Funérailles de M. Ampère

Le 1 avril 1864

François GUIZOT

INSTITUT IMPÉRIAL DE FRANCE

ACADÉMIE FRANÇAISE.

DISCOURS

DE M. GUIZOT
DIRECTEUR

PRONONCÉ AUX FUNÉRAILLES

DE M. AMPÈRE

Le vendredi 1er avril 1864

 

MESSIEURS,

Je ne connais rien de plus profondément triste que d’accompagner au tombeau les amis qu’on croyait, qu’on devait croire destinés à nous y conduire. M. Ampère était l’un de ceux sur la sympathie desquels je comptais le plus auprès de mon cercueil, et c’est moi qui suis appelé à exprimer la mienne sur le sien ! L’Évangile a raison : « Veillez et tenez-vous prêts, car vous ne savez pas quel jour et à quelle heure le Seigneur vous appellera. » Il y a soixante-quatre ans, M. Ampère naissait, et j’étais près de terminer mes études, ces études qui ont rempli sa vie et tenu tant de place dans la mienne. Vingt ans plus tard, entré déjà depuis quelque temps dans le monde et dans les lettres, je l’y voyais entrer à son tour. C’était un temps de grande et belle activité intellectuelle, un temps ou des perspectives nouvelles s’ouvraient, ou des idées nouvelles sur la philosophie, sur la littérature, sur l’histoire, s’élevaient et se déployaient, à l’ombre d’un pouvoir ancien et doux, rajeuni par la liberté. M. Ampère se lança dans ce mouvement avec toute l’ardeur, toute la confiance, toute la sincérité de la jeunesse. Il écrivait dans les journaux, il faisait des livres, il faisait des cours, il causait partout ; il causait déjà avec cette verve et cette abondance à laquelle tous ceux qui l’ont rencontré et qui ont vécu avec lui ont dû tant de plaisirs. Encore quelques années, et j’avais le bonheur de l’appeler à la chaire de littérature du Collége de France, puis de contribuer à lui ouvrir les portes de l’Académie des Inscriptions et de l’Académie Française. Mais ni l’enseignement, ni la société, ni les livres ne suffisaient à épuiser la richesse et l’activité variée de son esprit. Dès sa jeunesse et jusqu’à ses dernières années, avec autant d’énergie que de souplesse, M. Ampère a uni la vie errante à la vie studieuse, promenant son insatiable curiosité de Norvége en Égypte, d’Europe en Amérique, avide de tout observer, de tout étudier, les hommes comme les monuments, les sociétés anciennes et nouvelles les institutions comme les langues, rapportant de ses voyages et de ses études autant d’idées que de faits, et les communiquant, les répandant dans le monde lettré par ses conversations comme par ses écrits, avec un charme inexprimable. Et dans cette vie si active, en même temps qu’il prenait intérêt à tout, il était parfaitement étranger à tout intérêt matériel à toute prétention ambitieuse ; il n’a été l’ennemi ni le rival de personne et par l’étendue, la liberté, la bonté d’esprit qui lui étaient naturelles, il se faisait partout des amis. Il avait des idées libérales très-arrêtées, des sentiments politiques quelquefois très-vifs ; mais il n’avait aucune amertume, et dans tous les partis, dans toutes les opinions, à force d’intelligence, d’équité et de sympathie pour le bien, il savait démêler, admirer et aimer partout ce qu’il rencontrait d’idées justes et de sentiments élevés. Aimable et généreuse nature, qui a reçu sa récompense ! Quelqu’un qui est ici près de moi, un de ses amis et des miens aussi, et des meilleurs, M. Villemain, me disait hier : « Il a remplacé la famille par l’amitié. » Juste et belle expression, Messieurs, de la manière dont M. Ampère a mené sa vie. Personne, en effet, n’a goûté et fait goûter mieux que lui les biens et les charmes de l’amitié, et c’est au sein de ce rare bonheur qu’il a passé ses dernières années, entouré de soins fraternels et aimé comme il aimait. Quand on s’en va après avoir ainsi vécu, dans un tel état d’âme, et en laissant derrière soi de tels souvenirs, on peut passer sans trouble de ce monde dans le monde inconnu, et du temps dans l’éternité.