Discours de réception de Jean-Sylvain Bailly

Le 26 février 1784

Jean-Sylvain BAILLY

M. Bailly, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. de Tressan, y est venu prendre séance le jeudi 26 février 1784, et a prononcé le discours qui suit :

 

     Messieurs,

Lorsque vous daignez remplir le vœu que j’avois formé depuis long-temps, le vœu que j’ai réitéré avec une constance proportionnée à son objet, j’ai une trop haute idée du Corps respectable où je suis admis, pour attribuer à sa seule indulgence la grâce qui doit émaner de sa justice. Je suis loin cependant d’écouter une présomption qui n’est pas dans mon caractère : mais, pénétré de l’honneur que vous me faites, je pense que votre choix m’en a déclaré digne ; je pense sur-tout qu’il me donnera des forces pour soutenir le titre que vous m’accordez. Il est dans notre nature, de s’enflammer par d’illustres exemples. En prenant place parmi vous, Messieurs, on se trouve au milieu des hommes les plus éclairés & des Écrivains les plus célèbres. Eh ! qui ne seroit pas saisi d’enthousiasme comme de respect, en entrant dans cet asile des talents & du génie, dans ce sanctuaire des Lettres, où vit à jamais la mémoire de vos augustes Prédécesseurs, les auteurs des premiers chefs-d’œuvre, les fondateurs de la solide gloire de la Nation ? Sans doute leurs Ombres se plaisent dans ces murs témoins de leur succès ; leur influence y est communiquée de race en race. Vous en êtes les dépositaires, vous, Messieurs, les héritiers & les enfants de leur génie ; & vous agrandissez les hommes, en dispensant les titres de cette noble famille.

Dans la longue succession de ces Écrivains qui ont honoré leur Patrie, le deuil a souvent affligé les Lettres, & ces voûtes ont retenti de vos regrets. Vous déplorez aujourd’hui deux pertes que vous faites à-la-fois : l’une, de M. d’Alembert, dont vous venez d’entendre célébrer dignement la mémoire ; l’autre, de M. de Tressan, que j’ai l’honneur de remplacer. Présenté & admis dans sa vieillesse, il a peu joui de l’honneur de siéger parmi vous, Messieurs. C’est presqu’au bord du tombeau que vous l’avez couronné, & on pourroit dire que c’est le chant du cygne qui vous l’a fait reconnoître. La guerre, les Cours & différens Emplois avoient successivement occupé la grande partie de sa vie. Son bonheur fut de vivre dans ses Cours mêmes, ave ce qu’elles offroient & de plus instruit & de plus aimable ; d’abord à la Cour de Versailles, ensuite à celle de Lunéville, auprès d’un Prince éclairé, d’un Prince ami des hommes & bienfaiteur de son Peuple.

M. de Tressan, presque contemporain de Voltaire & témoin de la longue vieillesse de Fontenelle, eut l’avantage d’être lié avec ces deux Hommes célèbres. Il s’honoroit d’avoir été leur disciple, & on peut croire que l’Auteur des Mondes n’auroit pas désavoué l’Écrivain de l’Amadis.

Dans cette Société où Voltaire montroit un génie si vaste et Fontenelle un esprit si facile, M. de Tressan ressentit l’influence de l’exemple. Il fit avec le même succès, tantôt des Vers pleins d’esprit & de grâce, tantôt des Discours élégants dans les différentes Académies qui l’ont adopté ; enfin des morceaux de Philosophie pour l’instruction de ses enfants ; & lorsque leur éducation fut achevée, ayant reçu de leur amour & du sien une nouvelle vie, il porta tout ce qui lui restoit d’existence dans l’étude & dans la culture des Lettres.

Un Ouvrage périodique, commencé il y a quelques années, & dont il a fait en partie la fortune, l’engagea à entreprendre les extraits de quelques-uns de nos anciens Romans. Il tenta de les rajeunir, sans rien leur ôter des grâces de leur naïveté ; & cette entreprise fut heureuse, car la Nature l’avoit fait ingénieux & fin ; mais elle lui avoit donné cette naïveté précieuse qui sert de voile à la finesse, & qui la rend plus piquante. Il usa même d’une supercherie dont il doit être loué, en présentant pour un extrait rajeuni, un Roman tout neuf où il eut l’art de tromper & le bonheur de plaire. La première partie de ce roman eut un succès prodigieux. Il s’agissoit d’un enfant élevé dans une caverne par une ourse : le fait est peut-être hors de la vraisemblance ; mais il faut bien qu’on y croie, puisqu’il intéresse. Tel est l’art de l’Écrivain ! il crée à volonté les faits, il les pare des couleurs de son imagination, il les rend vrais par la vérité des détails. Ces détails sont ce que nous connoissons le mieux, & ce qui nous touche davantage ; on juge comme l’auteur le veut, quand on est ému, & il force la croyance par la sensibilité.

Ce don de la Nature, le talent d’écrire, est aussi rare qu’il est précieux. Un philosophe, un observateur des mœurs & des opinions des hommes, peut avoir médité, beaucoup pensé & beaucoup écrit, sans avoir un style, ou du moins un style qui lui appartienne. Il en est des styles comme des hommes : beaucoup d’individus, & peu de caractères, c’est l’histoire de la Société ; beaucoup d’Écrivains, & peu d’Écrivains originaux, c’est l’histoire de la Littérature. Combien d’auteurs, associant & bigarrant les styles, redisent les phrases de nos bons Écrivains, comme les Modernes composent en latin avec les expressions de Cicéron & de Térence !

Nous naissons tous pour l’imitation ; nous commençons tous par elle. Ce qui distingue l’Écrivain né avec un vrai talent, c’est qu’il finit par n’avoir d’autre maître que son génie, & d’autre modèle que la Nature : au lieu que l’Écrivain sans caractère, n’ayant que des copies sous les yeux, imitant tout, étant tout, hors lui-même, ne réunit jamais dans ses Écrits cette propriété constante du style, qui est la marque de l’originalité, & cette vérité de couleur, qui est l’expression de l’ame. Toutes nos compositions ne doivent être que le tableau de notre ame : elle s’y peint quels que soient les sujets ; elle y porte ou sa grandeur, ou ses foiblesses ; & malheur à l’Écrivain de qui on n’assignera pas le caractère sur ses ouvrages !

M. de Tressan, quoiqu’il ait écrit tard, quoiqu’il n’ait fait peut-être que se laisser entrevoir, a montré un talent naturel & un style qui avoit un caractère. Ce caractère précieux aux gens de goût, & sur-tout à des François, étoit la grâce.

La Grâce, fille de la Nature & compagne de la Vérité, réside dans le style, quand il est ingénu & sans effort ; elle suit la recherche & l’exagération. Ce qui est élevé doit être présenté sous une expression simple ; ce qui est ingénieux doit paroître échapper à la naïveté. La grâce semble l’attribut des vertus les plus touchantes, l’innocence, la candeur, la sincérité : & il ne faut pas s’étonner si elle a tant de droits pour nous plaire ; il ne faut pas s’étonner si elle s’éloigne de nous, à mesure que nous nous éloignons de ces vertus des premiers temps.

Le style Gaulois a de la grâce, parce qu’il est naïf ; & il tient cette naïveté, de la simplicité des mœurs antiques. M. de Tressan les étudia dans nos vieux romans, qui en sont les dépositaires. Il sentit que son talent étoit de peindre ces mœurs ; son style en reçut l’empreinte, & il transporta dans notre langue perfectionnée, le ton naïf & la grâce naturelle du langage Gaulois. Nous ne pouvons peindre que ce que nous sommes capables de sentir & d’aimer. On voit par la traduction de la charmante Histoire de Saintré, & par celle de l’Amadis, que les inclinations de M. de Tressan l’auroient porté vers les mœurs chevaleresques des anciens temps de notre Monarchie, temps illustrés par l’héroïsme de la valeur & de l’amour ; la gloire & la beauté en étoient les idoles. Ce furent celles de M. de Tressan, & il les chanta comme Anacréon, qui, couronné de myrte & chargé d’années, chantoit l’amour en sacrifiant aux Grâces, avec cette différence que le Vieillard François, malade & tourmenté de la goutte, a déployé les premiers & les derniers efforts de son talent au milieu de ces souffrances. C’est dans ces moments de douleurs, & presque sans sortir de son lit, qu’il a entrepris la traduction de l’Arioste, achevée en moins de dix mois. Le désir d’obtenir vos suffrages, Messieurs, a excité ses efforts ; & si la célérité & la facilité du travail ont laissé des défauts dans cet Ouvrage, il faut admirer le Vieillard qui conservoit tant de force & d’ardeur, & de qui le talent maîtrisoit l’âge et la maladie. La gaieté Françoise avoit alors le même effet que le stoïcisme : le mal n’atteignoit pas l’esprit de M. de Tressan ; sa tête restoit libre, & son imagination étoit riante. Il peignoit les hauts faits d’armes, comme un François qui sent qu’il est né pour s’y distinguer : il peignoit l’Amour, comme un homme qui se plaît à s’en souvenir.

Mais l’Amour dont il nous traça la peinture, tenoit encore aux mœurs antiques ; c’étoit l’Amour associé à la Gloire, ennobli par elle, & réunissant les deux cultes, de l’Honneur & de la Beauté. Cette aimable galanterie eut les beaux jours de son règne dans le siècle dernier, dont M. de Tressan respira encore l’influence ; & dans ses entretiens, comme dans ses Écrits, il joignit les moyens de plaire des Cours de Louis XIV & de Stanislas, aux agréments d’un esprit formé par les leçons de Voltaire & de Fontenelle.

M. de Tressan n’avoit pas entendu Fontenelle sans prendre du goût pour les Sciences. Il es avoit cultivées ; & long-temps avant d’être admis parmi vous, Messieurs, il avoit été reçu à l’Académie des Sciences. C’est donc un de mes anciens Confrères dont j’ai l’honneur de vous entretenir ; & la Séance où nous sommes, où j’ai le bonheur d’assister pour la première fois, offre une circonstance très-remarquable. M. d’Alembert & M. de Tressan que vous regrettez, étoient tous deux de l’Académie des Sciences ; j’ai l’avantage d’appartenir à cette Compagnie, & celui d’être reçu dans la vôtre par un de mes Confrères, aujourd’hui votre digne Organe.

Ce concours est peut-être unique dans votre Histoire. C’est en effet de l’union qui doit substituer entre deux corps illustres, & une preuve des rapports intimes que les Sciences ont avec les Lettres. C’est donc à tort qu’on a pensé quelquefois, que les travaux des Sciences ne pouvoient donner le mérite littéraire. Je m’autorise, Messieurs, de ce concours singulier & remarquable, pour combattre cette idée.

En effet, que seroient l’Éloquence, la Poësie & l’art précieux d’écrire, sans la connoissance des faits ? Quels sont les objets de vos travaux ? l’homme & la Nature. Mais si l’Histoire & l’expérience vous font connoître l’homme, ce sont les Sciences qui l’ont agrandi, & qui l’ont constitué ce qu’il est ; ce sont les Sciences qui ont reconnu & approfondi la Nature. Sans doute l’Éloquence & la Poësie appartiennent à l’homme ; elles naissent avec lui, avec ses passions. Le Sauvage, fortement remué, peut être aussi éloquent que Bossuet ; les Celtes ont té Poëtes, & au Nord de l’Angleterre les anciennes Muses nous parlent encore dans les Poëmes d’Ossian. Il n’en est pas de même des Sciences ; elles ne sont point attachées au physique de l’homme. Il est né ignorant ; les Sciences sont des domaines qu’il a acquis. L’esprit humain s’est étendu, s’est élevé avec elles. Cette croissance n’a peut-être pas de bornes : c’est une mer qui recule ses rivages, & qui, sans cesser d’être une, s’agrandit par ses conquêtes. L’esprit humain est aujourd’hui la somme des idées de vingt siècles & de vingt Peuples qui se sont succédés, & avec cette force acquise, il a par-tout inventé les Arts, poli le langage, multiplié les jouissances, modifié le physique même, en rendant les sensations plus délicates. Alors le goût s’est montré dans les productions des Arts ; alors l’Éloquence, en conservant sont puissant caractère, a pris des mouvements plus mesurés & des formes plus agréables ; la Poësie est devenue plus riche & plus nombreuse, & elle a pu choisir ses expressions & ses images.

Tous ces progrès sont votre ouvrage, Messieurs ; ce sont les bienfaits des hommes de génie qui ont été é qui sont parmi vous : mais nous vous avons entendus, admirés, nous avons imité vos efforts & suivi vos progrès. Nous avons reçu de vous la Langue, & vous nous avez enseigné à nous en servir. On a porté dans les Sciences la finesse de l’esprit, les grâces de l’imagination, & les Sciences vous ont donné Fontenelle. On a fait le dénombrement de nos connoissances, exposé dans un langage clair & méthodique, développé par une philosophie sage & lumineuse, & les Sciences vous ont donné d’Alembert. Enfin, on a été éloquent, magnifique, varié, comme les chefs-d’œuvre du monde physique ; & les Sciences vous ont donné l’Historien & le Peintre de la Nature, qui laissera une grande copie, aussi vivante & aussi durable que son modèle.

Vous rendrez témoignage à ces vérités, vous, Monsieur, qui êtes un des présents que l’Académie des Sciences a faits à cette Compagnie. Vous direz avec moi que l’éclat des Lettres rejaillit sur les Sciences ; que le style perfectionné les rend plus accessibles & plus intéressantes : & vous direz en même temps que les Sciences donnent à l’esprit d’une Nation plus de profondeur & d’énergie pour la culture des Lettres. Tout est enchaîné dans la Société comme dans la Nature ; les Sciences et les Lettres doivent être unies par les mêmes honneurs & par les mêmes récompenses.

Ce que les Sciences peuvent ajouter aux privilèges de l’espèce humaine, n’a jamais été plus marqué qu’au moment où je parle. Elles ont acquis de nouveaux domaines à l’homme. Les airs semblent lui devenir accessibles comme les mers, & l’audace de ses courses égale presque l’audace de sa pensée. Le nom de Mongolfier, ceux des hardis Navigateurs de ce nouvel Élément, vivront dans les âges ; mais qui de nous, au spectacle de ces superbes expériences, n’a pas senti son ame s’élever, ses idées s’étendre, son esprit s’agrandir ? Cette impression est le sentiment d’une nouvelle force que l’esprit humain a reçue : il la tient de l’effort & de l’élan même de l’invention ; & cette force sera transmise à ceux qui dans leurs Écrits célébreront ces merveilles.

Votre illustre Protecteur, Messieurs, est également le Protecteur des Sciences. Il a récompensé, & l’auteur de la découverte, & les auteurs des progrès de l’invention. Il ordonne un monument pour fixer cette époque, mémorable dans l’Histoire de l’esprit humain, & peut-être dans l’Histoire politique. Quelles sont donc les brillantes destinées de ce Monarque ! Après avoir assuré l’existence d’un Peuple généreux dans un autre hémisphère, après avoir établi la liberté des mers ; au moment où le Temple de Janus se ferme, où l’Histoire semble réduite au silence, dans des jours de bonheur, mais tranquilles & sans éclat, une étonnante découverte vient réveiller la Renommé&e, & marquer d’un trait de lumière ces jours obscurs de nos loisirs.

Vous, Messieurs, chargés de consacrer les vertus du Roi, de dire à la Postérité des faits de son Règne, vous peindrez un Monarque bienfaisant & juste, une auguste Princesse faisant les délices d’une Nation sensible, & les Sciences unies aux Lettres, mêlant leur gloire pure & durable à la gloire momentanée des armes, & posant dans la paix les vrais fondements de la mémoire que laissent après eux & les hommes qui éclairent les Nations, & les Souverains qui les rendent heureuses.