Réponse au discours de réception du comte de Buffon

Le 25 août 1753

François-Augustin PARADIS de MONCRIF

Réponse de M. de Moncrif
Directeur de l'Académie Françoise
au discours de M. de Buffon

DISCOURS PRONONCÉS DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le samedi 25 Août 1753

PARIS PALAIS DU LOUVRE

     Messieurs,

Le sort qui dispose seul parmi nous, de la place où j’ai l’honneur d’être aujourd’hui, pouvoit, sans doute, faire un plus heureux choix. Je ne sais pas quelle sorte d’enchaînement il se plaît à m’en imposer les fonctions, quand elles ont pour objet l’adoption publique de quelques-uns des Membres les plus distingués dans une Académie où vous vous êtes rendu si recommandable.

M. de Maupertuis avoit entrepris & achevé les fameuses opérations qui ont déterminé la figure de la Terre, lorsque sa réception devint pour moi un devoir dont je ne pouvois qu’être flatté. Vous venez d’exposer aux regards du monde savant, ce même globe observé jusques dans ses profondeurs, autant que l’œil du Philosophe peut y pénétrer ; vous avez dévoilé le mystère de ce chaos, de ces contrariétés qui ne présentent d’abord que des mélanges incompatibles de renversemens & d’immobilités, de ruines & de richesses, & d’inaction & de métamorphoses ; effets incompréhensibles de ce qu’on appelle le hasard.

Ces mêmes objets mieux approfondis, vous découvrent les marques si reconnoissables de lordre, de la vie, du calme, de la fécondité, de l’harmonie ; & ce spectacle conduit nécessairement à la contemplation d’une intelligence créatrice qui s’annonce par la voix de toutes ces merveilles.

C’est ainsi, Monsieur, que vous nous avez fait connoître les droits que nous avions sur vous. Car il est un centre commun où toutes les Académies se réunissent, quelque différens que soient les objets de leurs travaux. Ce n’est pas seulement par cette connoissance profonde des principes de la Langue ; par ces richesses cachées au vulgaire, prodiguées au génie, & que vous avez si heureusement employées. Je parle de ce point de vue moral, par lequel toutes les Sciences doivent être considérées ; de ce tribunal de la raison qui leur assigne un rang plus ou moins honorable, selon qu’elles conduisent à des connoissances plus propres à perfectionner la raison même, je veux dire plus conformes à la Religion, aux bonnes mœurs, au bonheur de la vie.

Oui, Monsieur, c’est par cette manière de marcher dans la route des grandes découvertes, que vous vous êtes attiré le vœu de l’Académie. Avec quelle estime n’a-t-elle pas remarqué, dès vos premières observations de la nature, votre penchant à n’embrasser que des vues utiles à votre siècle. Qu’avec plaisir elle a reconnu que vous étiez destiné à lui appartenir sur-tout par la modération, la défiance qui vous accompagnent dans tous vos progrès. Ce que d’autres proposeroient comme des vérités non encore apperçues, ou qui n’ont été reconnues qu’à peine, vous ne le présentez que comme des conjonctures auxquelles vous pouvez raisonnablement un plus grand nombre de probabilités.

Tel est la différence de l’homme doué d’un beau génie, & en même temps Philosophe, à celui qui ne peut profiter qu’en quelques points, du degré de lumière où son siècle est parvenu, Les découvertes que le premier a faites, il se contente de les indiquer ; il est prêt de déférer à des découvertes plus satisfaisantes ; sublimité de raison qui n’est bien reconnue que de ceux qui en seroient capables. Le second, s’il peut saisir quelques vues qui ayent l’air de nouveauté, il les étend en superficie ; il s’en forme dans son idée un petit univers, qu’il retouche, qu’il étaye sans cesse ; aveu forcé de la fragilité qu’il y découvre lui-même.

Il est vrai que dans la carrière des Sciences sublimes, on n’a pas évité tous les écueils, en se garantissant des pièges de la présomption. On n’est pas sûr d’échapper aux craintes, aux soupçons que font naître, & souvent dans les esprits les plus éclairés, les vues profondes qui présentent une idée d’universalité. Quelles oppositions la nouvelle Philosophie ne trouva-t-elle pas à sa naissance ? Si pour l’étouffer ou l’exclure, une Compagnie justement accréditée dans l’Empire des Lettres & des Sciences, s’éleva avec ardeur, ce n’étoit pas quelle ne connût tout ce que la Philosophie ancienne avoit d’insuffisant, & quel pas immense Descartes faisoit faire à l’esprit humain ; sa Philosophie dût-elle éprouver quelques restrictions. Mais ces Savans judicieux connoissoient mieux encore dans quels égaremens les nouveautés d’un certain ordre, quoiqu’irréprochables en elles-mêmes, peuvent entraîner le commun des hommes, tant qu’elles ne sont pas suffisamment éclairées. Cet intervalle dangereux dont on pouvoit moins alors évaluer la durée, causa leurs justes allarmes. Insensiblement les nuages se dissipèrent, & cette lumière nouvelle répandue enfin par eux-mêmes, acheva de ramener le calme dans le monde savant.

Vous jouissez actuellement, Monsieur, de cette tranquillité si satisfaisante, & si propre à nourrir votre amour pour les grands travaux. Un Corps aussi respectable qu’éclairé vient d’écarter les doutes que dans le premier aspect votre Théorie de la Terre auroit pu faire naître ; & il en est des succès de l’esprit comme de l’éclat des vertus : les épreuves sont le sceau de la certitude & de la gloire.

Cette louable inquiétude, ou pour mieux dire, ce zèle pur, qui quelquefois penche trop rapidement vers l’objection & la difficulté, distinguoit principalement l’illustre Prélat à qui vous succédez.

M. l’Archevêque de Sens depuis quelques années, éprouvoit un affoiblissement sensible dans sa santé ; cependant il réfléchissoit souvent sur un Traité du genre supérieur dont je parle, Ouvrage d’un de nos Confrères, autant chéri parmi nous, qu’illustre dans l’Europe. Il se demandoit compte à lui-même, de quelques craintes qui l’avoient frappé dans une première lecture ; le terme de sa vie l’a surpris dans cette recherche. Qu’avec satisfaction il en eût recueilli le fruit !

Austère par état, modéré & même facile par un penchant naturel (que peut être il ne se permit pas assez de suivre ;) s’il se montrait impétueux, quand il défendoit ses principes qu’il croyait attaqués, il devenait doux, conciliant, lorsqu’il ne s’agissoit que d’en inspirer la pratique. Il régnoit une certaine onction dans ses prédications presque journalières ; car quelles fonctions de son Ministère ne remplissoit-il pas assidument ? On l’a vu suivre constamment la chaîne de ses devoirs, à commencer par ceux qui sont les plus obscurs & les plus pénibles. Jamais le Prélat n’a éclipsé le simple Ecclésiastique ; & dans un état d’élévation, la simplicité approche plus de la perfection chrétienne, que ne fait la modestie.

La vraie simplicité porte un caractère qui la distingue entre les autres vertus ; elle s’ignore elle-même ; c’est en nous un entier oubli de nos avantages personnels ; au lieu que la modestie se contente de les mettre au-dessous de ce qu’ils paroissent aux yeux des autres.

M. l’Archevêque de Sens joignoit à cette heureuse simplicité, l’aménité dans le commerce de la vie ; les actions charitables dans tous genres, & toujours éclairées ; enfin des mœurs irréprochables. Quel bonheur pour le Diocèse de trouver les mêmes vertus dans le successeur de ce Prélat !

Appelé à la Cour par des devoirs, avec quelle vénération il considéroit sur le Trône, les dons du Ciel qui sont le bonheur des Sujets ! Combien il admiroit cette vertu si pure qui est accompagnée de toutes les graces de l’esprit ! Quels sentimens de respect & d’amour lui inspiroit dans la personne du Monarque, cette majesté si imposante, quoique tempérée par un caractère de bonté qui attire les cœurs, cette douceur, cette égalité d’humeur si peu ordinaire dans un rang qui dispense de toute contrainte ! Faveur justement comparée à celle de l’astre bienfaisant dont les regards font naître des fleurs, embellissent les objets où l’on ne verroit que stérilité & que tristesse.

Vous l’éprouvez, Monsieur, dans ces momens où le Roi se plaît à être instruit du progrès de vos travaux par vous-même. Quelle récompense pouvoit être plus chère ? Qu’avec zèle vous viendrez dans nos Assemblées partager les sentimens d’admiration, de reconnoissance dont nous sommes pénétrés pour la personne d’un Monarque qui daigne joindre à tant d’autres titres garants de l’immortalité celui de Protecteur de l’Académie !