Inauguration du monument de Molière

Le 15 janvier 1844

Charles-Guillaume ÉTIENNE

DISCOURS PRONONCÉ PAR M. ÉTIENNE,

AU NOM DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE,

POUR

L’INAUGURATION DU MONUMENT DE MOLIÈRE,

Le 15 janvier 1844.

 

MESSIEURS,

Paris consacre aujourd’hui un monument à Molière, et la France s’associe avec orgueil à un hommage conquis par deux siècles de succès. Longtemps attendu, le triomphe n’est que plus éclatant ; on ne prescrit pas contre le génie. Heureuse notre époque, qui acquitte en un jour la dette de six générations !

Les lettres, les sciences et les arts accourent à cette solennité nationale ; l’Institut est fier de grossir le cortége des magistrats de la cité qui fut le berceau du père de la comédie. L’Académie du grand siècle, à la gloire de laquelle, il manqua, lui aurait ouvert son sein ; sa place était marquée là où siégeaient Racine et la Fontaine ; mais le préjugé, plus puissant alors que la royauté absolue, éleva d’infranchissables barrières ; elles sont tombées, et un monument réparateur s’élève aux acclamations d’un peuple reconnaissant et libre.

À peine avaient retenti ces mots : Souscription nationale, que l’Académie française ouvre la lice aux inspirations poétiques ; le monument n’était pas achevé, que déjà elle en avait couronné la pensée.

Enfin il apparaît, et la France entière salue un de ses plus grands poètes et un de ses plus grands philosophes. Qu’ajouteraient de vains éloges à cette sanction d’universels hommages ? Voilà Molière ! que puis-je dire de plus ? Voilà cet homme qui, sorti des rangs du peuple, s’est placé clans son art à une telle hauteur, qu’il surpasse tout ce que l’antiquité a laissé de plus grand, et que, dans l’avenir, il condamne ses successeurs à l’impuissance de l’atteindre. Voilà ce grave penseur qui fit une étude si profonde de l’homme et dévoila d’une main si hardie tous les travers de l’esprit et toutes les faiblesses du cœur ; ce moraliste sévère qui détrôna le faux savoir, flétrit la fausse vertu, et dont la verve indépendante amusa la bourgeoisie des ridicules de la noblesse, et la noblesse des vanités de la bourgeoisie ! Le voilà cet infatigable auteur qui, dans le cours d’une vie maladive et chargée d’ennuis, ne goûta de repos que dans le travail, et ne put trouver que dans ses chefs-d’œuvre des distractions à ses souffrances !

Aucun peuple ne lui dispute le premier rang ; toutes les écoles le respectent, toutes les nations l’admirent. Ah ! certes, le monument qu’il s’est élevé dans ses œuvres immortelles suffisait à sa gloire, mais il ne suffisait pas à la France ; elle avait besoin de lui en consacrer un autre moins durable sans doute, mais qui témoignât aux yeux du monde de la juste fierté qu’elle éprouve de lui avoir donné le jour, et de sa gratitude pour l’éclat que son génie a répandu sur elle.

Jadis elle ne décernait ces suprêmes honneurs qu’aux rois qui avaient reculé ses frontières, aux guerriers qui avaient illustré ses armes ; aujourd’hui elle a des couronnes pour toutes les gloires, et ce n’est pas un des traits les moins caractéristiques de notre époque que la statue du grand homme qui démasqua Tartufe s’élève non loin de la statue du grand roi qui l’a protégé.

Ah ! quels immenses progrès a faits la raison publique ! J’en atteste cette éclatante manifestation dans ces lieux mêmes qui réveillent de si tristes souvenirs. C’est à quelques pas de nous que Molière expira ; c’est là qu’une foule ignorante et grossière insulta à sa dépouille mortelle, et qu’aujourd’hui un peuple libre et éclairé lui décerne les honneurs de l’apothéose.