Inauguration de la statue de Victorien Sardou, à Paris, place de la Madeleine

Le 25 mai 1924

Raymond POINCARÉ

INAUGURATION DE LA STATUE DE VICTORIEN SARDOU

A PARIS PLACE DE LA MADELEINE,
Le Dimanche 25 mai 1924

DISCOURS

DE

M. RAYMOND POINCARÉ
MEMBRE DE L’INSTITUT

 

MESSIEURS,

Lorsque M. Robert de Flers m’a prié, il y a quelque temps déjà, de participer à l’inauguration de ce monument, il s’est moins adressé, si je ne me trompe au chef du Gouvernement qu’à l’admirateur et à l’ami du grand artiste dont le ciseau a symbolisé l’œuvre de Victorien Sardou, et à l’ami, j’allais dire à l’élève, et au collaborateur de Sardou lui-même. Non pas, certes, que cette comédie qui rit si agréablement sous son masque et ce drame au visage tourmenté puissent reconnaître en moi un auteur insoupçonné. Mais une autre sorte de collaboration m’a, durant de longues années, rapproché du maître dont nous célébrons aujourd’hui le souvenir. Pendant qu’il présidait ou, plus exactement, qu’il personnifiait la société des auteurs et compositeurs dramatiques, il y avait chaque jour, entre lui et l’avocat de la vieille institution qu’a créée Beaumarchais, un échange d’idées qui portait sur les sujets les plus divers et qui allégeait singulièrement ma tâche professionnelle. Dès qu’il s’agissait de défendre les droits de ses confrères, Sardou était, dans la préparation d’un procès, le même homme que dans la répétition d’une pièce. Il se retrouvait là tout entier avec son art magique de la mise en scène, son esprit intarissable, sa merveilleuse fécondité de ressources et son éblouissante dextérité. .le me rappelle la grande bataille que nous avons jadis soutenue côte à côte et qui mettait en jeu l’existence même de la société. Était-ce Sardou, n’était-ce pas Beaumarchais ressuscité qui mobilisait les troupes et, les menait à la victoire ? Impossible d’imaginer plus d’élan, de fougue et de science stratégique. Je relisais ces jours-ci quelques-unes des lettres qu’il m’écrivait pour me donner son avis sur les moyens de briser l’offensive de nos adversaires. Quelle malice, quelle abondance d’arguments et de traits, quelle ironie voltairienne ! Tantôt, c’est encore la comédie qui laisse éclater sous son masque le rire de ses dents blanches, tantôt c’est le frémissement et l’anxiété du drame. Voici, dans cette lettre, la même veine que dans Nos intimes ; voici, dans cette autre, l’émotion fiévreuse et haletante de Fédora.

Qu’il écrivit ou qu’il parlât, Victorien Sardou ne se séparait jamais de son démon familier, qui était le génie endiablé du théâtre. Il était aussi difficile d’interrompre le vertigineux mouvement d’une de ses causeries familières que de suspendre ou de ralentir l’action forcenée d’une de ses pièces à grand spectacle. N’a-t-il pas dit lui- même, dans son discours de réception à l’Académie française, que le signe distinctif de l’écrivain né pour le théâtre est de ne rien voir et de ne rien entendre qui ne revête aussitôt pour lui la forme dramatique : « Ce paysage qu’il admire, quel beau décor ! Cette conversation charmante qu’il écoute, le joli dialogue ! Cette fille délicieuse qui passe, l’adorable ingénue ! Enfin, ce malheur, ce crime, ce désastre qu’on lui raconte, quelle situation, quelle scène, quel drame ! »

Je ne suis pas bien sûr, à vrai dire, que l’auteur dramatique soit ici-bas le seul être qui ait coutume de projeter ainsi son métier sur sa vie journalière. J’ai connu des avocats qui, dans la moindre discorde domestique, apercevaient surtout l’objet d’un magnifique procès et peut-être ai-je également connu quelques fâcheux Rabagas qui, du plus banal événement politique, songeaient, d’abord, à tirer l’occasion d’un discours et qui, d’ailleurs, après avoir parlé, étaient sincèrement convaincus d’avoir agi. Mais ils étaient, les uns et les autres, beaucoup moins amusants que Sardou. Ils n’avaient ni son adresse, ni l’ingéniosité de ses procédés, ni sa connaissance approfondie de la foule, ni l’art de trouver comme lui ce qui plaît aux spectateurs anonymes, ce qui les remue, les secoue, les arrache à eux-mêmes.

Comédies, vaudevilles, drames, mélodrames, féeries, opérettes, pièces historiques, études caricaturales, pittoresques exhibitions de personnages et de figurants, sujets empruntés à tous les temps et à tous les climats, il n’est pas de production théâtrale plus abondante, plus variée, plus chatoyante, plus prodigieuse, que celle de Sardou.

Il y a soixante-quatre ans, jour pour jour, que le Gymnase donnait les Pattes de mouches et jetait à un parterre délirant le nom d’un auteur presque ignoré qui, après l’insuccès d’une première tentative, n’avait pas trouvé meilleure fortune dans d’autres essais timides et imparfaits. Cette fois, la représentation s’achevait en triomphe. Au sortir de la salle, tout le monde répétait que ce jeune homme de vingt-neuf ans serait bientôt un des maîtres incontestés de la scène. Sans doute, la comédie nouvelle était parsemée de ressouvenirs d’Alexandre Dumas, d’Alfred de Musset, de Scribe surtout, de Scribe qui, sur le point de mourir, semblait avoir désigné ce soir-là son légataire universel. Mais, déjà, de toutes ces imitations juvéniles, se dégageait une étincelante originalité.

L’année suivante, Sardou fait jouer au Vaudeville Nos intimes, dont la première est accueillie par des applaudissements enthousiastes. Ce ne sont que frénétiques battements de mains et tumultueux trépignements de joie. L’auteur est rappelé plusieurs fois. Derrière la toile, directeur, acteurs, actrices se félicitent et s’embrassent. Sardou s’évanouit d’émotion. Trente ans plus tard, la pièce est reprise et réussit encore avec le même éclat. Quelques rides, sans doute, mais que de bonne humeur, de grâce et d’entrain !

Après Nos intimes, voici successivement les Ganaches, le Dégel, les Diables noirs, les Pommes du voisin et j’en omets peut-être plus que je n’en cite. Puis, en 1865, la Famille Benoiton. J’avais alors à peine l’âge de M. Fanfan et j’étais, je vous l’assure, moins mal élevé que lui. La famille Benoiton est cependant venue hanter jusque dans le calme de la Lorraine mon imagination de provincial. Si l’on parlait autour de moi d’une maîtresse de maison qui sortait un peu fréquemment, on l’appelait une Mme Benoiton, et je cherchais vainement à me représenter cette personne dont le nom revenait si souvent dans les conversations de ma ville natale.

Les années passent et la série continue, toujours plus riche, plus dense et plus pressée, comme un cortège qui se déroule à l’infini : Les vieux garçons, Nos bons villageois, Maison neuve, Séraphine et, un soir, à la Porte-Saint-Martin, un grand drame d’amour et, de passion nationale, Patrie. Une lettre qui a été retrouvée dans les papiers de Sardou et, que ses enfants ont bien voulu me communiquer rappelle le formidable retentissement de ce coup de tonnerre. C’est Victor Hugo exilé qui, peu de jours après la première, s’adresse à Victorien Sardou :

« Hauteville, House, 31 mars 1869,

« Monsieur et cher confrère,

« Vous avez écrit à mon fils Charles une lettre qui me touche et m’émeut. Dans l’éblouissement de votre éclatant succès, vous vous souvenez d’un solitaire, deux fois proscrit, hier exilé de France, aujourd’hui exilé du théâtre. Je vous remercie du fond du cœur. Votre œuvre triomphante, Patrie ! réveille les hauts sentiments et les fières pensées et vous avez, certes, le droit de redire aux spectateurs, dont vous venez de refaire l’âme républicaine : Plaudite, Cives...

« VICTOR HUGO. »

Refaire l’âme républicaine ! On eût dit qu’en 1869 Victor Hugo pressentait la guerre prochaine et Sedan, et le Quatre-Septembre, et le Gouvernement de la défense nationale et l’établissement définitif de la République en France. Mais Sardou semblait encore avoir vu plus loin dans l’avenir ; et lorsque son pauvre sonneur Jonas monte au beffroi et y sonne le glas des morts, lorsque les Flamands accourus saluent respectueusement, le cadavre de cet obscur martyr du patriotisme et de la liberté, n’est-ce pas la sublime image du dévouement populaire qui apparait à nos yeux en larmes, telle que nous l’avons cent fois admirée au cours des dernières hostilités et telle qu’elle est immortellement éclairée, sous l’arc de triomphe, par la flamme qui brûle à la tombe du Soldat inconnu ?

Une partie de la France était encore occupée par les armées allemandes, lorsque, avec Rabagas, Sardou transporta la politique au théâtre et cette comédie, qui avait un peu trop peut-être, dans le grand deuil du pays, le ton d’une satire ou d’un pamphlet, ne rencontra pas, à beaucoup près, la même faveur que les précédentes. Mais qu’importait à Sardou ! Il aimait par-dessus tout la bataille et il ne trouvait dans un demi-échec qu’un stimulant pour une revanche. Quelques mois après, dans la Haine, il réconciliait Guelfes et Gibelins contre l’Allemagne et montrait à un public émerveillé une étonnante galerie de costumes et de tableaux italiens ; et aussitôt recommençait un défilé polychrome de compositions de tous genres : Dora, Les Bourgeois de Pont-Arcy, Daniel Rochat, l’agréable fantaisie de Divorçons, l’angoisse de Fédora, l’insurrection de Byzance et la mort tragique de Théodora, la gracieuse simplicité de Georgette, Thermidor interdit par complaisance pour l’ombre de Robespierre, Madame Sans-Gêne, dont plusieurs scènes exquises sont parmi les choses les plus parfaites de Sardou, Gismonda, qui obtient à la Renaissance un succès énorme et qui, après quarante années de création ininterrompue, nous montre un Sardou plus sûr que jamais de ses moyens, plus habile que .jamais à distraire la foule, à l’émouvoir et à la conduire où il veut.

Pour rappeler sans trop de lacunes les enfantements innombrables de cette féconde imagination littéraire, je devrais charger encore cette liste incomplète d’une multitude d’autres noms et ajouter ensuite à cette vaste bibliothèque dramatique des livrets d’opéra, des pièces écrites pour l’Amérique ou pour l’Angleterre, des romans, des pages d’histoire, des ouvrages de polémique, comme cette âpre et vigoureuse brochure, intitulée Mes plagiats, où il répondait, avec une verve impitoyable, à des reproches qu’ont essuyés en tout temps, et dans tous les pays, les auteurs les plus originaux. Mes plagiats sont, à la vérité, un modèle de plaidoirie et si, autrefois, Sardou avait voulu prendre à ma place la défense de sa chère Société, mes confrères du barreau auraient immédiatement reconnu et honoré en lui un de leurs plus grands maîtres. Mais ses confrères à lui ont su avec quelle intelligence, quelle ardeur, quelle infatigable activité, il avait pris en main leur cause menacée, et j’ai été témoin de la reconnaissance qu’ils lui en ont gardée. Cet homme à qui la fortune avait si fréquemment souri et qui s’était assuré, par l’aisance de son travail et la prodigalité de son talent, la vie la plus large la plus indépendante et la plus heureuse, était accueillant, serviable et obligeant pour ceux que le sort avait moins favorises. Je l’ai vu consacrer des semaines entières à la sauvegarde des intérêts d’autrui ; je l’ai vu multiplier les démarches an profit de jeunes écrivains qu’il connaissait à peine, mais qu’il jugeait dignes d’encouragement. Me sera-t-il permis d’ajouter qu’en maintes circonstances, j’ai personnellement éprouvé la fidélité de son affection ? Il avait autant de bonté que d’esprit, et ce n’est pas peu dire. Car, chez lui, l’homme avait encore plus d’esprit que l’auteur, et tous deux en avaient assez pour le dépenser sans compter. La monnaie s’en est répandue à Paris, en province et à l’étranger, mais seuls les amis de Sardou ont connu le trésor inépuisable d’on elle s’échappait sur le inonde, Ils n’oublieront jamais le privilège qui leur a été réservé.