Funérailles de M. Cuvillier-Fleury

Le 21 octobre 1887

Léon SAY

FUNÉRAILLES DE M. CUVILLIER-FLEURY

MEMBRE DE L’ACADÉMIE

Le vendredi 21 octobre 1887.

DISCOURS

DE

M. LÉON SAY

MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE.

 

MESSIEURS,

Le Journal des Débats adresse un dernier hommage à un collaborateur de plus de cinquante ans. J’aurais voulu qu’une autre voix que la mienne vous parlât de cette longue et brillante collaboration. Personne n’eût pu le faire avec plus d’autorité que celui qui en a partagé le fardeau et la gloire et qui devient aujourd’hui notre doyen. Mais il nous cède la parole parce que, à côté et en sus de cette collaboration de plume dont il vous aurait parlé avec tant de charme, il y avait dans notre maison une autre collaboration qui n’était pas écrite, qui prenait la forme d’une conversation intime sur tous les grands sujets de politique et de littérature. On a pensé qu’il fallait que ce fût un Bertin qui parlât sur cette tombe de cette collaboration si particulière. Malheureusement, les Bertin ne sont représentés que par leurs filles, ces filles que M. Cuvillier-Fleury entourait d’une affection paternelle, qu’il considérait comme appartenant à sa famille, et qui payaient cette affection d’une vénération profonde et d’un amour vraiment filial. C’est mon cher beau-frère et moi, qui portons aujourd’hui le poids du glorieux mais lourd héritage des Bertin. C’est à nous de dire, au nom du Journal des Débats, un dernier adieu à celui qui fut l’ami de Bertin aîné, d’Armand et d’Édouard Bertin.

M. Cuvillier-Fleury a écrit pour la première fois dans le Journal des Débats en 1834. C’était au moment où le journal entreprenait cette campagne fameuse qu’il a poursuivie pendant de longues années avec tant d’éclat en faveur d’un gouvernement parlementaire fondé sur les idées d’ordre et de liberté. Je n’ai pas assisté aux entretiens de M. Cuvillier-Fleury et des Bertin, mais on peut, sans crainte de se tromper, en chercher les traces dans les beaux articles qu’il a publiés plus tard sur la société française et les historiens de l’époque contemporaine.

Cuvillier-Fleury était un libéral. Quand il est entré dans la vie active, la société française était au moins aussi divisée qu’elle l’est aujourd’hui. Il a connu des hommes que notre génération a de la peine à comprendre, qui prenaient encore la Révolution de 1789 pour une émeute, dont on pouvait se flatter d’effacer les effets. Il a vu la nation aller, c’est son expression, au-devant des Bourbons, la Déclaration des Droits de l’homme à la main. Il disait que la Révolution avait eu des fils’ légitimes au nombre desquels il se comptait, qui voulaient réaliser le progrès par la liberté ; et d’autres fils bâtards et odieux qui rêvaient du progrès par le despotisme et la terreur, fils dégénérés, coupables de toutes les erreurs, de toutes les fautes, de tous les crimes qui ont souillé la Révolution, mais qui n’ont pas pu dégoûter de la liberté les grands esprits et les grands cœurs comme Cuvillier-Fleury.

Cuvillier-Fleury a toujours été en défiance vis-à-vis de la Restauration, il n’a pas désiré qu’elle tombât, mais il ne l’a pas regrettée. Il espérait pouvoir réaliser son rêve : le rêve d’un gouvernement parlementaire, sous une monarchie libérale réconciliée avec 1789.

Il voyait à la tête de ce gouvernement un prince pour lequel il avait la plus profonde vénération, sous les yeux duquel il achevait son meilleur ouvrage, comme nous l’a dit notre confrère M. Renan ; et il était prêt à entrer dans les polémiques les plus ardentes et les plus sincères, pour la défense de ses opinions : Sa collaboration politique et anonyme a duré longtemps. Combien serait-il à désirer qu’on réunît, pour que nous puissions les relire, ces articles si pleins de jeunesse et de maturité à la fois, qu’on attribuait parfois à M. Guizot, à M. de Sacy, aux hommes d’État les plus en vue, mais qui étaient (le monde des lecteurs l’ignorait) l’œuvre quasi journalière de Cuvillier-Fleury.

La révolution de février vient dissiper ses généreuses illusions. Il assiste en sage à l’explosion de la démocratie. Il avait assez vécu dans la familiarité des grands hommes de l’antiquité, il s’entretenait assez souvent avec eux dans leur langue, pour n’être étonné ni des grandeurs ni des excès de la démocratie. À chacun de ceux qui élevaient la voix ou qui grandissaient dans la faveur populaire, il aurait pu assigner un ancêtre ; n’ignorant pas comment ils étaient nés, il pouvait prédire comment ils finiraient. S’il écrivit peu sous la république de 1848, il réfléchit beaucoup. C’est pendant les journées de la révolution de 1848 qu’il devint économiste. L’économie politique est une science de liberté et tout ce qui procède de la liberté devait lui plaire.

Sous l’Empire, il prit part à la transformation du Journal des Débats, et commença ces admirables travaux littéraires qu’il a continués tant que sa main a pu tenir une plume. À une époque où on ne pouvait rien dire, Cuvillier-Fleury et ses collaborateurs imaginèrent l’art de tout faire entendre.

L’Empire eut enfin ses mauvais jours. Était-ce la Révolution qui remontait à cheval ? Le génie n’était plus à notre tête ; la guerre ne nous consola pas de nos malheurs par la gloire, et la France tomba dans le plus profond des abîmes.

Je ne vous dirai pas les angoisses patriotiques de notre ami. Il souffrit comme nous avons tous souffert, mais son âme ne connut pas le découragement. Il entrevit tout de suite le salut par la liberté. Et d’abord l’ère des proscriptions n’était-elle pas fermée ? Ne pouvait-il pas serrer dans ses bras, sur le sol natal, les exilés qu’il avait tant aimés et qu’il revoyait dans leur chère patrie et dans la sienne ?

Plus épris que jamais du gouvernement parlementaire et libéral, il reprit sa plume de 1834 ; il fit une magnifique campagne politique dans une série d’articles qu’il signait de ces initiales A. A. Il triompha avec nous : il n’eut pas la douleur de voir une défaillance de l’esprit public, un recul en arrière qui aurait fait le malheur de sa vieillesse. Mais que d’illusions ne lui restait-il pas encore à perdre ! Les proscriptions ont recommencé. Il a vu repartir pour l’exil ceux qui lui étaient chers. Son âme bien trempée n’en fut pas atteinte, et la douleur qu’il éprouva ne lui fit jamais renier son amour pour la liberté. Il a aimé dès sa jeunesse, il a aimé dans son âge mûr, il a aimé dans sa vieillesse la liberté et le gouvernement parlementaire. Cette passion de toute sa vie, il l’a ressentie jusqu’à ses derniers jours.

Et nous qu’il a honorés de sa collaboration, de son affection, avec lesquels il a partagé la bonne et la mauvaise fortune, nous qui sommes le Journal des Débats d’aujourd’hui et qui sommes si fiers de nos aînés, de nos maîtres, c’est le cœur bien gros, ce sont les yeux pleins de larmes, que nous lui adressons dans un dernier hommage un dernier et tendre adieu.