Funérailles de M. José-Maria de Heredia

Le 6 octobre 1905

Melchior de VOGÜÉ

FUNÉRAILLES M. JOSÉ-MARIA DE HEREDIA

MEMBRE DE LACADÉMIE FRANÇAISE

Le Vendredi 6 octobre 1905

DISCOURS

DE

LE VICOMTE DE VOGÜÉ

DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

Cher José-Maria ! Déjà ! Éteint à jamais sous ces choses noires, le plus riche rayonnement de vie que j’aie connu ! Est-il possible que nous ne l’entendions plus, la lyre naturelle ? Est-il juste que vous entriez dans votre repos, si je l’ose dire, comme un larron du bien commun, qui emporte avec lui les meilleurs lambeaux de notre jeunesse, les nobles émotions et les joies radieuses dont vous l’aviez embellie ? Nuit soudaine sur ces chemins d’autrefois où vous nous conduisiez, toujours ensoleillé, empanaché, séduisant de bonté, de loyauté, de franchise.

Pardonnez ces révoltes puériles, rébellion de l’enfant contre l’inexplicable phénomène qui lui broie le cœur. Oui, la mort vous a pris comme vous preniez les créatures de vos rêves, elle a fait son épouvantable chef-d’œuvre comme vous faisiez les vôtres : du même geste bref et souverain. Un bruissement d’ailes, un cri tragique, l’éclair d’une puissance qui passe : voilà comment vous ravissiez nos âmes, et comment la mort a ravi la vôtre.

J’apporte l’adieu de l’Académie au glorieux filleul que j’étais si fier d’y introduire, il y a dix ans. Il était notre orgueil et notre gaîté : le tumultueux confrère dont la chaude parole amusait, déridait les plus sévères. L’instant d’après, nous regardions avec un respect songeur notre enfant gâté : en lui nous apparaissait l’homme rare et enviable entre tous, le prédestiné dont on est certain qu’il possédera l’immortalité.

Il nous était venu de loin, par des voies qui déconcertent tous nos pauvres efforts, lorsque nous voulons tracer des règles au génie, à sa formation, à ses divers emplois. Espagnol des îles Caraïbes, il est venu du Nouveau Monde pour maîtriser notre vieille langue. Le pouvoir qu’il prit sur elle lui fut donné par le hasard d’une entrée à l’École des Chartes. Là, il apprit à peser les mots, à connaître le titre, le coin et la fleur de ces médailles, à en aimer la vertu mystérieuse. Là, il étudia les sources obscures de l’histoire ; et quand lui vint ensuite l’éblouissement du visionnaire devant le drame universel des temps, il put le traduire en des miniatures véridiques et colorées comme celles des vieux livres d’heures. Il avait la science exacte avec le sentiment poétique de l’histoire. Lui aussi, il allait faire sa Légende des siècles. Si l’autre est pathétique et colossale, semblable aux frises des temples de Pergame où combattent des personnages surhumains, celle de Heredia n’est ni moins belle ni moins nombreuse dans le raccourci de ses figurines tanagréennes ; elle modèle avec autant de relief et plus de justesse la vraie physionomie des pays et des peuples. Admirable don de divination chez le poète ! Ses yeux charnels n’avaient jamais vu la Grèce, ni l’Italie ; et pourtant, il fut Grec et Latin tour à tour, jusque dans les moelles. Nul n’a mieux dépeint les terres divines, nul ne les a senties comme lui, avec l’âme ressuscitée de leurs anciens habitants. Dans les plaines de l’Attique ou du Latium, à Rome ou à Syracuse, quand le voyageur cherche l’expression définitive de son émotion, ce n’est pas une phrase des auteurs classiques, c’est un vers de Heredia qui vient d’abord sur ses lèvres : ce vers embrasse tout le paysage, reflète toute la clarté du ciel, épuise l’immensité de la mer.

La traduction de la Véridique Histoire de Bernal Diaz fut son début devant un public restreint. Tour de force incomparable : avec un tact judicieux dans la prodigalité des richesses verbales, il écrit une langue contemporaine à la fois de l’original castillan du XVIsiècle et des lecteurs français du XIXe. L’instrument est forgé pour les sonnets. Ils naissent lentement, à de longs intervalles, mûris par un travail chaque jour plus exigeant. Avant de se résoudre à les écrire, il les rugissait vingt fois dans nos réunions de jeunesse ; plus tard, il venait les réciter à nos foyers. Quelle joie, lorsqu’il en apportait un nouveau ! Nous les savions tous par cœur, nous lui arrachions la feuille où sa large écriture daignait enfin les buriner. Son indolence ne cherchait pas d’autres succès que les applaudissements enthousiastes d’un cercle d’amis. Mais le cercle s’étendait peu à peu. Comme ce Lamartine qu’il a magnifiquement loué, notre poète était célèbre avant d’être imprimé ; il fut fameux le lendemain du jour où nous le contraignîmes à publier le volume des Trophées. Un an après, l’Académie l’appelait.

« Pour un petit livre ! » disaient ceux qui ne savent pas qu’on peut être très grand avec un seul petit livre. Et les envieux ajoutaient : « Il ne pourra point parler en prose, il ne va proférer que de vains mots ! » Le discours du récipiendaire reste mémorable : autant d’idées que de phrases, idées justes et profondes du clairvoyant historien qui doublait le poète imaginatif. On acclama le merveilleux prosateur. Il se rassit, il se tut. Depuis lors, à l’exception d’un autre discours, rien ou presque rien. — Il y avait deux hommes en lui : le gai compagnon, prime-sautier, exubérant dans le commerce ordinaire de la vie, volcan toujours en éruption de pensées et d’images ; devant son papier, l’écrivain redevenait un fier seigneur espagnol, avare de ses sentiments et de ses mots, taciturne et stérile en apparence, tourmenté qu’il était par le souci d’une impossible perfection. On le sollicitait d’employer cette richesse improductive : tout au moins dans le grand champ de travail de notre temps, le journalisme. Les instances de l’amitié lui arrachèrent un jour la promesse d’une collaboration aux Débats : il donna trois articles, remarquables ; puis il s’esquiva. Nous demandons à ce millionnaire du style la monnaie indispensable aux échanges quotidiens du journalisme : il n’avait sur lui que de l’or.

Comment il le ciselait, avec quelle habileté suprême il y sertissait les pierres précieuses, on l’a dit assez, on l’a presque trop dit, à mon sens : je crains parfois qu’en insistant on ne veuille borner là son mérite. Ah ! ne laissons pas dire ici, devant le mort, à l’heure où il passe cette porte de vérité derrière laquelle s’évanouissent les mensonges littéraires, — ne laissons pas dire que la seule industrie des beaux mots lui conféra son ascendant sur nos cœurs. Si bien décorés qu’ils soient, les vases vides ne nous abreuvent pas : on les entend vite, qui sonnent le creux. Tout au fond des coupes de beauté que ce poète nous offrait, une âme bouillonnait : l’âme de l’univers, l’âme des générations qui s’y sont succédé.

Il nous avait révélé sa conception de la poésie, dans son discours à l’Académie : une « idéalisation naturelle ou volontaire des sentiments généreux », une « pudeur profonde » des sentiments individuels chez le poète, qui est « d’autant plus vraiment et largement humain qu’il est plus impersonnel » — À part quelques amusettes, quelques jeux d’imagination, toute son œuvre baigne dans une mélancolie hautaine. Sur les paysages, sur les figures qu’il dessine, on retrouve parfois les larmes discrètes de son maître Virgile ; parfois, mais le plus souvent, sa voix répond comme un écho moderne à la voix stoïque de Lucrèce. Le thème habituel du tercet où s’achèvent ses petits poèmes, c’est l’écoulement incessant de toutes choses, la fuite du temps meurtrier à travers les ruines qu’il laisse sur la terre et dans les cœurs. Regardez de près son livre, d’une composition si méditée : l’inspiration générale en est précisée par le choix du sonnet liminaire et du sonnet final, le Temple en ruine, le marbre brisé. Dans la conque marine, il reconnaît sa propre âme, devenue une prison sonore où gémit le refrain de la mer. Avec Michel-Ange, il songe que tout meurt et que le rêve ment. Dans ses épigrammes antiques, l’amour n’apparaît que frissonnant sous l’aile noire de la Mort. Dès qu’il chante, cet homme dont la causerie familière était si gaie redevient sérieux, souvent funèbre ; comme son Espagne, il est sombre de cœur dans l’ardente lumière. Pour le pleurer aujourd’hui, il suffirait de dresser autour de ce cercueil quelques-uns de ses grands vers, longs et lugubres comme de hauts cyprès. Mieux que toutes nos paroles, avec la rigide beauté des pleureurs de marbre rangés autour des tombeaux gothiques, ils mèneraient le deuil de leur père qui va labourer des champs d’ombre.

Mes yeux se sont fermés à la lumière heureuse,
Et maintenant j’habite, hélas ! et pour jamais,
L’inexorable Érèbe et la nuit ténébreuse.

Ces nénies des anciens l’obsédaient ; et tout à l’heure, quand notre maternelle Église jettera sur lui la vieille lamentation humaine de ses hymnes, nous croirons entendre encore, parmi les proses latines, d’autres grands vers tristes qui semblent faits, comme ces proses, pour se marier éternellement aux graves sanglots des orgues.

Adieu, ami. Recevez le dernier salut de cette Compagnie que vous aimiez, qui vous aimait ; salut respectueux qu’elle adresse aussi à ceux que vous abandonnez, à toute cette famille où il semble qu’on ne puisse naître ni entrer sans être marqué des signes contagieux du talent. Allez rejoindre par les ombres myrteux votre grand aïeul Ronsard. Allez dormir dans notre terre de France. Elle vous a conquis, elle gardera fidèlement sa glorieuse conquête. Elle donnera un démenti à celui de vos poèmes où vous disiez qu’un vil lierre suffit à disjoindre un trophée. Aussi longtemps qu’il y aura une langue française, et que l’on fera des anthologies avec les chefs-d’œuvre de celle langue, des hommes liront vos sonnets. Votre génie les exaltera, comme il fit de nous, dans les visions de la pure beauté ; il les touchera par la mâle tristesse de sa plainte sourde, berceuse de l’immuable sort que vous leur assignez : désirer, passer, mourir.