Rapport sur les concours d’éloquence et de poésie de l’année 1808

Le 25 août 1808

Jean-Baptiste-Antoine SUARD

Rapport sur les concours d’éloquence et de poésie
de l’année 1808

DE M. SUARD,
Secrétaire perpétuel de l'Académie française

 

 

 

Le concours dont nous allons vous rendre compte n’a pas rempli toutes nos espérances, mais il ne les a pas entièrement trompées. Un revers a été réparé par un triomphe ; et peut-être avons-nous moins à nous plaindre de ce qui nous a manqué qu’à nous féliciter de ce que nous avons obtenu.

La classe avait deux prix d’éloquence à distribuer. Le premier avait pour sujet le Tableau littéraire de la France au XVIIIesiècle. C’était pour la troisième fois que ce sujet était mis au concours, et cette troisième épreuve n’a pas été plus heureuse que les deux premières.

En le proposant, la classe avait bien senti que, pour-être traité avec tout l’intérêt dont il est susceptible, il demandait plus d’études, de recherches et de méditations qu’on n’en doit attendre naturellement de jeunes littérateurs ; et ce sont eux qui, pour la plupart, se présentent dans la lice ; c’est pour l’encouragement des jeunes talents que les prix académiques sont particulièrement institués. Ce n’est pas que le sujet ne fût digne d’exercer le talent de l’homme de lettres le plus instruit, de l’écrivain le plus consommé ; et, s’il était considéré sous toutes ses faces et approfondi dans toutes ses parties, il fournirait la matière d’un ouvrage considérable, qui demanderait autant de goût que de philosophie, autant de lumières que de talent.

Mais ce n’est pas un livre que l’Académie demande ; c’est un simple discours, d’une étendue bornée ; c’est-à-dire, un ouvrage où l’auteur, plus occupé des résultats que des développements, se, contente de bien saisir le véritable point de la question, et d’en présenter les faces les plus générales et les plus intéressantes.

De dix-neuf discours qui ont été admis au concours, aucun n’a répondu aux intentions de l’Académie. Elle a balancé quelque temps si elle remettrait le même sujet au concours. Deux motifs l’ont particulièrement déterminée à le proposer, une quatrième fois. Elle a reconnu dans plusieurs des derniers discours, que les auteurs paraissaient avoir fait des études plus approfondies sur la littérature du XVIIIe siècle, et que dans l’exécution ils s’étaient plus rapprochés du but. Elle a cru qu’elle ne devait pas priver ces écrivains du fruit de leurs recherches, et que de nouveaux efforts pourraient leur en obtenir la récompense. Elle a été frappée d’une autre considération. En supposant qu’un nouveau concours n’eût pas un résultat plus heureux, l’Académie a jugé que ceux mêmes qui auraient tenté inutilement un nouveau travail, n’auraient pas à se repentir de s’y être livrés, car il aurait certainement servi à étendre leurs idées, à mûrir leur goût, à éclairer et fortifier leur raison, avantages plus solides et plus précieux sans doute que le prix destiné au vainqueur.

 

La classe avait proposé, pour le sujet d’un second prix d’éloquence, l’Éloge de Pierre Corneille. Ce sujet se présentait sous une apparence plus attrayante que le premier. Le fond en est riche et fécond ; les objets dont il se compose sont familiers aux gens de lettres, qui, sans avoir besoin de faire de nouvelles études, n’ont plus qu’à revenir sur celles qu’ils ont déjà faites, à relire avec plus d’attention des, ouvrages dont ils savent par cœur une partie, et à donner une forme oratoire à la suite des impressions et d’es idées qui seront le résultat de leurs réflexions.

Il se présentait cependant une grande difficulté aux concurrents : plus il était facile de louer Corneille, moins il l’était de le louer d’une manière nouvelle. C’est ici le cas d’appliquer ce vers célèbre d’Horace :

« Difficile est proprie communia dicere. »

Il y a plus de cent soixante ans que les chefs-d’œuvre de ce grand homme occupent la scène française, et l’admiration qu’ils inspirent est aussi universelle qu’ancienne. Les plus grands écrivains en ont analysé et apprécié les différents mérites. Voltaire lui seul semblait avoir, par cent endroits de ses ouvrages, épuisé les éloges qu’on pouvait donner au créateur de la scène française. C’étaient là des difficultés réelles que les concurrents avaient à vaincre. Il doit en revenir plus de gloire à ceux qui les ont vaincues ; à ceux qui ne pouvant éviter d’entrer dans des routes déjà parcourues, ont pu y découvrir des points de vue inaperçus, ou qui ont su donner, par de nouvelles combinaisons un caractère d’originalité à des idées dont le fonds appartenait à tout le monde.

Mais dans les sujets qui parlent tout à la fois au cœur, à l’esprit et à l’imagination, les impressions peuvent se combiner et se varier à l’infini ; et dans ce genre il n’y a point d’obstacles qu’un bon esprit et un vrai talent ne puissent surmonter, avec la méditation qui recueille ses forces, et la patience qui attend le moment de les employer.

La classe a reçu vingt Éloges de Corneille. Elle en a distingué plusieurs qui annoncent un goût sage, un bon esprit, un talent exercé. Dans ce nombre elle en qui lui a paru supérieur à tous les autres, et auquel elle a adjugé le prix. L’auteur de ce discours, enregistré n°17, est M. Victorin Fabre, qui s’est déjà distingué plusieurs fois dans nos concours, et dont le talent semble se fortifier par le succès. En 1805, une épître de lui sur l’Indépendance de l’homme de lettres obtint l’accessit. L’année dernière, il a obtenu de même l’accessit du prix de poésie. L’Académie, en le lui accordant, avait exprimé le regret de n’avoir pas un second prix à lui donner. Un ministre, juge éclairé des arts et des talents, ne voulut pas laisser ce regret à l’Académie et, en témoignant une confiance honorable dans les jugements de cette compagnie, il voulut bien faire les fonds d’un second prix qui fut décerné au jeune auteur dans la séance publique.

Après avoir été couronné comme poëte, M. Fabre est couronné aujourd’hui comme écrivain en prose. Cette réunion de talents a toujours été rare. Elle est surtout remarquable dans un auteur qui n’a pas encore vingt-trois ans. Cette circonstance, en ajoutant à la gloire du triomphe, ne peut manquer d’augmenter l’intérêt qu’il doit inspirer aux amis des lettres.

L’Académie ne veut point prévenir le jugement que porteront les auditeurs sur le discours qu’elle a couronné. Elle y a remarqué des beautés brillantes, qui appartiennent à la jeunesse, unies à des beautés solides qui caractérisent un esprit et un goût mûris par de bonnes études. L’ouvrage sans doute n’est pas exempt d’imperfections qui pourront donner de l’aliment à cette critique malveillante et chicanière qui se plaît à empoisonner les succès des talents, et qui, toute facile qu’elle est à exercer, n’en est pas moins sûre de trouver des approbateurs. Les prix des académiciens ne sont pas uniquement réservés à des ouvrages parfaits. Lorsqu’un mérite supérieur y domine, des taches légères, des négligences même nombreuses ne doivent point priver l’auteur de la récompense destinée à l’encouragement du talent. La perfection est rare dans les ouvrages des maîtres ; comment l’exigerait-on des élèves ?

La classe a accordé l’accessit au discours n°18. L’auteur est M. Auger, qui, en 1804, a obtenu le prix d’éloquence pour l’Éloge de Boileau. Son discours annonçait un littérateur profondément instruit, qui joint un goût sain à un esprit sage et étendu, qui sait penser et écrire, embrasser un sujet dans toute son étendue et le réduire dans de justes bornes. Nous croyons que le même mérite se fera sentir dans son Éloge de Corneille.

Deux autres discours ont paru dignes d’une mention honorable : l’un, enregistré n°2, et dont l’auteur ne s’est pas fait connaître, et l’autre, n°13. L’auteur de celui-ci est M. Chazet, très-connu par un très-grand nombre de pièces dont plusieurs ont été représentées avec succès sur différents théâtres. Après la lecture du discours couronné, on lira quelques fragments de celui qui a obtenu l’accessit, et des deux-qui ont mérité une mention honorable.

L’Académie a cru devoir annoncer d’avance le sujet du prix d’éloquence qu’elle décernera en l’an 1810.

Ce sujet est l’Éloge de Jean de la Bruyère. Il nous parait essentiel de prévenir par quelques mots les réflexions que pourra faire naître le choix d’un tel sujet. La personne et le caractère de la Bruyère sont peu connus. Il n’eut part à aucune affaire importante. San nom ne se trouve lié à aucun événement public, et sa vie ne présente aucun incident digne d’attention. Son éloge, au premier coup d’œil, ne présente donc rien qui doive élever ce discours au ton de l’éloquence proprement dite.

La Bruyère, il est vrai, n’est célèbre que par un seul ouvrage ; mais cet ouvrage est immortel. L’auteur s’y montre avec éclat comme moraliste et comme écrivain. Sous le premier rapport, c’est un observateur fin et profond de la nature humaine, et ses observations décèlent un esprit droit, une âme élevée et fortement pénétrée des grands principes de la morale. Comme écrivain, on voit qu’il a profondément étudié l’art d’écrire, et que, pour échapper à la monotonie presque inévitable dans un ouvrage uniquement composé de portraits et de réflexions détachées, il revêt différents personnages et change à chaque instant de rôle pour avoir occasion de changer de ton. On le voit tour à tour s’indigner, ou se moquer ; badiner avec grâce, ou censurer avec amertume ; raisonner en philosophe, ou peindre en poëte. Mais ces mouvements si divers sont moins le produit spontané d’une imagination naturellement émue ou d’une âme ardente et passionnée, que des artifices oratoires auxquels l’écrivain a recours pour éviter le retour des mêmes formes et donner plus de couleur et d’énergie à sa pensée. Mais, par cela même que ce ne sont que des combinaisons réfléchies, l’homme d’esprit et de goût qui observera avec attention les frappants effets qui en résultent, pourra en tirer de grandes lumières sur l’art d’écrire ; art que les modernes ont, cultivé plutôt par un sentiment obscur que d’après des règles fixes, tandis que les anciens semblaient en avoir analysé tous les éléments, combiné tous les ressorts et calculé tous les effets.

C’est donc comme une étude également intéressante et utile pour les jeunes écrivains que l’Académie a proposé l’éloge de la Bruyère ; et, sous ce point de vue, il se présente au premier coup d’œil comme le sujet d’une discussion littéraire plutôt que d’un discours oratoire. Mais la Bruyère est aussi un moraliste éloquent et profond. La peinture de toutes les passions humaines la censure de tous les vices le développement des grandes vérités de la morale, ne sont-ce pas là des objets propres à échauffer le talent et à recevoir les mouvements et les couleurs de l’élocution la plus élevée ? Il serait triste que celui qui, selon un écrivain([1]) éloquent lui-même, offre des modèles de tous les tours d’éloquence, n’en pût inspirer à ceux qui entreprendront son éloge.

[1] Vauvenargues.