Fables nouvelles

Le 14 août 1861

Jean-Pons-Guillaume VIENNET

FABLES NOUVELLES

LUES DANS LA SÉANCE PUBLIQUE DES CINQ ACADÉMIES

DU 14 AOUT 1861,

PAR M. VIENNET.

 

 

LE LÉZARD ET LA SALAMANDRE.

Un lézard, insulté par une salamandre,
Pour un motif fort innocent,
Fut de ses coups de dent forcé de se défendre,
Et de la mordre jusqu’au sang.
Mais le lézard est bon, et de cette querelle
H eut en peu de jours perdu le souvenir,
Tandis que, lui jurant une haine éternelle,
La salamandre, plus cruelle,
De sa perte en secret nourrissait le désir.
L’occasion ne la fit point languir.
Le lézard, un matin, s’étant mis en voyage,
Et suivant un étroit sentier,
Fut arrêté par un brasier
Dont les charbons ardents lui barraient le passage.
La salamandre arriva sur ses pas ;
Et, fondant sur son embarras
Un projet infernal dicté par la colère,
Lui dit d’une voix débonnaire :
« Pourquoi donc ne passes-tu pas ?
— « J’ai peur, dit le lézard, ce brasier m’épouvante.
« Cette chaleur est si brûlante,
« Et je crains d’y laisser ma peau ;
« Qu’en pensez-vous ? —  Pauvre étourneau !
« Répond-elle en riant, ta crainte est ridicule.
« Je vais parcourir devant toi
« Ce feu dont la chaleur te cause tant d’effroi ;
« Et tu verras si je m’y brûle. »
La perfide à ces mots s’élance dans le feu,
Sautillant, bondissant comme sur la verdure,
De ces charbons ardents semble se faire un jeu,
Et sort enfin sans la moindre brûlure.
A cet aspect le lézard se rassure ;
Dans le brasier, comme elle, il entre en étourdi ;
Mais à trois pas il jette un cri,
Dont triomphe la salamandre ;
Recule en se traînant, brûlé, cuit à. demi ;
Et vient expirer sur la cendre,
Reconnaissant trop tard qu’il ne faut jamais prendre
Les conseils de son ennemi.

 

LA POUTRE ET L’ORAGE.

Une poutre de chêne et d’un poids assez lourd
Gisait an bord d’une rivière.
C’était, pour les enfants des hameaux d’alentour,
Un rendez-vous d’école buissonnière.
Après avoir cent fois cabriolé, sauté
Autour de ce bloc immobile,
Il leur prit fantaisie, il leur parut facile
De le faire changer de place ou de côté.
Les voilà tous à l’œuvre ; ils sont trente, cinquante ;
Ils s’encouragent de la voix.
Leurs épaules, leurs mains agissent à la fois ;
Mais en de vains efforts leur orgueil se tourmente.
La poutre inébranlable à leur ligue impuissante
Oppose sa masse et son poids,
Quand survient tout à coup un violent orage,
Une trombe effrayante, un de ces ouragans
Qui, brisant tout sur leur passage,
Changent les ruisseaux en torrents.
Le fleuve s’enfle, monte, et franchit son rivage ;
Et la poutre, cédant à ses flots débordés,
Vogue et roule au hasard dans les champs inondés.
Elle a perdu sa force en perdant son assiette.
Si dans son lit le fleuve était rentré,
Un seul enfant, armé d’une baguette,
La ferait mouvoir à son gré.
Mais elle est le jouet du torrent qui l’entraîne ;
A vingt écueils elle va se heurter,
Ne sachant plus où la vague la mène,
Ni sur quel bord elle va s’arrêter.
Ainsi, quand des partis l’ambitieux délire
A d’autres ouragans abandonne un empire,
Malheur à l’imprudent qui se laisse emporter !
II ne s’appartient plus, n’agit plus de lui-même,
Va d’écueils en écueils, et d’extrême en extrême,
Sans savoir où le flot voudra le rejeter.

 

LES SINGES DU CONGO.

Las de vivre en républicains,
Les singes du Congo, sur les bords du Zaïre,
Se rassemblèrent pour élire
Un roi, qui désormais réglerait leurs destins.
Des candidats nombreux prétendaient à l’empire.
C’était un des pays où le moindre goujat
Se croit fait pour régir l’État.
Tout se passa suivant notre coutume,
Caisse à deux clefs, président, scrutateurs,
Cabales et solliciteurs,
Bulletins imprimés, bulletins à la plume,
Scrutin secret enfin ; et sur mille électeurs
Un pongo qui, parmi les sages,
Passait pour être des meilleurs,
Obtint les deux tiers des suffrages ;
Et comme en tout pays, les vivat, les bravos,
Les cris joyeux troublèrent les échos
Du Zaïre et de ses rivages.
Les opposants grognèrent bien un peu ;
Mais ils surent cacher leur jeu,
Et, quoique grimaciers, composer leurs visages,
Si bien que dès le lendemain
Ils vinrent tous en foule apporter leurs hommages
Aux pieds de l’heureux souverain.
Tous le félicitaient, protestaient de leur zèle,
Le proclamaient des rois le plus parfait modèle,
Le désiré, le bien aimé,
Tous en un mot l’avaient nommé.
Aucun ne prit pour lui les suffrages contraires ;
Et le plus fin des adversaires
Dit en raillant que les lutins
Avaient changé les bulletins.
On rit et tout fut dit. Qu’aurait gagné leur maître
A démêler les menteurs des amis ?
Mieux vaut prendre les gens pour ce qu’ils veulent être
Que s’en faire des ennemis.

 

LES BROCHETS.

Un riche amateur de poissons
En avait jeté par centaines
Dans un étang de ses domaines.
C’étaient des truites, des saumons,
Du fretin de carpe ou d’anguille,
Hors te brochet, exclu pour sa voracité ;
Les habitants des lacs n’avaient point de famille
Où mon homme n’eût recrute...
Des produits de sa pêche, au gré de son envie,
Sa table fut longtemps abondamment servie.
Mais un beau jour son œil demeura stupéfait,
Quand, au bout de sa ligne à son bras disputée,
Il vit, au bord de l’eau bruyamment agitée,
La gueule énorme d’un brochet.
Grande fut sa surprise et surtout sa colère.
La tête de Méduse eût causé moins de peur.
H prévit en tremblant que ce grand ravageur
De brochetons nombreux devait être le père,
Et voulut éclaircir ce mystère d’horreur.
Par cent bras, qu’animait sa voix impatiente,
L’étang fut mis à sec, ratissé, nettoyé.
Sous ses yeux avec soin le poisson fut trié,
Remis dans des baquets pleins d’une eau transparente
Tous les brochets, gros et menus,
Furent traqués, emportés et vendus ;
Et quand sa haine vigilante
De cette race dévorante
Crut avoir extirpé le dernier rejeton,
Il rendit à l’étang ses eaux et son poisson.
Soins superflus, peine inutile !
Un peu de vase, aux balais échappé,
Au frai de mes brochets avait servi d’asile ;
Et dans son fol espoir l’amateur est trompé.
Mais cette double épreuve éclaire sa folie ;
II se résigne à supporter
Les maux qu’il ne peut éviter ;
Et, loin de s’engouer de leur folle utopie,
Nos grands réformateurs devraient bien imiter
Cette saine philosophie.
Quoi qu’ils puissent rêver, leurs efforts seront vains.
Les vieux temps leur diront ce que disent les nôtres,
Qu’on ne refond pas les humains.
Chez les meilleurs des rois ou des républicains,
II en viendra toujours qui mangeront les autres.

 

UNE GUERRE DE POULAILLER.

Les poules d’une basse-cour
S’étaient en deux partis follement divisées.
Leurs querelles sans Un, par des riens attisées,
Éclataient à chaque heure, à chaque instant du jour.
Elles se distinguaient par leur divers plumage :
Les unes l’avaient blanc, les autres l’avaient noir.
Elles se déplumaient du matin jusqu’au soir,
Et se disputaient avec rage
L’eau, l’avoine, le son, les auges, le perchoir.
Jamais Florence, au moyen âge,
N’avait montré sous les mêmes couleurs
Plus de combats et de fureurs.
Une poule plus débonnaire,
N’ayant ni noir ni blanc sur sa queue et son dos,
Voulut terminer cette guerre,
Et rendre au poulailler son antique repos.
Elle était fort diserte, et le don d’éloquence
Souffle à qui le possède un peu de vanité.
Cette poule en avait et se flattait d’avance
Qu’à sa faconde, à sa toute-puissance
Aucun parti n’eût résisté.
« Quelle rage, dit-elle, à la façon d’Homère,
« Quelle fureur vous pousse à vous entr’égorger ?
« Vous êtes sœurs, et vous… » Mais il faut abréger
Un discours qui fut long comme c’est l’ordinaire,
Et qui ne fut point sans danger.
On l’écouta d’abord mais, quand sa voix sévère
En vint à signaler les torts des deux partis,
Les deux jetèrent les hauts cris.
Aucun des deux n’avait de reproche à se faire.
Sur la pauvre prêcheuse éclate leur colère.
Sous les becs, les ergots contre elle réunis,
Ses plumes tombent en débris.
Les blanches l’appelaient noirâtre,
Les noires l’accusaient de tourner à l’albâtre ;
Et si le coq n’eût protégé ses jours,
La pauvrette eût subi la mort la plus cruelle
Sous les coups des partis, dont ses nobles discours
Voulaient terminer la querelle.
Bien des gens, dont le cœur s’est enfin endurci
A voir des factions l’intraitable délire,
Diront qu’un épervier aurait mieux réussi ;
Mais je me garde de le dire.
Je soutiens seulement qu’en ces jours de malheur
Où des partis armés la colère s’escrime,
Le rôle de médiateur
Est un rôle de dupe et souvent de victime.