Discours de réception du comte de Roquelaure

Le 4 mars 1771

Jean-Armand de ROQUELAURE

M. de Roquelaure, évêque de Senlis, ayant été élu par Messieurs de l’Académie française à la place de M. de Moncrif, y est venu prendre séance le lundi 4 mars 1771, et a prononcé le discours qui suit :

 

Messieurs,

POURQUOI faut-il que le moment destiné à marquer sa reconnoissance soit presque toujours celui où il est le plus difficile de l’exprimer ? Si tous les hommes, en obtenant une grace, éprouvent cet embarras, s’il doit même s’accroître à proportion que le bienfait est plus signalé ; la faveur que vous m’avez faite en m’associant à vous, semble, par son importance même, avoir préparé mon excuse, & me donner des droits à votre indulgence. Puis-je espérer que, satisfaits d’apercevoir dans mon Discours tout le prix que j’attache à mon adoption, vous voudrez bien lire vous-même mon cœur les sentimens dont il est pénétré ?

Non, Messieurs, & je me flatte de le sentir sur-tout en cet instant, il n’est point d’avantage aussi précieux que celui d’être admis parmi vous. Un amateur des Lettres peut sans doute, dans la solitude & le silence, perfectionner sa raison, épurer son goût par la méditation assidue des Écrivains célèbres qui ont obtenu le suffrage de tous les siècles : mais quand il aspire enfin à exposer ses connoissances au grand jour, quand il veut donner à ses pensées l’ordre, la précision, l’élégance qui leur convient, & répandre dans tout le discours ce nombre soutenu, cette harmonie variée dont le charme est si puissant ; quand, pour attacher son Lecteur, il se propose d’employer cette adresse ingénieuse & si peu connue, d’unir toutes ses idées par une chaîne insensible ; c’est alors qu’en interrogeant des juges éclairés & intéressés à sa gloire, il reçoit de vous les plus amples secours. À la faveur des nouvelles lumières qu’il emprunte de vous, & que la réunion des divers talens pouvoit seule lui offrir, il voit bientôt ses doutes s’éclaircir, ses difficultés se résoudre, & les obstacles qui l’avaient arrêté, disparoître & s’évanouir. L’utile contradiction qui résulte de la diversité des caractères, des goûts, des esprits, & des humeurs, par le choc des opinions, fait briller enfin à ses yeux cet heureux jour qui peut seul fixer un esprit solide, & qui est l’unique objet de ses recherches.

Je l’avouerai, Messieurs, si les avantages qu’on peut retirer d’un commerce intime avec vous, n’étoient réservés que pour ces hommes choisis, dont la supériorité des talens peut prêter à la vérité de nouveaux charmes & faciliter son triomphe ; réduit à admirer la sagesse de vos oracles, si utiles aux autres, je ne pourrois vous en remercier pour moi-même. Mais sans être un de ces Citoyens illustres, dont les ingénieuses & savantes productions honorent la Patrie, je peux, dans le rang où la Providence m’a placé, recueillir le même fruit de vos solides leçons. Chargé par état d’enseigner la science la plus nécessaire à l’homme, j’apprendrai peut-être, en vivant parmi vous, ce grand art de gagner le cœur en parlant à l’esprit, & de peindre la Religion avec les couleurs les plus propres à lui concilier le respect & l’amour.

Ne dois-je pas craindre ici, Messieurs, qu’en me livrant sans réserve au désir de faire connoître combien votre commerce peut m’être utile, quelques esprits sévères ne m’accusent de blesser la majesté de la Religion par les ornemens que je me propose d’emprunter de vous ? Sans rappeler tous les services que l’Éloquence a rendus à la vérité dans les différens âges de l’Église, un exemple illustre suffira pour imposer silence à ces censeurs.

Une tradition fidèle nous a transmis que le célèbre Bossuet se nourrissoit long-temps de la lecture d’Homère avant que d’écrire ces Oraisons funèbres, qui seules l’auroient placé dans la classe des grands Hommes ; alors l’ame de l’Orateur, échauffée par le noble enthousiasme du Poëte, produisoit sans efforts ces brillantes images, ces traits sublimes, dont tout Lecteur sensible est encore pénétré. Personne n’ignore qu’Homère a enfanté Virgile ; ajoutons à cet éloge, Homère a enfanté Bossuet.

Je fais, Messieurs, que l’Éloquence sacrée, contente d’une simplicité noble, énergique, & touchante, rejette ces ornemens ambitieux, ces idées plus brillantes que solides, ces pensées recherchées, dont la subtilité échappe à la multitude, & fatigue l’esprit le plus attentif : je sais que l’Orateur chrétien dédaigne ces fausses beautés ; elles défigureroient même l’Éloquence profane : mais qu’il est difficile de parvenir à une élégante simplicité ! Lorsqu’on la rencontre dans les Auteurs dont la lecture répétée nous offre toujours de nouveaux charmes, on est tenté de croire que leurs Ouvrages, fruits de tant de veilles, sont, pour ainsi dire, échappés de leurs mains. Cette noble simplicité est la marque spéciale du génie, & le chef-d’œuvre de l’esprit humain. S’il est réservé à peu d’Écrivains d’atteindre à ce degré de perfection, tout Orateur n’en est pas moins obligé d’approcher, autant qu’il lui est possible, des grands modèles, soit pour s’efforcer de marcher sur leurs traces, soit pour se défendre contre l’attrait de la nouveauté & des caprices de la mode, soit pour se préserver de ces maladies de l’esprit, qui, semblables aux fléaux épidémiques, ravagent quelquefois l’Empire des Lettres. Où trouver alors un asile plus sûr que dans le sein de l’Académie ? Chargée spécialement du soin d’éterniser la gloire des Lettres dans la Monarchie Françoise, elle maintiendra les lois sévères du bon sens & du goût, à qui nous devons ces excellens Ouvrages, que des Nations éclairées & jalouses admirent & envient : lois immuables, dont l’Auteur le plus brillant ne peut s’affranchir sans s’exposer à la douleur de survivre à la réputation de ses Écrits. Malgré les vains sophismes de la bizarrerie & de l’ignorance, l’État florissant des Lettres sera toujours une preuve éclatante de la grandeur d’un Empire ; & les hommages que nous rendons aux Écrivains fameux du siècle d’Auguste, n’honorent pas moins l’ancienne Rome, que les triomphes de ses Héros.

Rempli de ces idées, ce grand Homme, dont le nom seul fait l’éloge, dont l’Europe atteste le génie, dont la réputation, consignée dans les fastes de l’Histoire, n’a plus à redouter l’envie ni le mensonge, Armand de Richelieu pensa que le moyen d’assurer à la France la supériorité dans les Lettres, c’étoit d’établir une Compagnie qui fût principalement occupée à approfondir le génie de la Langue & à la fixer, à développer ses richesses & à maintenir sa pureté. En surmontant, par sa politique & par son courage, tous les obstacles qui s’opposoient à la tranquillité publique, il préparoit la grandeur des Princes qui devoient recueillir le fruit de ses travaux. Il prévoyoit sans doute que la France, délivrée des guerres intestines, emploieroit avec avantage cette valuer si connue, contre des ennemis que nos dissentions funestes n’avoient rendus que trop redoutables. Il voulut donc que les hommes qui alloient naître dussent tout à la fois à la sagesse de ses vues, & l’honneur de leurs succès, & la gloire de les célébrer. Les troubles qui survinrent après la mort de ce Ministre, menaçoient du plus grand danger votre Compagnie naissante. Seguier, plein de l’esprit de Richelieu, se fit un devoir de seconder ses projets & d’assurer vos destinées. Enfin Louis XIV, voulant convaincre ses sujets de l’importance des Lettres, permit aux Muses de ne reconnoître désormais d’autre protecteur que lui-même. Elles méritent d’autant plus cette auguste protection, qu’en faisant une partie de la gloire de l’État, elles peuvent encore, par leurs charmes, concourir au bonheur du Citoyen.

Quelle preuve plus sensible pourrois-je vous en offrir, Messieurs, que l’exemple de M. de Moncrif, auquel j’ai l’honneur de succéder ? C’est au commerce des Muses qu’il devoit cette fleur d’esprit, ces graces simples & naïves, cette douce aménité qui le rendoit si cher à ceux qu’il approchoit. Recherché d’un monde poli, dont il faisoit les délices, il parvint à remplir une place distinguée auprès de la Reine, & en reçut bientôt les marques de bonté les plus flatteuses. Pour exceller dans cet art si difficile de plaire, sans doute il devoit beaucoup à la nature ; mais en faisant part au public des réflexions les plus sensées & les plus délicates en ce genre, c’étoit prouver combien il avoir ajouté à ses dispositions naturelles. On petit dire que, sous le titre modeste d’Essais sur la nécessité & les moyens de plaire, il a su donner en même temps la meilleure idée de son esprit & de la bonté de son cœur. C’est le propre d’une ame généreuse d’aimer à répandre un secret dont on s’est utilement servi pour soi-même.

Soit jalousie, soit préjugé, le commun des hommes le persuade que la sensibilité de l’ame n’est point la compagne du génie. On veut que la nature, économe dans ses dons, compense les présens de l’esprit qu’elle accorde, par la privation d’un bien plus précieux qu’elle refuse. Qu’il est honorable à M. de Moncrif d’avoir travaillé constamment à détruire un préjugé si injuste ! Plusieurs de ses Écrits portent l’empreinte de cette vertueuse sensibilité : ses actions l’ont fait paroître dans tout son jour. Quoique la fortune eût différé long-temps de répandre sur lui ses faveurs, il sentit d’abord que leur usage le plus doux étoit de les partager. Heureux de pouvoir jusque les sentimens de bienfaisance, jusques là cachés dans son cœur, n’attendoient que le moment d’éclater ! Sa famille trouva toujours en lui un parent plus charmé de répandre sur elle ses largesses, qu’elle n’étoit elle-même satisfaite de les recueillir. Docile à la voix de la nature, pouvoit-il manquer à la reconnoissance, dans des occasions de délicates où tant d’hommes pensent moins à remplir qu’à éluder les devoirs sacrés qu’elle impose ? On l’a vu solliciter & obtenir enfin, après les plus vives instances la grace d’aller tous les ans dans une province éloignée, offrir à son bienfaiteur le tribut de son attachement & de sa reconnoissance. Puissent tous les Gens de Lettres, en suivant un si bel exemple, forcer enfin l’ignorance à abjurer son erreur, & à reconnoître qu’il est moins rare qu’on ne pense, de joindre à l’esprit le plus éclairé, le cœur le plus sensible !

Cette douce sensibilité est le plus bel apanage de l’homme. Elle est si essentielle à notre bonheur, que, dans les lieux où les passions s’exercent avec le plus d’empire, à la Cour même, on pourroit en rencontrer plus d’un modèle. Est-il un François qui ne pense avec transport à la tendresse du Roi pour ses augustes enfans ? Une idée si touchante nous charme d’autant plus, que nous découvrons dans cette affection paternelle un gage infaillible de son amour pour ses Peuples. Que l’Europe admire en lui sa modération dans les succès, sa fermeté dans les revers, son désir constant d’entretenir la paix dont il vient lui-même de nous assurer les douceurs. J’abandonne à des mains plus habiles le soin de tracer ses qualités héroïques. Je me borne à mettre sous vos yeux des vertus moins éclatantes, dont j’ai le bonheur d’être souvent le témoin. Quelle satisfaction pour tous ceux qu’il appelle à l’honneur de le servir de trouver dans le plus grand des Rois, une égalité d’humeur, une bonté de caractère, une douce affabilité qu’on ne rencontre pas toujours dans le commerce de ses égaux ! Cette heureuse affabilité, qui semble rapprocher le Monarque & le sujet, agit si puissamment sur les cœurs, qu’elle fait presque oublier les exploits les plus brillans : c’est la vertu que nous chérissons particulièrement dans Henri IV. Elle nous rend sa mémoire plus précieuse, & peut encore, après deux siècles, nous occuper & nous attendrir.

Ici, Messieurs, je terminerois mon Discours, si je ne me sentois pas entraîné à vous parler d’un sentiment que l’occasion de vous voir de plus près a fait naître dans mon cœur. En m’associant à vous, vous m’avez donné le droit de partager, pour ainsi dire, vos lumières & vos talens. Quelque grand que soit cet avantage, je l’avouerai cependant,un intérêt plus cher est l’objet de mes espérances & de mes désirs. Assuré de trouver parmi vous des maîtres éclairés, je serois plus flatté encore, si je pouvois mériter un jour d’y rencontrer des amis.