Réponse au discours de réception de Jean-Baptiste-Antoine Suard

Le 4 août 1774

Jean-Baptiste-Louis GRESSET

Réponse de M. Gresset,
au discours de M. Suard

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
Le jeudi 4 août 1774

PARIS LE LOUVRE

Monsieur,

Nous devons à vos travaux les fruits de la Littérature étrangère. L’Académie Françoise, en vous adoptant, acquitte une dette de la Littérature nationale. Vos premiers titres, consignés dans le Journal étranger & dans les quatre volumes des Variétés littéraires, se sont étendus par la traduction de l’Histoire Angloise de Charles-Quint, traduction pleine d’ame, de force, d’élégance, & vantée par l’Auteur même de l’Ouvrage, hommage assez rarement rendu par l’amour-propre paternel.

Je m’arrêterois avec justice sur la manière heureuse dont vous avez fait parler la Langue Françoise aux Écrivains des autres nations, sur les Ouvrages que nous avons droit d’attendre de vous, sur ces qualités précieuses dans le commerce de la vie, sur ce caractère sociable, le premier talent, le premier esprit pour le bonheur personnel, ainsi que pour celui des autres ; caractère par-tout si désirable, & sur-tout dans la carrière des Lettres, où l’on en donne inutilement des préceptes, si l’on n’y joint l’exemple, la première des leçons ; caractère que vous avez si bien prouvé par l’union de vos travaux avec ceux de l’amitié.

Enfin, instruit par l’unanime témoignage de deux qui vous connoissent, je pourrois, Monsieur, vous parler plus long-temps de vous-même, si je n’étois persuadé que les louanges en face sont presque toujours aussi embarrassantes pour celui qui les reçoit que pour celui qui les donne, & communément assez fastidieuses pour ceux qui les entendent.

L’éloge des morts est donc le seul que l’on pardonne. Mais s’il faut, pour fonder la louange de ceux qui ne sont plus, des événements bien avoués, des traits marqués, des détails bien connus, des opérations personnelles & dont on n’ait partagé la gloire avec personne, on ne peut qu’imparfaitement crayonner le mort illustre à qui l’Académie Françoise rend ici les derniers honneurs. L’utilité de ses talens, dans la carrière importante qu’il a parcourue, peut bien être indiquée ; mais les nuages impénétrables qui dérobent l’entrée, les routes, & le terme de cette carrière, ayant dû toujours couvrir toutes les marches, tous les services d’un homme consacré pendant toute sa vie aux secrets augustes de son Maître & des autres Souverains ; ses talents politiques, ses travaux particuliers, ses succès personnels, tout reste sous le voile.

Quarante années de services ne laissent presque aucun point où l’on puisse le voir seul, le suivre, le célébrer. Dans tous les Empires, ce n’est tout au plus que dans les époques des traités des grands résultats, que la Renommée ose quelquefois, bien ou mal à propos, même le nom des coopérateurs qui ont secondé par leurs veille le Ministre brillant dont le génie a été l’ame de ces grands événements. Un partage bien différent règle le sort du mérite véritable dans toutes les autres carrières de la célébrité, où quelques hommes rares s’élancent & planent au-dessus de la multitude. Hommes de guerre supérieurs, Magistrats éminens, Écrivains créateurs, Négocians distingués ; tous ces différens génies, exposés à tous les regards, sont successivement appréciés par la vérité & mis à leur rang par la voix publique : la lumière les environne, leurs preuves les accompagnent, chaque jour les juge & les couronne ; il n’est que l’homme utile, attaché, dans le second rang, au ministère, chargé du secret des Puissances ; il n’est que lui qui n’ait pas le droit de laisser parler ses services, ses titres à la reconnoissance publique, quand il la mérite : la gloire, muette pour lui tandis qu’il respire, l’attend au tombeau, le nomme sans rien dévoiler de ce qu’il a fait ; & son éloge, ainsi que celui de ses pareils, pour être rempli avec justesse, ne pourroit être bien fait que par des Ministres, & bien jugé que par des Souverains.

Réduits au silence sur ces objets, car les éloges doivent porter sur des faits, ou ne sont que des mots, plaçons du moins dans nos souvenirs de M. de la Ville, Évêque de Tricomie, plaçons un fait qui appartient uniquement à sa gloire, un fait qui ne doit pas être oublié sur la tombe d’un Prince de l’Église. Plusieurs cures dépendoient de l’abbaye qu’il avoit en Picardie depuis bien des années. Sachant combien l’instruction & les mœurs des peuples tiennent essentiellement au choix qu’l’on fait des Pasteurs du second ordre, éloigné de la province, ne pouvant connoître par lui-même les sujets dignes d’être placés à la tête de ses paroisses, craignant, avec raison, que tant de petits protecteurs ennuyeux, qui écrivent sans fin, recommandent au hasard, & trompent sans scrupule, ne vissent souvent lui arracher des graces injustes, dont sa conscience auroit répondu ; toujours inspiré par son respect & son zèle pour la Religion, il avoit depuis long-temps remis les droits de toutes ses nominations au Prélat d’immortelle mémoire, qu’Amiens vient de perdre, l’ornement, le Saint, l’Ange de son siècle, & dont le nom chéri de toute la France, comme de toute l’Europe, dont le nom seul, que ma douleur m’empêche de prononcer, rappelle le modèle le plus parfait que l’humanité ait peut-être jamais offert de toutes les vertus de l’homme céleste, & de toutes les graces de l’homme aimable.

Vous nous rendez, Monsieur, l’esprit facile & toujours laborieux de votre Prédécesseur ; vos talens partageront les travaux cette Compagnie, pour conserver la pureté de la Langue Françoise.

Une dissertation savante, couronnée par l’Académie Royale de Prusse, a montré l’influence des opinions sur le langage, & du langage sur les opinions. Le célèbre Michaëly établit ce principe lumineux avec autant de profondeur que d’élévation ; il interroge les Langues des temps antiques, du moyen âge, & de notre siècle ; il dévoile les monuments ; il confronte les nations ; il compare les époques ; il démontre, autant qu’il est possible aux connoissances de l’homme savant & à la sagacité de l’homme qui pense, l’origine, la filiation des divers langages, l’action des idées sur les termes, & l’action réciproque de l’expression sur la pensée. Mais au-delà de cet ouvrage, dont l’immense étendue suffit bien au désir de connoître, à l’ardeur de s’instruire, il reste à faire un travail utile à la raison, nécessaire au goût, nécessaire même à la vertu publique. Dans cette carrière de réflexions sur les Langues, il reste une route nouvelle à parcourir. En exposant comment la Langue suit les mœurs dans leurs révolutions ; en montrant combien les mœurs d’un temps ont d’empire sur le langage, combien leur amollissement, leur décadence, leur dépravation énervent & corrompent le style, également dans les Écrits & dans les conversations, on serviroit sans doute le bon sens, l’honneur, la langue, & la patrie.

Cet objet, Messieurs, pourroit être bien longuement traité, sur-tout dans une époque où l’on délaye en plusieurs volumes une foule de sujets qui, pour être neufs par-tout, demanderoient à peine quelques pages ; on pourroit en faire de grands discours pompeusement petits, des essais volumineux, des projets d’éducation, des traités élémentaires sur-tout, car les Éléments, en tout genre, sont fort à la mode, & par-tout on remet cet univers à la lisière. Par du remplissage & des phrases sur cet objet si intéressant, j’ennuierois aussi bien & peut-être mieux qu’un autre ; mais les bornes du temps qui m’est prescrit, ne me permettant point de donner les développemens nécessaires à ce sujet, je ne puis vous demander, Messieurs, qu’une première vue, un coup-d’œil rapide sur l’esquisse légère que je vais crayonner de l’empire des mœurs sur le langage. Sans doute ce pouvoir impérieux, si agissant pour le bien & pour le mal, n’est que trop démontré dans le second genre, tant par les pertes réelles, que par les nuisibles acquisitions que notre Langue a faites de nos jours. Ce double regret à exprimer appartient naturellement à la place que j’ai l’honneur d’occuper aujourd’hui ; & l’Académie Françoise, chargée depuis cent cinquante années par le Gouvernement de veiller sur la Langue, a les premiers droits de réclamer contre les atteintes qui lui sont portées, & contre la révolution que celle des mœurs pourroit lui faire subir.

Sans être les couleurs du temps, rôle qui communément révolte, ou du moins ennuie les spectateurs, sans amuser beaucoup celui qui s’en charge ; nous ne pouvons nous dissimuler que l’affoiblissement des mœurs anciennes, des mœurs généreuses & franches, nous a successivement enlevé, non seulement un très-grand nombre de termes énergiques, lumineux, nécessaires même, & remplacés par de foibles équivalens ; mais un très-grand nombre aussi de tournures naturelles, naïves, simples comme la vérité, & fortes comme elle. Dans ces temps de vertu & de bonheur, où, selon l’expression de Montagne, la vérité avoir sa franche allure ; dans ces jours où l’on osoit avoir un cœur & ne pas rougir de le prouver, on peignoit toute idée comme elle venoit d’être conçue, on rendoit tout sentiment comme il venoit d’être éprouvé ; la nature ne risquoit rien à paroître, & l’on n’avoit point encore inventé les sublimes vernis de tous les genres.

Que de causes des pertes de la Langue & de nos Privations ! Ces mœurs affoiblies, dégénérées, ce despotisme des colifichets, qui s’étend jusques sur les esprits, ces principes du moment ; ces petites idées de fantaisie, qui tentent de rabaisser les idées primitives, invariables ; cette fausse délicatesse, qui ne veut rien que de mode ; cette élégance épidémique, plus fausse encore qui, croyant tout embellir en gâtant tout, ne peut plus aujourd’hui, ni par la pensée, ni par le sentiment, avoir rien de commun avec la nature, avec la simplesse,la loyauté, & les autres termes vénérables, & tout le style du siècle de ces vertus.

Ce seroit peu, si l’on veut, que ce dépérissement de plusieurs biens antiques de la Langue Françoise, de la Langue de Montagne, d’Amyot, & de Sulli ; cette perte pourroit même se réparer suivant l’idée d’Horace sur la régénération des mots, si les Écrivains distingués qui nous restent, tentoient de ramener les termes anciens que nous avons a regretter. Le goût & le génie leur rendroient la fraîcheur ; & leur vieillesse même, en rentrant dans le monde, seroit cajolée par le bon air & la mode. Mais une perte plus frappante est celle qu’éprouve, dans cette époque même, la Langue actuelle, cette Langue que Fénelon, Despréaux, Massillon & nos autres Maîtres nous avoient transmise si noble, si brillante, & si pure ; ce n’est point seulement aux écarts de l’esprit & aux travers du mauvais goût qu’il faut imputer un second genre de perte & de décadence, mais à la honte des mœurs &de presque toutes nos conversations. L’abus que fait du langage la dépravation qui nous gagne, retranche de jour en jour à la Langue Françoise beaucoup de mots & de façons de s’exprimer dont on ne peut plus se servir impunément : les gens sensés, les gens vertueux seront bientôt réduits à ne pouvoir plus employer des termes du plus grand usage, sans se voir arrêtés, interrompus, tournés en dérision par l’abus misérable des mots, les pitoyables équivoques si bêtement ingénieuses, les stupides allusions de ces demi-plaisans, de ces bouffons épais qui entendent grossièrement finesse à tout, & dont les plates gentillesses & la triste gaieté s’épanouissent dans la fange. Ainsi donc bientôt les étrangers, qui étudient notre Langue dans les Auteurs immortels du dernier siècle & dans les Écrivains distingués de notre âge, rencontrant dans les conversations un usage des termes bien différent de celui qui leur étoit indiqué par les Livres, seront obligés de se faire interpréter les nouvelles significations, de se faire traduire à chaque pas ce qu’ils entendent, ce que l’on a prétendu dire sous une expression qu’ils croyoient indifférente, & dont pourtant ils voient tout le monde rire : la nécessité d’un commentaire, pour être au ton du jour, leur demandera une étude nouvelle, qui, sur la route, les fera souvent rougir pour nous ; & en apprenant la belle fécondité des termes & leur double signification, ils ne verront que les progrès du mauvais goût & l’empreinte du vice.

Il s’en faut bien, Messieurs, que ces pertes réelles de la Langue soient compensées par ses modernes acquisitions. De quelles tristes richesses, inconnues il y a à peine trente ans, & de quelle ridicule bigarrure de noms ne se trouve-t-elle pas surchargée ?

Quel étrange idiome lui est associé par les délires du luxe & par les variations des fantaisies dans les meubles, les habits, les coiffures, les ragoûts, les voitures ! Quelle foule de termes essentiels, depuis l’Ottomane jusqu’à la Chiffonnière, depuis le Frac jusqu’au Caraco, depuis les Baigneuses jusqu’au Iphigénies, depuis le Cabriolet jusqu’à la Désobligeante !

Il ne faut pourtant point être tout-à-fait difficile ; la plupart de ces mots nouveaux & de leurs pareils n’étant que ridicules, comme il est des temps où le ridicule est un aliment de première nécessité, on doit se résigner à entendre tous ces noms, aussi essentiels à joindre au Dictionnaire, que les objets qu’ils énoncent sont essentiels à la félicité publique ; objets aussi nécessaires que les coiffures modernes le sont au bon sens, les jolies voitures au bonheur de l’ame, & la nouvelle cuisine à la bonne santé. Un sentiment même d’humanité réclame tendrement, & demande grace pour tous les nouveaux termes. Pour les supprimer, il faudroit donc aussi désirer cruellement de voir la suppression des trésors qu’ils expriment ; ce seroit vouloir attaquer un point sacré, l’état des personnes ; ce seroit vouloir anéantir toute la consistance de tant d’êtres, moitié agréables, moitié importans, qui n’existent que par-là, qui n’ont de langage bien décidé que ces termes, de principes que le costume, & dont tout le mérite seroit perdu, toute l’existence anéantie, si cet univers devenoit assez malheureux pour n’avoir plus ni gazes, ni paillettes, ni jolis chevaux, ni dentelles, ni gros bouquets, ni boîtes à plusieurs ors, ni élégantes, ni merveilleux, ni chenilles.

Je conviens que le mal seroit fort léger, si nos nouvelles acquisitions se bornoient à ces noms ; ils iroient se ranger dans la classe de tous les mots techniques, dont le dépôt littéraire de notre Langue n’est point obligé de se charger. Les Arts ont leur vocabulaire particulier ; & d’ailleurs, peut-être dans ce temps où les Dictionnaires fourmillent, on peut se flatter d’avoir incessamment le Dictionnaire des colifichets, Ouvrage qui manque à notre Littérature, & qui sera vraisemblablement un Dictionnaire portatif in-16, pour la plus grande commodité du Public : cette entreprise seroit d’autant meilleure, & la spéculation d’autant plus sûre, que la matière de l’Ouvrage se renouvelant sans cesse, se variant, se rajeunissant, on pourroit donner un nouveau volume aux souscrivans & aux souscripteurs de mois en mois, tant qu’il y aura de l’invention en France, & ce que l’on appelle du génie.

Tout cela n’est rien peut-être : mais une acquisition plus réellement nuisible pour notre Langue, comme pour toutes celles qui partageroient le même abus ; c’est cet art, si répandu, de parler sans avoir rien à dire, ces demi-mots, ce papillotage éternel d’épigrammes manquées, cette puérile fureur de ne point parler comme un autre, enfin ce ton décousu, sans idées raisonnables, sans suite aucune, dont il résulte que presque toutes les expressions ne sont que des modulations vagues, que l’on imprime à l’air, sans porter la moindre pensée au bon sens, & que presque toutes les conversations employées à gâter l’esprit que l’on a, par celui que l’on voudroit avoir, ne sont que des clarinettes & des tambourins entremêlés d’assez mauvaises paroles. Dans le temps, peu éloigné encore, où l’on étoit moins important, moins sublime, la conversation étoit le charme de la société. Aujourd’hui ce n’est presque plus un plaisir ; c’est un travail, une suite de tours de force, un état de guerre, où chacun aimant beaucoup moins les autres qu’il ne les déteste cordialement, on est en garde l’un contre l’autre, on se tend des piéges, & l’arme du ridicule brille de toutes parts, ou ne brille pas.

On s’entendoit autrefois : souvent aujourd’hui, non seulement on ne fait plus de cas d’entendre les autres, mais on ne se fait plus l’honneur de s’entendre soi-même ; & sans doute tout le monde y gagne.

L’art, en ce genre, est porté à un tel point de supériorité, que l’on pourroit parier que, parmi cette classe immense, que le nouveau langage appelle les merveilleux, les mirliflors, les élégantes, les célestes ; oui, l’on pourroit parier qu’au moyen de leurs nouveaux termes & de leurs tournures nouvelles, avec une certaine ration de fadeurs charmantes, ils auront, où & quand l’on voudra, une longue conversation soit-disant françoise, où il n’entrera point une seule phrase raisonnable de françois.

Ce n’est pas tout encore ; il est d’autres acquisitions de notre Langue, qui, pour avoir l’air de la richesse & de la sublimité, n’en sont pas moins pauvres ni moins mesquines ; semblables à tous ces dehors fastueux d’un luxe qui n’est que le voile de la misère. Ces ruineuses possessions modernes sont, il est vrai, des expressions nationales qui appartiennent de tout temps à notre langage ; mais qui, dénaturées aujourd’hui par un emploi qui leur est étranger, dégradent la Langue françoise, en lui ôtant sa justesse & sa précision.

Dans ce tourbillon, moitié lumineux & moitié obscur, qui nous enveloppe, nous secoue, & nous entraîne, les idées justes perdant leur niveau, les esprits étant exaltés, & l’engouement occupant toutes les places que le sentiment laisse vides, la langue travestie s’égare, se perd dans des termes vagues d’enthousiasme, des tournures excessives, des expressions exagérées, qui ne sont que des formules sonores, aussi fausses sur les lèvres que dans l’ame. À chaque instant, pour les choses les plus médiocres, les événemens les plus indifférens, pour des misères, pour des riens, on se dit charmé, pénétré, comblé, transporté,enchanté, désolé, excédé, confondu, désespéré ; on est aux nues, ou l’on se prosterne ; on est à vos ordres, à vos pieds, sans se soucier de vous le moins du monde : dans la prétention de ne penser que fortement, de ne rien voir qu’en grand, on veut mettre à tout l’air de l’enivrement ou de la détestation, & sur-tout, & toujours, l’air du génie, qui pourtant est bien innocent des idées & du style de tant de gens qui pensent en disposer.

La balance des jugemens & des réputations n’est plus rien ; il n’y a plus de milieu ni dans la pensée ni dans l’expression ; tout est charmant, merveilleux, incroyable, divin, ou affreux, pitoyable, odieux, exécrable ; tout ouvrage est beau, de toute beauté, ravissant, ou détestable ; tout homme est admirable, excellent, délicieux, ou maussade à donner des vapeurs, ennuyeux à périr ; toute femme est radieuse, céleste, adorable, ou ridicule, ennuyeuse à la mort, enfin une horreur ; à tout moment vous entendez répéter : oh ! c’est un homme unique. Hélas ! souvent que ne l’est-il ? Mais tout fourmille de gens uniques.

Heureusement, avec toutes ces expressions exagérées, si enflées, si vides, on ne sent rien de tout ce que l’on prononce si pompeusement ; on est enchanté sans le savoir, & désespéré sans conséquence : mais le malheur est que beaucoup de gens, qui d’ailleurs pensent juste & parlent bien, se prêtent souvent eux-mêmes à ces sublimes façons de parler mal. Ne voyons que la vérité des objets, nous reprendrons le langage de chaque chose ; la justesse de l’idée nous rendra la propriété de l’expression.

Si les mœurs commandent, si le langage obéit, quelle époque rendit jamais plus nécessaire la vigilance des dépositaires de la Langue Françoise ? Que deviendroient sa clarté, sa force, sa noblesse, son harmonie ? Quel ridicule & honteux travestissement subiroit la Langue du bon sens, du sentiment, & de l’honneur, si malheureusement il pouvoit arriver une époque où toutes les idées fussent arbitraires, où presque par-tout, au milieu des phosphores du petit bel esprit, des bons airs, & des jolis mots, la vérité, l’inaltérable vérité restât délaissée, comme une triste étrangère qui ne fait point la langue du jour, & que personne ne remarque ?

À quel excès de délire, de bassesse, & d’ignominie seroit prostituée la Langue Françoise, s’il pouvoit arriver un temps où le ton frivole & l’air agréable autorisant tout, faisant tout passer, la raison de tous les temps fût traitée de petitesse, le bon esprit de simplicité, l’antique honneur de sottise bourgeoise ; un temps où les ridicules mêmes fussent devenus des grâces, les vices des usages, les scandales de bons airs, le bas esprit de l’intrigue un titre de génie, les perfidies des gentillesses, les noirceurs des plaisanteries ; un temps enfin, ou l’on eût la douleur de rencontrer presque par-tout la méchanceté toujours basse, toujours active, la vile délation, l’affreuse calomnie, toutes les atrocités, toutes les horreurs, tous les poisons de l’envie & de la haine, circulans dans le monde sous les vernis de l’agrément, environnés de guirlandes & cachés sous des roses ? S’il pouvoit arriver ce temps malheureux, alors sans doute, comme il n’y auroit plus ni vrai ni faux, ni bien ni mal, que selon la fantaisie, selon le ton des sociétés, & que rien ne partant plus des principes, tout seroit devenu arbitraire dans l’exposé des faits & dans les jugrmens des choses ; le même jour donneroit au même objet l’empreinte de l’estime ou l’affiche du ridicule ; le seul cachet de la vérité seroit sans usage. Ce renversement, cette transposition de tous les titres, cette confusion de toutes les idées passant nécessairement dans la manière de les rendre, les expressions les plus claires ne signifieroient plus rien de décidé pour l’homme impartial, qui ne sauroit plus que croire de ce qu’il entend ; & s’il est permis de mêler à ces tristes images un trait moins grave, qui tranchera le ridicule de la position où le nouveau langage mettroit l’homme raisonnable que je suppose, il ne seroit pas mal pour lui que, dans ses différentes visites, il trouvât d’abord chez le Suisse le bulletin du jour & le signalement de la maîtresse de la maison.

Alors donc la Langue de la raison & de la décence, corrompue, avilie, profanée, & n’ayant plus à rendre que des idées fausses ou basses, seroit condamnée à parer tout au plus de quelques ineptes gentillesses cette trivialité de langage, qui gagneroit le peuple de tous les rangs ; les moindres défauts de la Langue seroient d’être devenue foible, incertaine, entortillée, énigmatique, maniérée. Pour n’offrir qu’un exemple au hasard de ce qui pourrait arriver en ce genre, dire tout simplement un honnête homme, cela seroit alors presque passé de mode, soit qu’il fût trop bourgeois de l’être, ou trop plat de prononcer ce nom : mais comme, par un reste de pudeur involontaire, dont la déraison & le vice même ne peuvent se défaire, en voudroit conserver une nuance de la dénomination antique, on entendroit dire par-tout d’un ton doucereux & faux, c’est un homme honnête, une honnête créature ; & quelle honnêteté ! Des cœurs faux, des amis perfides, de bas protégés, des valets de tous les ordres, des hommes tarés, des femmes affichées, tout ce monde charmant, affreux : voilà donc ce que l’on entendroit nommer par-tout de très-honnêtes créatures.

Alors enfin, si cette époque honteuse pouvoit jamais arriver... Mais non, cette époque n’arrivera pas.

Quoi qu’il en soit, protestons du moins, par goût & par devoirs ; protestons sous les voûtes de ce palais, au nom de la Langue Françoise, contre toute violation de sa pureté, toute dégradation de sa noblesse, & toute métamorphose de sa parure naturelle & durable, en clinquant éphémère & en pompons bientôt flétris.

Réparons ses pertes réelles, s’il est possible ; & si, pour nous défaire de ses nuisibles acquisitions en mots & en tournures, nous ne devons pas trop nous en fier à la mode, qui, en les anéantissant, nous en rameneroit bientôt d’autres du même ton, de la même nécessité ; & si le pouvoir littéraire qui nous est confié ne peut s’étendre sur ces salons où l’on ramage, sur ces toilettes où l’on déraisonne, sur ces jardins publics où l’on pérore avec tant de vérité, sur ces soupers fins où l’on bâille avec tant d’esprit ; que du moins nos Écrits & ceux des jeunes Auteurs, l’espérance de l’Académie, que nos Écrits, toujours purs, francs, & sains au milieu de la contagion, soient des digues au mauvais goût, des barrières insurmontables à l’invasion du mauvais style, ainsi qu’au déguerpissement de la raison & à la décadence des mœurs.

Que l’Europe littéraire puisse connoître notre réclamation contre l’abus des termes. Tous les étrangers qui étudient notre Langue, devenue celle de toutes les Cours de l’Europe, apprendront, par cette protestation, toute foible qu’elle est, que l’Académie Françoise n’adopte rien du moderne jargon.

Au milieu des proscriptions nécessaires, que ne pouvons-nous du moins enrichir quelquefois le Dictionnaire de la France par de nouvelles expressions du genre de deux termes modernes qui honorent la raison & la patrie ! Le premier est le terme de bonhomie. Puisse ce nom sensible & cher, resté dans notre Langue, revenir dans nos mœurs ! Soyons moins sublimes, nous serons plus heureux ; soyons François, soyons nous-mêmes ; abandonnons la ridicule manie de porter sur les bords de la Seine l’uniforme de la Tamise, & que des Modèles ne se rabaissent plus à n’être que des Copistes.

Puissions-nous, du sein des nuages, voir renaître & rayonner cette vérité de l’ame, cette franchise nationale, cette gaieté Françoise, tant obscurcies par les crêpes de l’importance, tant attristées par les glaces de la suffisance du faux bel esprit & des prétentions ! Le titre de bonhomie ne peut être une injure que pour la médiocrité. Lisez, consultez tous les temps : les hommes vraiment estimables, les gens illustres à juste titre, les hommes de génie dans tous les genres ont toujours été de bonnes gens.

Un autre terme, qui est également cher au langage du cœur & à l’expression de la félicité publique, c’est le terme attendrissant de bienfaisance. Si ce mot n’existoit point déjà dans l’usage de notre Langue, il faudroit le créer aujourd’hui, pour pouvoir bien exprimer le règne auguste & fortuné qui commence, & pour peindre d’un trait la Sensibilité sur le trône, & les Graces couronnées.