Réponse au discours de réception de l’abbé de Voisenon

Le 22 janvier 1763

Paul-Hippolyte de BEAUVILLIERS, duc de SAINT-AIGNAN

Réponse de M. le duc de Saint-Aignan
au discours de M. l'abbé de Voisenon

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le samedi 22 janvier 1763

PARIS PALAIS DU LOUVRE

 

Monsieur,

L’émulation est un sentiment commun à tous les hommes, nés avec quelques talens, ou en qui l’éducation a mis le désir d’en acquérir. Elle est, dans les uns, le principe de l’usage qu’ils font des dons reçus ; elle est, pour les autres, celui de l’ardeur avec laquelle ils s’efforcent de suppléer à ce qui leur manque : elle flatte également de l’espoir de se faire un nom, & le Savant, & celui qui cherche à le devenir. Il importoit de donner une activité nouvelle à un sentiment si noble & si utile ; & tel a été le principal motif de l’établissement des Compagnies destinées à contribuer aux progrès des Lettres, des Sciences & des Arts. L’éclat répandu sur ces Sociétés diverses, leurs succès rapides & soutenus, ont animé la juste ambition d’y être admis, pour avoir part à leur célébrité.

De ces heureux effets de l’émulation, aucun n’avoit échappé, sans doute, à l’étendue des lumières du Cardinal, notre illustre Fondateur, lorsqu’il institua cette Académie. Il prévit même qu’elle serviroit de modèle à d’autres, qui lui devant dès lors leur première origine, augmenteroient le nombre des monumens de sa gloire.

C’est à ce que l’intérêt de la vôtre vous a paru demander, qu’il nous est permis de croire, Monsieur, que nous devons votre empressement à nous rechercher ; en même temps que c’est à ce que vous avez déja fait connoître de vos talens, que vous devez le concours de nos suffrages. Non que les agrémens de vos productions, ni même tout ce qu’elles ont eu de succès, eussent suffi pour nous déterminer ; mais parce que, n’ignorant pas que vous avez su vous occuper plus utilement, nous nous sommes flattés que désormais les fruits l’emporteroient sur les fleurs.

Le Discours que nous venons d’entendre, justifie déja nos espérances. Monsieur de Crébillon a été un de ces hommes privilégiés qui honorent leur siècle ; & en nous rappelant une perte qui nous a été si sensible, vous en avez suspendu la douleur, par la satisfaction que nous a causée l’hommage éloquent que vous avez rendu à sa mémoire.

Ce Collègue illustre, dont le souvenir vivra toujours parmi nous, ne connut lui-même ses propres talens, que par une impulsion de génie, qui, l’arrachant à des occupations peu faites pour lui, l’entraînoit aux pièces de Corneille & de Racine. Dans l’enthousiasme qui le saisissoit toujours à chaque représentation, il auroit pu s’écrier, comme le fameux Corrège, à la vue des chefs-d’œuvres des grands Peintres de son temps, qu’il pouvoit être leur rival.

Mais Monsieur de Crébillon n’eut pas plutôt consulté ses forces, que dédaignant une rivalité de simple imitation, il osa se créer un genre qui n’eût point encore paru sur notre scène ; & par les plus vives impressions de la terreur, il fut obtenir les mêmes applaudissements que nous n’avions accordés, avant lui, qu’au sublime des idées, & aux graces du sentiment.

Ainsi le grand Michel Ange avoit atteint à la plus haute réputation, en ne s’attachant qu’à donner à son pinceau une force, ou, pour me servir des termes de l’art, une fierté que les Amateurs ont cru ne pouvoir mieux définir, que par l’épithète de terrible.

Et quel autre nom caractériseroit plus heureusement la plume de l’Auteur de Rhadamiste & d’Atrée ? Sans cependant que de cette préférence que Monsieur de Crébillon a si constamment donnée aux sujets funestes, on ait lieu de rien insérer contre le fond de son caractère.

Vous l’avez dit le premier, Monsieur ; on ne doit pas toujours juger ceux qui composent par la nature de leurs écrits. Et quelle plus grande preuve en pouvons-nous avoir, que ce contraste singulier, entre la sombre horreur des objets que les ouvrages que Monsieur de Crébillon nous présentent, & la candeur de son ame ?

Ses amis conservent la mémoire de plusieurs faits garants à la fois & de sa probité, & de la confiance sans bornes qu’elle lui avoit attirée de leur part.

Quelle douceur dans la Société ! Quelle franchise, quelle simplicité dans ses mœurs ! Exempt des foiblesses d’une basse jalousie, de ce vice honteux que l’on ne peut que trop souvent reprocher aux Auteurs les plus illustres, il eut des Rivaux & des Censeurs, sans avoir été tenté de déprimer les uns, ni s’être jamais permis la moindre aigreur, ni même le moindre trait de malignité contre les autres.

Mort dans un âge très-avancé, ainsi que Sophocle, après avoir, comme lui, conservé jusqu’à la fin l’usage de ses talens, la mémoire la plus heureuse, & toute la vigueur du corps & de l’esprit, il nous a donné le spectacle intéressant d’une longue carrière parcourue d’un pas ferme & toujours égal : avantage bien rare, mais qu’il méritoit ; & ce qui est plus rare encore, il eut celui d’en jouir toujours avec la satisfaction unanime de ses Contemporains.

Mais vous avez déja saisi, Monsieur, ce qui seul eût suffi pour le rendre à jamais célèbre. Ce monument, qui vient d’être ordonné pour perpétuer sa mémoire, fera passer également à nos derniers neveux, & le nom de celui qui l’a mérité, & la protection distinguée que le Roi daigne accorder à ceux qui parviennent au faîte de la réputation, dans les Lettres & dans les Arts.

Je finis en réclamant toute l’indulgence de cette illustre Assemblée, pour un Discours si peu capable de la dédommager de celui qu’elle étoit en droit d’attendre du Directeur, dont je tiens la place. Les grands intérêts qui lui sont confiés, peuvent seuls nous empêcher aujourd’hui de regretter son absence.

Ce lieu retentit encore des applaudissemens qu’il y reçut, dans l’année où nous le vîmes présider à cinq réceptions différentes. Des talens d’un ordre supérieur, & déja plus d’une fois reconnus, ne pouvoient manquer de fixer sur lui le juste discernement qui l’a fait choisir, pour aller mettre la dernière main au grand ouvrage d’une paix si désirée.

Daignez donc, Messieurs, oublier ce que vous perdez en ce jour, & ne vous occuper que de la satisfaction que vous aurez bientôt de le revoir, le rameau d’olivier entre les mains, plus en état que jamais de vous aider à faire connoître à la postérité la plus reculée, jusqu’à quel degré notre bien aimé Maître & Protecteur a porté tant de fois, & si récemment encore, les sentimens d’humanité, de bonté, & d’amour de ses peuples : sentimens nés avec lui pour notre bonheur, & garants à l’Europe entière de l’usage qu’il fait des dernières leçons de son auguste Bisaïeul, toujours présentes à ses yeux, & pour jamais gravées au fond de son cœur.