Discours de réception de Jean-Baptiste Massillon

Le 23 février 1719

Jean-Baptiste MASSILLON

Discours prononcé le 23 février 1719, par M. Massillon, évêque de Clermont, lorsqu'il fut reçu à la place de feu M. l’abbé de Louvois.

 

DES PROGRÈS DE LA LANGUE FRANÇOISE.

Messieurs,

Il faut que l’amitié ait sur le cœur des droits plus intéressans que la gloire même, puisque l’honneur que vous me faites aujourd’hui me laisse encore sensible au chagrin de ne le devoir qu’à la perte d’un ancien ami, et d’un de vos plus illustres confrères.

Vous ne me ferez pas un crime de cet aveu ; la vanité est assez flattée de votre choix. Tout annonce ici ma reconnoissance, et ma douleur même la rend plus digne de vous.

Au sortir presque de l’enfance, et dès que M. l’abbé de Louvois fut en état de se choisir des amis, il me fit l’honneur de me mettre de ce nombre. Dès lors il laissoit déjà voir tout ce qui lui attira depuis l’estime publique et les suffrages de la compagnie : une probité au-dessus de son âge, et digne d’un meilleur siècle ; un goût et un amour pour les lettres né avec lui, et qu’une excellente éducation avoit cultivé ; des talens auxquels il n’a manqué que des places ; une fidélité dans le commerce, encore plus estimable que les talens ; des mœurs douces, le fruit de sa raison et de ses réflexions, et où l’on pouvoit dire que le tempérament n’en avoit pas tout l’honneur ; une maturité d’esprit capable de remplacer les grands hommes que sa famille avoit donnés à l’état. Il les vit passer devant lui comme des songes, et ne survécut à tant de pertes que pour s’assurer par ses qualités personnelles, ces égards publics qui ne survivent guère à la faveur. Sa modestie m’a laissé une place que le choix du Prince lui avoit d’abord destinée ; je ne m’attendois pas que sa mort me préparât celle que son mérite lui avoit acquis depuis long-temps parmi vous : Mais je sens que je passe les bornes, l’amitié n’en connoît point ; je rends un hommage à sa mémoire, et c’est un remercîment que je vous dois.

Vous m’associez aujourd’hui, Messieurs, à tout ce que notre siècle a vu et voit encore de plus illustre et de plus respectable. Je disparois au milieu de tous ces grands noms ; je ne saurois me faire honneur à côté de vous que de ma seule reconnoissance ; et vous souffrez que je la mette ici à la place du mérite. Vous avez eu égard, en me choisissant, à quelques suffrages publics, que mon ministère m’avoit attirés, et vous n’avez pas voulu faire attention que cette espèce de réputation, nous la devons moins à l’éloquence de nos discours qu’à la piété de ceux qui nous écoutent.

L’utilité de votre établissement nous répond de sa durée ; ce tribunal, élevé pour perpétuer parmi nous le goût et la politesse, est un secours qui avoit manqué aux siècles les plus polis de Rome et d’Athènes, aussi ne se sauvèrent-ils pas long-temps de la barbarie ; mais le cardinal de Richelieu, à qui il étoit donné de penser au-dessus des autres hommes, le ménagea au sien. Il comprit que l’inconstance de la nation avoit besoin d’un frein, et que le goût n’auroit pas chez nous une destinée plus invariable que les usages, s’il n’établissoit des juges pour le fixer.

Repassez sur les règnes qui précédèrent la naissance de l’Académie : la naïveté du langage suppléoit, à la vérité, dans un petit nombre d’auteurs, à la pureté du style, au choix et à l’arrangement des matières ; et toutes les beautés, dont notre langue s’est depuis enrichie, n’ont pu encore effacer les graces de leur ancienne simplicité.

Mais en général, quel faux goût d’éloquence ! Les astres en fournissoient toujours les traits les plus hardis et les plus lumineux, et l’orateur croyoit ramper, si du premier pas il ne se perdoit dans les nues. Une érudition entassée sans choix, décidoit de la beauté et du mérite des éloges, et pour louer son héros avec succès, il falloit presque avoir trouvé le secret de ne pas parler de lui.

La chaire sembloit disputer, ou de bouffonnerie avec le théâtre, ou de sécheresse avec l’école, et le prédicateur croyoit avoir rempli le ministère le plus précieux de la religion, quand il avoit débité, ou quelques termes mystérieux et barbares qu’on n’entendoit pas, ou des plaisanteries qu’on n’auroit pas dû entendre.

Le barreau n’étoit presque plus que l’étalage de citations étrangères à la cause, et les plaidoyers finis, les juges étoient bien plus instruits et plus en état de juger du mérite des orateurs, que du droit des parties : le goût manquoit par-tout.

La poésie elle-même, malgré ses Marot et ses Régnier, marchoit encore sans règles et au hasard. Les graces de ces deux auteurs appartiennent à la nature, qui est de tous les siècles, plutôt qu’au leur ; et le chaos où Ronsard, qui ne put imiter l’un, ni devenir le modèle de l’autre, la replongea, montre que leurs ouvrages ne furent que comme d’heureux intervalles qui échappèrent à un siècle malade, et généralement gâté.

Je ne parle pas du grand Malherbe ; il avoit vécu avec vos premiers fondateurs, il vous appartenoit d’avance : C’étoit l’aurore qui annonçoit le jour.

Ce jour, cet heureux jour, se leva enfin. L’Académie parut, le chaos se développa ; la nature étala toutes ses beautés, et tout prit une nouvelle forme.

La France n’eut plus rien à envier aux meilleurs siècles de l’antiquité. Le théâtre, la satyre, la poésie lyrique, l’éloquence, l’histoire, la philosophie, le style épistolaire, les traités de piété, jusques-là informes, les traductions nobles et hardies, eurent parmi vous leurs héros. Dans tous les genres, on vit sortir de votre sein des hommes uniques, dont Rome et la Grèce se seroient fait honneur.

La chaire elle-même rougit de ce comique indécent, ou de ces ornemens bizarres et pompeux, dont elle s’étoit jusques-là parée, et substitua l’instruction à une pompe vide et déplacée, la raison aux fausses lueurs, et l’évangile à l’imagination ; par-tout le vrai prit la place du faux.

Notre langue, devenue plus aimable à mesure qu’elle devenoit plus pure, sembla nous réconcilier avec toute l’Europe, dans le temps même que nos victoires l’armoient contre nous. Un François ne se trouvoit étranger nulle part ; son langage étoit le langage de toutes les cours, et ne pouvant vaincre comme nous, nos ennemis vouloient du moins parler comme nous.

La politesse du langage nous amena celle des mœurs ; le goût qui régnoit dans les ouvrages d’esprit entra dans les bienséances de la vie civile, et nos manières comme nos ouvrages servirent de modèles aux étrangers.

Le goût est l’arbitre et la règle des mœurs, comme de l’éloquence ; c’est un dépôt public qui vous est confié, à la garde duquel on ne peut trop veiller. Dès que le faux est applaudi dans les ouvrages d’esprit, il l’est bientôt dans les mœurs publiques. Tout change et se corrompt avec le goût ; les bienséances de l’éloquence et celles des mœurs se donnent pour ainsi dire la main. Rome elle-même vit peu à peu ses mœurs reprendre leur première barbarie, et se corrompre sous le règne des Empereurs, où la pureté du langage et le goût des bons siècles commença à s’altérer ; et la France auroit sans doute la même destinée si l’Académie, dépositaire des bienséances, de la politesse et de la pureté du goût, ne nous répondoit aussi de celle des mœurs pour nos neveux.

Votre gloire est donc devenue la gloire et l’intérêt public de la nation. Le destin de la France paroît attaché au vôtre ; ses prospérités ont pu éprouver des revers et en éprouveront peut-être encore ; les âges à venir pourront la voir plus ou moins victorieuse ; mais tant que votre tribunal sera élevé, ils la verront toujours également polie.

Ce sera à vous et à ceux qui vous succéderont à publier ses victoires, ou à louer ses ressources et sa constance dans les adversités.

C’est par là qu’en immortalisant votre reconnoissance, vous avez immortalisé le règne de Louis-le-Grand ; ce Prince magnanime, qui vous reçut des mains d’un chef célèbre de la justice, et qui, au comble de sa gloire, crut y ajouter, un nouvel éclat, en succédant dans la protection de la compagnie à un de ses sujets. Ses louanges, qui firent la plus douce et la plus brillante de vos occupations, feront aussi un des plus beaux monumens de l’histoire des François et de celle de l’Académie. Elles n’ont rien à craindre du temps ; sa gloire semble croître et se rapprocher de nous à mesure que le jour fatal de sa perte s’en éloigne ; et la mort, qui efface d’ordinaire tous les éloges des Princes, en mettant aux siens le sceau de la vérité, y a mis celui de l’immortalité.

C’est dans votre école que se formèrent ces hommes célèbres, qu’il choisit pour présider à l’éducation des Princes ses enfans.

Il vous confioit la destinée de la monarchie, en vous confiant celle de la maison royale ; persuadé que, versé comme vous l’êtes dans l’art de louer les héros, c’étoit à vous à les former.

Heureusement pour la France, un de vos plus illustres Académiciens se trouve encore chargé du même soin. Ce soin glorieux semble se perpétuer parmi vous, et ce sera dans les siècles à venir une tradition bien honorable à l’Académie, que celle de l’éducation de nos Rois et de tous les Princes sortis de leur sang.

Aussi, l’enfance de l’auguste monarque, que nous regardons comme votre protecteur et votre élève, surpasse déjà les vœux de toute la nation. Les malheurs de la maison royale le placèrent sur le trône, le bonheur de la France l’y conservera ; le Ciel nous l’a fait acheter trop cher pour nous l’enlever ; ses châtimens ont fini à lui, et c’est par lui que doivent recommencer ses faveurs. David, le dernier de ses frères, choisi d’en haut pour régner, devint le plus grand Roi de la maison de Juda. Dieu affermit souvent les trônes en renversant l’ordre des successions, et ne fait précéder ses vengeances que pour nous annoncer un plus grand bienfait. Ses dons sont sans repentir, mais ils ne sont jamais sans amertume. Plus cet enfant précieux nous a coûté, plus nous en devons attendre ; tout nous montre de loin ses grandes destinées, et les dons heureux de la nature, qui se développent tous les jours en lui, et la sagesse respectable et héréditaire d’un des premiers sujets de l’état qui les cultive.

Que d’éloges vous préparent, Messieurs, des espérances si brillantes ! Notre tendresse va les chercher déjà dans l’avenir, et nous hâtons les temps, comme si nous pouvions hâter notre bonheur.

Qu’il croise sous les soins infatigables du Prince glorieux, dépositaire de son autorité. La minorité de nos Rois avoit armé jusqu’ici contre nous, les nations jalouses de notre gloire ; la valeur du Prince qui nous régit les arrête ; la supériorité de ses lumières les éclaire ; sa bonne-foi les rassure ; les charmes de sa douceur et de son affabilité nous les concilient ; leurs cœurs en l’approchant deviennent François ; c’est un hommage d’amour que tous les hommes doivent à la bonté.

Et quel Prince le mérita jamais plus justement ! Bienfaisant par goût, il ne paroît déplacé que lorsqu’il faut être sévère ; les refus semblent lui coûter bien plus que les graces, et l’ingratitude même n’a jamais pu le corriger de sa bonté ; accessible à tous, toujours gracieux, lors même qu’il ne lui est pas permis d’être libéral ; son accueil tout seul tient lieu du bienfait même qu’il refuse.

Il sait que la fierté a toujours été la foible ressource et la vaine décoration de la médiocrité ; qu’il n’appartient qu’aux héros et aux génies sublimes de savoir être simples et humains, et que plus on est grand, plus on néglige l’art et l’affectation de le paroître.

Voilà, Messieurs, des objets dignes des Muses et de vous. Heureux, si n’étant pas capable de partager avec vous la gloire de vos travaux, je pouvois du moins en être ici le témoin et l’admirateur, et si, appelé ailleurs par le devoir, le regret de ne pouvoir jouir long-temps de l’honneur que vous me faites, n’égaloît le plaisir que je sens de l’avoir reçu.