5 septembre 1810

Philippe-Antoine MERLIN de DOUAI

Réponse de M. le comte Merlin de Douai
au discours de M. Lermercier

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le mercredi 5 septembre 1810

PARIS PALAIS DE L'INSTITUT

 

Monsieur,

En perdant M. Naigeon, nous avons regretté un confrère également distingué par une vaste érudition qui l’avoit rendu le contemporain des Savans de tous les âges, le confident de toutes leurs méditations, le dépositaire de toutes leurs découvertes ; par un riche fonds de littérature, qui faisoit revivre dans sa mémoire tout ce que le génie avoit inspiré de plus grand, de plus beau, de plus heureux, à tous les Poètes, à tous les Orateurs, à tous les Philosophes ; par une- admirable justesse d’esprit, qui faisoit, de son jugement sur les ouvrages littéraires, le rempart du bon goût et le fléau du mauvais.

C’est à ces titres que M. Naigeon avait dû l’amitié de l’un des écrivains qui avoient le plus illustré le dix-huitième siècle, de Diderot ; et si, comme vous l’avez très-judicieusement observé, c’est cette amitié qui, portée de sa part jusqu’à un dévouement enthousiaste, a entraîné, son esprit dans des systèmes non moins anti-sociaux qu’anti-religieux, du moins son cœur est resté constamment pur, et sa conduite a toujours été celle d’un homme qui croit à un être suprême et à une autre vie.

Pour vous, Monsieur, que les suffrages de l’Académie ont appelé à réparer la perte qu’elle vient de faire, vos premiers pas dans la carrière de la littérature ont été marqués par des succès qui, dès-lors, présageoient l’honorable et juste choix dont vous venez d’être l’objet.

Bientôt, nourri de l’étude des anciens, pénétré de leur esprit, et, pour ainsi dire, identifié avec eux, vous avez fait reparoître Agamemnon sur la scène française.

Au nom de ce personnage, dont la vie, dont la mort, dont la famille sont devenus les sujets de tant de chefs-d’œuvre dramatiques, de grands souvenirs se sont réveillés : tous les admirateurs de Sophocle, d’Euripide, de Racine, de Voltaire, de Latouche se sont réunis pour vous juger ; et tous, frappés de la simple et belle ordonnance de votre pièce, du goût antique dont elle porte l’empreinte d’un bout à l’autre ; de la verve qui, d’un bout à l’autre, en anime la composition, et sur-tout du magnifique rôle de Cassandre, se sont écriés d’une voix unanime : Le théâtre françois compte une véritable tragédie de plus.

Vous avez été moins heureux dans Ophis ; mais il vous est resté la gloire d’y avoir placé de belles scènes, principalement dans le quatrième acte, que nos plus grands maîtres se seroient honorés d’avoir fait.

Après avoir ainsi essayé vos talens à inspirer, sur la scène tragique, l’horreur des grands crimes et l’amour des sublimes vertus, vous êtes revenu au genre moins élevé, mais non moins difficile par lequel vous aviez débuté la peinture des vices et des ridicules des hommes.

De là, les comédies de Pinto, de Plaute et de Christophe Colomb.

Dans la première, vous avez, habilement et avec une originalité piquante, mis en action cette vérité de tous les temps et de tous les pays, qu’aux révolutions qui éblouissent le plus les yeux de la multitude, concourent souvent des ressorts ignobles, des causes viles ou honteuses, des agens méprisables.

Par la seconde, vous avez prouvé que le sel et la gaîté du père de la comédie latine peuvent être reproduits avec avantage sur le théâtre français ; et les applaudissemens dont le public éclairé a payé vos efforts, sont pour vous un honorable encouragement à des efforts nouveaux, qui, en soumettant votre ouvrage au creuset d’une savante et sévère révision, puissent le conduire au point de perfection dont il est susceptible.

Quant à la troisième, je ne dois en parler que pour protester, au nom de tous les hommes de goût, et par conséquent de vos vrais amis, contre l’abus que vous y avez fait de vos talens, en vous écartant de l’une des règles fondamentales de la poésie dramatique, de l’unité de temps et de lieu.

Cette règle que vous n’aviez déjà que trop offensée dans Pinto, cette règle dont vous convenez vous-même que les chefs-d’œuvre des maîtres de l’art dramatique ont consacré l’excellence, ce n’est ni la poétique d’Aristote ni celle d’Horace qui nous l’ont apprise ; nous n’avons eu, à cet égard, d’autre maître que la Nature ; et Boileau n’a été que son interprète, lorsqu’il a dit :

Qu’en un lieu, qu’en un jour, un seul fait accompli,
Tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli.

En effet, qu’est-ce qu’un poème dramatique ? c’est l’imitation tellement parfaite d’une action, que le spectateur croie la voir se passer sous ses yeux. Il est donc de l’essence de ce poème, que les parties en soient ordonnées et enchaînées de manière que tous les personnages puissent se rencontrer et agir en un seul jour et dans un seul endroit. Otez cette double unité, vous détruisez les plus grands moyens d’illusion : pendant la représentation, le spectateur ne change pas de place et ne vieillit pas ; il est donc impossible que son imagination, même en lui prêtant la plus excessive complaisance, le suppose présent à une série de faits, entre lesquels il trouve un intervalle quelconque de temps et de lieu ; dès-lors, plus d’imitation, et conséquemment plus de drame.

Vous vous êtes flatté, Monsieur, qu’on excuseroit une licence qu’il vous étoit impossible de ne pas prendre pour le sujet que vous aviez choisi.

Mais n’avez-vous pas dû prévoir la réponse ? Si le sujet que vous aviez choisi nécessitoit une pareille licence, il falloit renoncer à votre choix, il falloit reconnoître que ce sujet n’étoit pas et ne pouvoir pas être dramatique.

Avec le raisonnement que vous avez fait, il n’est point d’événement qui, bien que passé successivement en divers lieux et en divers temps, ne pût être mis sur la scène ; et alors qu’arriveroit-il ? De licence en licence, la règle s’oublieroit ; et le théâtre français redeviendroit ce qu’il étoit, lorsque Hardy, Mairet, et les autres prédécesseurs de Corneille, sans connoître Shakespear, transportoient à tout moment, comme lui, la scène d’un lieu et d’un temps à d’autres temps et à d’autres lieux.

Des licences, Monsieur ! ce n’est pas à un talent comme le vôtre qu’il est permis d’en prendre de semblables. Que la classe laborieuse du peuple les tolère dans les écrivains qui ont consacré leurs plumes éphémères aux théâtres créés pour elle, et qu’elle seule devroit fréquenter, à la bonne heure : les théâtres fondés pour la partie éclairée de la Nation, doivent être, et nous devons espérer qu’ils seront toujours, plus sévères ; c’est là que doit régner le vrai talent ; et pour le vrai talent, il n’y a de mérite que dans s les difficultés vaincues.

Aussi, je dois vous le dire avec la franchise qui convient à la place que j’ai l’honneur d’occuper en ce moment, si, tout récemment, dans des leçons publiques et savantes sur l’art dramatique , vous n’aviez pas solennellement professé une doctrine réparatrice de l’exemple que vous aviez donné, l’Académie n’auroit pas pu, malgré vos titres littéraires, vous admettre dans son sein ; elle auroit appréhendé qu’en élisant l’auteur d’Agamemnon, elle n’eût l’air d’élire l’auteur de Christophe Colomb ; et elle auroit sacrifié son estime pour vous, à la crainte d’encourager les jeunes élèves de Melpomène et de Thalie à suivre la route que vous leur aviez si imprudemment ouverte.

L’Académie est doublement heureuse des développemens que vous avez donnés à des principes que l’inattention ou la malveillance auroit pu vous reprocher d’avoir voulu abjurer ; elle y trouve tout-à-la-fois, et un juste motif de céder au désir qu’elle avoit de vous compter parmi ses membres, et une puissante garantie contre toute nouvelle tentative que l’on pourroit hasarder pour faire triompher un abus auquel votre nom ne prêtera plus désormais son appui.

Jouissez, Monsieur, et jouissez long-temps de l’honneur qui est aujourd’hui décerné à vos travaux. À peine arrivé à l’âge mûr, vous pouvez encore ajouter de nouvelles palmes à celles que vous avez cueillies dans votre jeunesse. Eh ! quels sujets n’offrent pas à votre muse infatigable les grandes choses qui se passent sous nos yeux ! que de hauts faits, que d’actions héroïques, que de prodiges de toute espèce à chanter ! que de monumens élevés par le génie à la gloire et à la prospérité nationale ! que d’encouragemens donnés, que de prix offerts, par le plus grand des Monarques, aux sciences, aux lettres, aux arts, à tous les genres de talens ! Heureux les orateurs et les poètes qui, pour célébrer l’Auguste Protecteur de leurs laborieuses veilles, n’ont besoin d’avoir recours ni à la flatterie ni aux fictions, et à qui il ne faut, pour le louer dignement que servir d’organes à la vérité toute entière !