Funérailles de M. Eugène Scribe

Le 22 février 1861

Louis, dit Ludovic VITET

INSTITUT IMPÉRIAL DE FRANCE.

ACADÉMIE FRANÇAISE.

FUNÉRAILLES DE M. SCRIBE.

DISCOURS DE M. VITET,
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE,

PRONONCÉ AUX FUNÉRAILLES

DE M. SCRIBE,

Le vendredi 22 février 1861.

 

MESSIEURS,

Cette perte imprévue, qui nous rassemble ici, est un deuil véritable pour les lettres, pour l’Académie, pour le public tout entier. Ce public est souvent ingrat ; mais pour ceux qui l’amusent il manque rarement de mémoire et de reconnaissance. Quelle source de plaisirs vient brusquement de se tarir pour lui ! et pour nous, Messieurs, quelle séparation désolante ! Qui dans nos rangs se fût imaginé que M. Scribe pût nous quitter si tôt ! La mort trompe tous nos calculs ; c’est aux moins menacés qu’elle aime à porter ses coups. Notre confrère était d’un âge qui ne pouvait encore donner aucune alarme ; et nous avions, en outre, de si bonnes raisons pour ne pas croire même à son âge ! Bien qu’il fût dans la compagnie depuis un quart de siècle il en était un des plus jeunes, à ne voir que sa fécondité, son ardeur au travail, sa verve printanière, cette jeunesse de talent qui, chaque année, paraissait reverdir, et dont, il y a quelques jours, il nous donnait encore de si charmantes preuves. Esprit infatigable, souple, inventif, adroit, plein de ressorts et de finesse, de traits, de saillies, d’à-propos ; amoureux du succès, sachant braver les chutes, ne redoutant que le repos ; sans cesse il touchait le but, mais pour recommencer à le poursuivre encore ; et ses plus éclatants triomphes n’étaient qu’un aiguillon de plus à son activité. C’est ainsi que, pendant cinquante ans, on l’a pu voir fournir un répertoire inépuisable à quatre théâtres à la fois ; tisser des trames par centaines, créer des caractères, combiner des fictions ; faire sortir de l’invraisemblance tous les charmes de la vérité ; prêter à la musique une assistance habile ou se passer de son concours ; faire à lui seul autant, peut-être plus, que tous ses rivaux ensemble, et nous laisser enfin dans ce travail d’un demi-siècle une longue et charmante page de la comédie humaine.

Pour donner une juste idée de cet ingénieux théâtre, pour en juger l’ensemble, en apprécier les détails, il faut attendre un autre temps. Ce n’est pas aujourd’hui, en ce lieu, devant cette tombe ouverte, qu’on peut traiter de tels sujets. Le successeur de M. Scribe nous redira ses titres littéraires : mais ce qu’il faut dire aujourd’hui même, avant que la tombe se referme, ce qu’i1 faut dire hautement, c’est que ce courageux lutteur travaillait avant tout pour les autres : qu’il savait faire un noble emploi d’une fortune si vaillamment acquise. Non-seulement il donnait beaucoup, mais il donnait ce qui pour lui valait plus que de l’or, ce temps qu’il employait si bien. Jamais il ne sut refuser, pas plus un conseil qu’un secours. Esprit droit, âme noble, cœur généreux, il pouvait faire sans crainte et presque sans regrets le suprême voyage. Sa tâche interrompue était déjà remplie : il laisse un nom, il avait des amis, il avait fait du bien !