Discours de réception de Jean de La Bruyère et préface

Le 15 juin 1693

Jean de LA BRUYÈRE

Discours prononcé le mefme jour 15. Juin 1693. par Mr. DE LA BRUYÈRE, lorsqu’il fut reçû à la place de Mr. l’Abbé de la Chambre.

 

PREFACE[1]

Ceux qui interrogez sur le Discours que je fis à l’Académie Françoise le jour que j’eus l’honneur d’y être reçû, ont dit sechement que j’avois fait des caracteres, croyant le blâmer en ont donné l’idée la plus avantageuse que je pouvois moi-même desirer : car le public ayant approuvé ce genre d’écrire où je me suis appliqué depuis quelques années, c’étoit le prévenir en ma faveur que de faire une telle réponse : il ne restoit plus que de sçavoir fi je n’aurois pas dû renoncer aux caracteres dans le Discours dont il s’agissoit, et cette question s’évanouit dés qu’on fçait que l’usage a prévalu qu’un nouvel Académicien compte celui qu’il doit prononcer le jour de sa reception, de l’éloge du Roi, de ceux du Cardinal de Richelieu, du Chancelier Seguier, de la personne à qui il succede, & de l’Académie Françoise ; de ces cinq éloges il y en a quatre de personnels : or je demande à mes censeurs qu’ils me posent si bien la différence qu’il y a des éloges personnels aux caracteres qui louent, que je la puisse sentir, et avouer ma faute ; si chargé de faire quelque autre Harangue je retombe encore dans des peintures, c’est alors qu’on pourra écouter leur critique, & peut-être me condamner ; je dis peut-être, puisque les caracteres, ou du moins les images des choses et des personnes sont inévitables dans l’oraison, que tout Ecrivain est Peintre, et tout excellent Ecrivain, excellent Peintre.

J’avoue que j’ai ajoûté à ces tableaux qui étoient de commande, les louanges de chacun des Hommes illustres qui composent l’Académie Françoise, & ils ont dû me le pardonner, s’ils ont fait attention, qu’autant pour ménager leur pudeur que pour éviter les caracteres, je me suis abstenu de toucher à leurs personnes, pour ne parler que de leurs ouvrages, dont j’ay fait des éloges critiques plus ou moins étendues selon que les sujets qu’ils y ont traitez pouvoient l’exiger. J’ai loüé des Académiciens encore vivans, disent quelques-uns, il est vray, mais je les ay louez tous, qui d’entr’eux auroit une raison de se plaindre ? C’est une conduite toute nouvelle, ajoûtent-ils : et qui n’avoit point encore eu d’exemple : je veux en convenir, et que j’ay pris soin de m’écarter des lieux communs et des phrases proverbiales usées depuis long-temps pour avoir servi à un nombre infini de pareils Discours depuis la naissance de l’Académie Françoise : m’étoit-il donc si difficile de faire entrer Rome et Athenes, le Lycée et le Portique dans l’éloge de cette sçavante Compagnie ? Etre au comble de ses vœux de se voir Académicien : protester que ce jour où l’on jouït pour la premiere fois d’un si rare bonheur, est le plus beau jour de sa vie : douter si cet honneur qu’on vient de recevoir est une chose vraye ou qu’on ait songée : espérer de puiser désormais, à la source des plus pures eaux de l’Eloquence Françoise : n’avoir accepté, avoir désiré une telle place que pour profiter des lumiéres de tant de personnes si éclairées : promettre que tout indigne de leur choix qu’on se reconnoît, on s’efforcera de s’en rendre digne. Cent autres formules de pareils complimens sont-elles si rares et si peu connuës que je n’eusse pû les trouver, les placer et en mériter des applaudissemens ?

Parce donc que j’ai crû que quoi que l’envie et l’injustice publient de l’Académie Françoise, quoi qu’elles veuillent dire de son âge d’or et de sa décadence, elle n’a jamais depuis son établissement assemblé un si grand nombre de personnages illustres par toutes sortes de talens et en tout genre d’érudition, qu’il est facile aujourd’hui d’y en remarquer, et que dans cette prévention où je suis-je n’ay pas esperé que cette Compagnie pût être une autre fois plus belle à peindre, ni prise dans un jour plus favorable, et que je me suis servi de l’occasion, ay-je rien fait qui doive m’attirer les moindres reproches ? Ciceron a pû loüer impunement Brutus, Cesar, Pompée, Marcellus, qui étoient vivans, qui étoient présens, il les a louëz seuls, dans le Senat, souvent en présence de leurs ennemis, toûjours devant une compagnie jalouse de leur mérite., et qui avoit bien d’autres délicatesses de politique sur la vertu des grands Hommes, que n’en sçauraoit avoir l’Académie Françoise : j’ai loüé les Académiciens, je les ay loüé tous, et ce n’a pas été impunément : que me seroit-il arrivé si je les avez blâmez tous ?

Je viens d’entendre, a dit Théobalde, une grande vilaine Harangue qui m’a fait baailler vingt fois, et qui m’a ennuyé à la mort : Voilà ce qu’il a dit, et voilà ensuite ce qu’il a fait, lui et peu d’autres qui ont crû devoir entrer dans les mêmes intérêts : Ils partirent pour la Cour le lendemain de la prononciation de ma Harangue, ils allerent de maisons en maisons, ils dirent aux personnes auprés de qui ils ont accés, que je leur avois balbutié la veille un Discours où il n’y avoit ni stile, ni sens commun, qui étoit rempli d’extravagances, et une vraye satyre. Revenus à Paris ils se cantonnerent en divers quartiers, où ils répandirent tant de venin contre moi, s’acharnerent si fort à diffamer cette Harangue, soit dans leurs conversations, soit dans les Lettres qu’ils écrivirent à leurs amis dans les Provinces, en dirent tant de mal, et se persuaderent si fortement à qui ne l’avoit pas entenduë, qu’ils crurent pouvoir insinuer au public, ou que les Caracteres faits de la même main étoient mauvais, ou que s’ils étoient bons, je n’en étois pas l’Auteur, mais qu’une femme de mes amies m’avoit fourni ce qu’il y avoit de plus suportable ; ils prononcèrent aussi que je n’étois pas capable de faire rien de suivi, pas même la moindre Préface, tant ils estimoient impraticable à un homme même qui est dans l’habitude de penser et d’écrire ce qu’il pense, l’art de lier ses pensées et de faire des transitions.

Ils firent plus ; violant les loix de l’Académie Françoise, qui défend aux Académiciens d’écrire ou de faire écrire contre leurs Confrères, ils lâcherent sur moi deux Auteurs associez à une Gazette[2], ils les animérent non pas à publier contre moi une Satyre fine et ingenieuse, Ouvrage trop au dessous des uns et des autres, facile à manier, et dont les moindres esprits se trouvent capables, mais à me dire de ces injures grossieres et personnelles, si difficiles à rencontrer, si penibles à prononcer ou à écrire, sur tout à des gens à qui je veux croire qu’il reste encore quelque pudeur et quelque soin de leur reputation.

Et en verité je ne doute point que le public ne soit enfin étourdi et fatigué d’entendre depuis quelques années de vieux corbeaux croasser autour de ceux qui d’un vol libre et d’une plume legere se sont élevez à quelque gloire par leurs écrits. Ces oiseaux lugubres semblent par lerus cris continuels leur vouloir imputer le decri universel où tombe nécessairement tout ce qu’ils exposent au grand jour de l’Impression, comme si on étoit cause qu’ils manquent de force et d’haleine, ou qu’on dût être responsable de cette médiocrité répanduë sur leurs Ouvrages : s’il s’imprime un Livre de mœurs assez mal digeré pour tomber de soi-même et ne pas exciter leur jalousie, ils le louënt volontiers et plus volontiers encore ils n’en parlent point ; mais s’il est tel que le monde en parle, ils l’attaquent avec furie, Prose, Vers, tout est sujet à leur censure, tout est en proye à une haine implacable qu’ils ont conçûë contre ce qui ose paroître dans quelque perfection, et avec les signes d’une approbation publique : on ne sçait plus quelle morale leur founir qui leur agrée, il faudra leur rendre celle de la Serre ou de Desmarêts, et s’ils en sont crûs, revenir au Pedagogue Chrétien, et à la Cour Sainte : Il paroît une nouvelle Satyre écrite contre les vices en général, qui d’un vers fort et d’un stile d’airain enfonce ses traits contre l’avarice, l’excés du jeu, la chicane, la molesse, l’ordure et l’hypocrisie, où personne n’est nommé ni désigné, où nulle femme vertueuse ne peut ni ne doit se reconnoître, un BOURDALOUE en chaire ne fait point de peintures du crime ni plus vives ni plus innocentes, il n’importe, c’est médisance, c’est calomnie. Voilà depuis quelque temps leur unique ton, celui qu’ils employent contre les Ouvrages de Mœurs qui réüssissent : ils y prennent tout littéralement, ils les lisent comme une histoire, ils n’y entendent ni la Poësie ni la figure, ainsi ils les condamnent, ils y trouvent des endroits foibles, il y en a dans Homere, dans Pindare, dans Virgile et dans Horace, où n’y en a-t-il point ? fi ce n’est peut-être dans leurs écrits, BERNIN n’a pas manié le marbre, ni traité toutes les figures d’une égale force, mais on ne laisse pas de voir dans ce qu’il a moins heureusement rencontré, de certains traits si achevez, tout proche de quelques autres qui le sont moins, qu’ils découvrent aisément l’excellence de l’ouvrier : si c’est un cheval, les crins sont tournez d’une main hardie, ils voltigent et femblent être le jouet du vent, l’œuil est ardent, les naseaux souflent le feu et la vie, un cizeau de maître s’y retrouve en mille endroits, il n’est pas donné à ses copistes ni à ses envieux d’arriver à de telles fautes par leurs chef-d’œuvres, l’on voit bien que c’est quelque chose de manqué par un habile homme, et une faute de PRAXITELE.

Mais qui sont ceux qui si tendres et si scrupuleux ne peuvent même supporter que sans blesser et sans nommer les vicieux on se déclare contre le vice ? sont-ce des Chartreux et des Solitaires ? sont-ce les Jésuites hommes pieux et éclairez ? sont-ce ces hommes religieux qui habitent en France les Cloîtres et les Abbayes ? Tous au contraire lisent ces sortes d’Ouvrages, en particulier et en public à leurs récréations, ils en inspirent la lecture à leurs Pensionnaires, à leurs éleves, ils en dépeuplent les boutiques, ils les conservent dans leurs Bibliotheques ; n’ont-ils pas les premiers reconnu le plan et l’économie du Livre des Caracteres ? n’ont-ils pas observé que de Seize Chapitres qui le composent, il y en a quinze qui s’attachent à découvrir le faux et le ridicule qui se rencontrent dans les objets des passions et des attachemens humains, ne tendent qu’à ruiner tous les obstacles qui affoiblissent d’abord, et qui éteignent ensuite dans tous les hommes la connoissance de Dieu, qu’ainsi ils ne sont que des préparations au seiziéme et dernier Chapitre, où l’Athéisme est attaqué et peut-être confondu, où les preuves de Dieu, une partie du moins de celles que les foibles hommes sont capables de recevoir dans leur esprit, sont apportées, où la providence de Dieu est défendue contre l’insulte et les plaintes des libertins : qui sont donc ceux qui osent répéter contre un Ouvrage si serieux et si utile ce continuel refrain, c’est médisance, c’est calomnie, il faut les nommer, ce sont des Poètes, mais quels Poètes ? des Auteurs d’Hymnes facrez ou des Traducteurs de Pseaumes, des Godeaux ou des Corneilles ? Non, mais des faiseurs de Stances et d’Elégies amoureuses, de ces beaux esprits qui tournent un Sonnet sur une absence ou sur une belle gorge, un Madrigal sur une jouissance. Voilà ceux qui par delicatesse de conscience ne souffrent qu’impatiemment, qu’en ménageant les particuliers avec toutes les précautions que la prudence peut suggerer, j’essaye dans mon Livre des Mœurs de décrier, s’il est possible, tous les vices du cœur et de l’esprit, de rendre l’homme raisonnable et plus proche de devenir Chrétien. Tels ont été les Théobaldes ou ceux du moins qui travaillent sous eux, et dans leur atelier.

Ils sont encore allez plus loin, car palliant d’une politique zélée le chagrin de ne se sentir pas à leur gré si bien louez et si long temps que chacun des autres Académiciens, ils ont osé faire des applications délicates et dangereuses de l’endroit de ma Harangue, où m’exposent seul à prendre le parti de toute la Littérature, contre leurs plus irréconciliables ennemis, gens pecunieux, que l’excès d’argent ou qu’une fortune faite par de certaines voyes, jointe à la faveur des Grands qu’elle leur attire recessairerement, mene jusqu’à une froide insolence, je leur fais à la vérité à tous une vive apostrophe, mais qu’il n’est pas permis de détourner de dessus eux pour la rejetter sur un seul, et sur tout autre.

Ainsi en usent à mon égard, excitez, peut-être par les Théobaldes, ceux qui se persuadent qu’un Auteur écrit seulement pour les amuser par la satyre, et point du tout pour les instruire par une saine morale, au lieu de prendre pour eux et de faire servir à la correction de leurs mœurs les divers traits qui sont semez dans un Ouvrage, s’appliquent à découvrir, s’ils le peuvent, quels de leurs amis ou de leurs ennemis ces traits peuvent regarder, négligent dans un Livre tout ce qui n’est que remarques solides ou sérieuses réflexions, quoi qu’en si grand nombre qu’elles le composent presque tout entier, pour ne s’arrêter qu’aux peintures ou aux caracteres : et après les avoir expliquez à leur maniére, et en avoir crû trouver les originaux, donnent au public de longues listes, ou comme ils les appellent, des clefs, fausses clefs, et qui leur sont aussi inutiles, qu’elles sont injurieuses aux personnes dont les noms s’y voyent déchiffrez, et à l’Ecrivain qui en est la cause, quoi qu’innocent.

J’avois pris la précaution de protester dans une Préface contre toutes ces interprétations, que quelque connoissance que j’ai des hommes m’avoit fait prévoir, jusqu’à hesiter quelque temps si je devois rendre mon Livre public, et à balancer entre le désir d’être utile à ma patrie par mes écrits, et la crainte de fournir à quelques-uns de quoi exercer leur malignité ; mais puisque j’ai eu la foiblesse de publier ces Caractéres, quelle digue éleverai-je contre ce déluge d’explications qui inonde la ville et qui bien-tôt va gagner la Cour, dirai-je sérieusement, et protesterai-je avec d’horribles sermons que je ne suis ni Auteur ni complice de ces clefs qui courent, que je n’en ay donné aucune, que mes plus familiers amis fçavent que je les leur ai toutes refusées ; que les personnes les plus accreditées de la Cour ont desesperé d’avoir mon secret ? n’est-ce pas la même chose que si je me tourmentois beaucoup à soûtenir que je ne suis pas un malhonéte homme, un homme sans pudeur, sans mœurs, sans conscience, tel enfin que les Gazetiers dont je viens de parler ont voulu me representer dans leur libelle diffamatoire.

Mais d’ailleurs comment aurois-je donné ces sortes de clefs, si je n’ai pû moi même les forger telles qu’elles sont, et que je les ai vûës ? Étant presque toutes differentes entr’elles, quel moyen de les faire servir à une même entrée, je veux dire à l’intelligence de mes Remarques ? Nommant des personnes de la Cour et de la Ville à qui je n’ai jamais parlé, que je ne connois point, peuvent-elles partir de moi, & être distibuée de ma main ? Aurois-je donné celles qui se fabriquent à Romorentin, à Montaigne et a Belesme, dont les différentes applications sont à la Baillive, à la femme de l’Assesseur, au President de l’Election, au Prévôt de la Maréchaussée, et au Prévôt de la Collegiale ? les noms y sont fort bien marquez, mais ils ne m’aident pas davantage à connoître les perfonnes. Qu’on me permette ici une vanité sur mon Ouvrage ; je suis presque disposé à croire qu’il faut que mes peintures expriment bien l’homme en general puisqu’elles ressemblent à tant de particuliers, et que chacun y croit voir ceux de sa Ville ou de sa Province : J’ai peint à la vérité d’après nature, mais je n’ay pas toûjours songé à peindre celui-ci ou celle-là dans mon Livre des Mœurs ; je ne ne me suis point loué au public pour faire des portraits qui ne fussent que vrais et ressemblans, de peur que quelquefois ils ne fussent pas croyables, et ne parussent feints ou imaginez ; me rendant plus difficile je suis allé plus loin, j’ay pris un trait d’un côté et un traiat d’un auter, et de ces divers traits qui pouvoient convenir à une même personne, j’en ai fait des peintures vraisemblables, cherchant moins à réjouir les Lecteurs pr le caractere, ou comme le disent les mécontens, par la satyre de quelqu’un, qu’à leur proposer des défauts à éviter, et des modeles à suivre.

Il me semble donc que je dois être moins blâmé, que plaint de ceux qui par hazard verroeint lerus noms écrits dans ces insolentes listes que je désavouë et que je condamne autant qu’elles le méritent. J’ose même attendre d’eux cette injustice, que sans s’arrêter à un Auteur Moral qui n’a eu nulle intention de les offenser par son Ouvrage, ils passeront jusqu’aux Interprêtes dont la noirceur est inexcusable. Je dis en effet ce que je dis, et nullement ce qu’on assure que j’ai voulu dire, et je réponds encore moins de ce qu’on me fait dire, et que je ne dis point, je nomme nettement les personnes que je veux nommer, toûjours dans la vûe de louer leur vertu ou leur merite ; j’écris leurs noms en lettres capitales afin qu’on les voye de loin, et que le Lecteur ne coure pas risque de les manquer : Si j’avois voulu mettre de noms véritables aux peintures moins obligeantes, je me serois épargné le travail d’emprunter des noms de l’ancienne histoire, d’employer des lettres initiales qui n’ont qu’une signification vaine et incertaine, de trouver enfin mille tours et mille faux fuyans pour depasser ceux qui me lisent, et les dégoûter des applications. Voilà la conduite que j’ai tenuë dans la composition des Caracteres.

Sur ce qui concerne la Harangue qui a paru longue et ennuyeuse au Chef des mécontens, je ne fçay en effet pourquoi j’ai tenté de faire de ce remerciement à l’Académie Françoise un Discours oratoire qui eût quelque force et quelque étenduë : de zelez Académiciens m’avoient déja frayé ce chemin, mais ils se sont trouvez en petit nombre, et leur zele pour l’honneur et pour la réputation de l’Academie n’a eu que peu d’imitateurs ; je pouvois suivre l’exemple de ceux qui postulant une place dans cette Compagnie sans avoir jamais rien écrit, quoi qu’ils fçachent écrire, annoncent dédaigneusement la veille de leur réception, qu’ils n’ont que deux mots à dire, et qu’un moment à parler, quoi que capables de parler long- tems, et de parler bien.

J’ai pensé au contraire, qu’ainsi que nul Artisan n’est agrégé à aucune societé, ni n’a ses lettres de Maîtrise sans faire son chef-d’œuvre, de même et avec encore plus de bienséance un homme associé à un Corps qui ne s’est soûtenu et ne peut jamais se soûtenir que par l’éloquence, se trouvoit engagé à faire en y entrant un effort en ce genre, qui le fist aux yeux de tous paroître digne du choix dont il venoit de l’honorer : Il me sembloit encore que puisque l’éloquence profane ne paroissoit plus regner au Barreau, d’où elle a été bannie par la nécessité de l’expédition, et qu’elle ne devoit plus être admise dans la Chaire où elle n’a été que trop soufferte, le seul asyle qui pouvoit lui rester, étoit l’Académie Françoise ; et qu’il n’y avoit rien de plus naturel, ni qui pût rendre cette Compagnie plus célébre, que si au sujet des réceptions de nouveaux Académiciens, elle sçavoit quelquefois attirer la Cour et la Ville à ses Assemblées par la curiosité d’y entendre des pieces d’Éloquence d’une juste étenduë, faites de main de maîtres, et dont la profession est d’exceller dans la science de la parole.

Si je n’ai pas atteint mon but, qui étoit de prononcer un Discours éloquent, il me paroît du moins que je me suis disculpé de l’avoir fait trop long de quelques minutes : car si d’ailleurs Paris à qui on l’avoit promis mauvais, fatyrique et insensé, s’est plaint qu’on lui avoit manqué de parole ; si Marly où la curiosité de l’entendre s’étoit répanduë, n’a point retenti d’applaudissemens que la Cour ait donnez à la critique qu’on en avoit faite ; s’il a sçû franchir Chantilli écueil des mauvais Ouvrages ; si l’Academie Françoise à qui j’avois appellé comme au Juge souverain de ces sortes de pieces, étant assemblée extraordinairement, a adopté celle-ci, l’a fait imprimer par son Libraire, l’a mise dans ses Archives, si elle n’étoit pas en effet composée d’un stile affecté, dur et interrompu, ni chargée de louanges fades et outrées, telles qu’on les lit dans les Prologues d’Opera, et dans tant d’Épîtres Dedicatoires, il ne faut plus s’étonner qu’elle ait ennuyé Théobalde. Je vois les tems, le public me permettra de le dire,où ce ne sera p as assez de l’approbation qu’il aura donnée à un Ouvrage pour en fiare la reputation, et que pour y mettre le dernier sceau, il sera necessaire que de certaines gens le desapprouvent, qu’ils y ayent baaillé.

Car voudroient-ils presentement qu’ils ont reconnu que cette Harangue a moins mal réüssi dans le public qu’ils ne l’avoient espéré, qu’ils sçavent que deux deux Libraires ont plaidé[3] à qui l’imprimeroit, voudroient-ils desavouer leur goût et le jugement qu’ils en ont porté dans les premiers jours qu’elle fut prononcée : me permettroient-ils de publier ou seulement de soupçonner une toute autre raison de l’âpre censure qu’ils en firent, que la persuasion où ils étoient qu’elle la méritoit : on sçait que cet homme d’un nom et d’un mérite si distingué avec qui j’eus l’honneur d’estre reçû à l’Académie Françoise prié, sollicité, persecuté de consentir à l’impression de sa Harangue par ceux mêmes qui vouloient supprimer la mienne, et en éteindre la mémoire, leur resista toûjours avec fermeté: Il leur dit, qu’il ne pouvoit ni ne devoit approuver une distinction si odieuse qu’ils vouloient faire entre lui et moi, que la préférence qu’ils donnoient à son Discours avec cette affectation et cet empressement qu’ils lui marquoient, bien loin de l’obliger, comme ils pouvoient le croire, lui faisoit au contraire une véritable peine ; que deux Discours également innocens prononcez dans le même jour devoient être imprimez dans le même tems : Il expliqua ensuite obligeamment en public et en particulier sur le violent chagrin qu’il ressentoit de ce que les deux Auteurs de la Gazette que j’ai citez, avoient fait servir les louanges qu’il leur avoit plû de lui donner, à un dessein formé de médire de moi, de mon Discours et de mes Caractéres ; et il me fit sur cette satyre injurieuse des explications et des excuses qu’il ne me devoit point. Si donc on vouloit inférer de cette conduite des Théobaldes, qu’ils ont crû faussement avoir besoin comparaison et d’une Harangue sole et décriée pour relever celle de mon Collegue, ils doivent répondre pour se laver de ce soupçon qui les déshonore, qu’ils ne sont ni courtisans ni dévouez à la faveur, ni interessez, ni adulateurs ; qu’au contraire ils sont finceres, et qu’ils ont dit navrement ce qu’ils pensoient du plan du slile et des expressions de mon remerciement à l’Académie Françoise, mais on ne manquera pas d’insister et de leur dire que le jugement de la Cour et de la Ville, des Grands et du peuple lui a été favorable : qu’importe, ils répliqueront avec constance que le public a son goût, et qu’ils ont le leur : réponse qui me ferme la bouche et qui termine tout différend : il est vrai qu’elle m’éloigne de plus en plus de vouloir leur plaire par aucun de mes écrits : car si j’ai un peu de santé avec quelques années de vie, je n’aurai plus d’autre ambition que celle de rendre par des soins assidus et par de bons conseils mes ouvrages tels qu’ils puissent toûjours partager les Théobaldes et le public.

[1] Cette préface ne se trouve point dans l’Edition de Paris. Mr de la Bruyère la composa pour défendre son Discours contre la Critique que quelques personnes en avoient faite, & la mit au devant de ce Discours qu’il ajoûta à la derniere Edition de ses Caracteres.

[2] Mercure Galant.

[3] L’instance étoit aux Requêtes de l’Hôtel.

 

DISCOURS

 

Messieurs,

Il seroit difficile d’avoir l’honneur de se trouver au milieu de vous, d’avoir devant les yeux l’Académie Françoise, d’avoir lu l’histoire de son establissement, sans penser d’abord à celui à qui elle en est redevable, et sans se persuader qu’il n’y a rien de plus naturel et qui doive moins vous déplaire que d’entamer ce tissu de louanges qu’exigent le devoir et la coutume, par quelques traits où le grand Cardinal soit reconnoissable, et qui en renouvèlent la mémoire.

Ce n’est point un personnage qu’il soit facile de rendre ni d’exprimer par de belles paroles ou par de riches figures, par ces discours moins faits pour relever le mérite de celui que l’on veut peindre, que pour montrer tout le feu et toute la vivacité de l’Orateur. Suivez le règne de Louis-le-Juste, c’est la vie du cardinal de Richelieu, c’est son éloge, et celui du Prince qui l’a mis en œuvre. Que pourrois-je ajouter à des faits encore récens et si mémorables ? Ouvrez son testament politique, digérez cet ouvrage, c’est la peinture de son esprit, son ame toute entière s’y développe, l’on y découvre le secret de sa conduite et de ses actions, l’on y trouve la source et la vraisemblance de tant et de si grands événemens qui ont paru sous son administration, l’on y voit sans peine qu’un homme qui pense si virilement et si juste, a pu agir surement et avec succès, et que celui qui a achevé de si grandes choses, ou n’a jamais écrit ou a dû écrire comme il a fait.

Génie fort et supérieur, il a su tout le fond et tout le mystère du Gouvernement, il a connu le beau et le sublime du ministère ; il a respecté l’étranger, ménagé les Couronnes, connu le poids de leur alliance. Il a opposé des alliés à des ennemis, il a veillé aux intérêts du dehors, à ceux du dedans, il n’a oublié que les siens. Une vie laborieuse et languissante, souvent exposée, a été le prix d’une si haute vertu. Dépositaire des trésors de son maître, comblé de ses bienfaits, ordonnateur, dispensateur de ses finances, on ne sauroit dire qu’il est mort riche.

Le croiroit-on, Messieurs ? Cette ame sérieuse et austère, formidable aux ennemis de l’Eftat, inexorable aux factieux, plongée dans la négociation, occupée tantôt à affoiblir le parti de l’hérésie, tantôt à déconcerter une ligue, et tantôt à méditer une conquête, a trouvé le loisir d’être savante, a goûté les belles-lettres, et ceux qui en faisoient profession. Comparez-vous, si vous l’osez, au grand Richelieu, hommes dévoués à la fortune, qui par le succès de vos affaires particulières, vous jugez dignes que l’on vous confie les affaires publiques, qui vous donnez pour des génies heureux et pour de bonnes têtes, qui dites que vous ne savez rien, que vous n’avez jamais lu, que vous ne lirez point, ou pour marquer l’inutilité des sciences, ou pour paroître ne devoir rien aux autres, mais puiser tout de votre fonds. Apprenez que le cardinal de Richelieu a su, qu’il a lu : je ne dis pas qu’il n’a point eu d’éloignement pour les gens de lettres, mais qu’il les a aimés, caressés, favorisés, qu’il leur a ménagé des priviléges, qu’il leur destinoit des pensions, qu’il les a réunis en une Compagnie célèbre, qu’il en a fait l’Académie Françoise. Oui, hommes riches et ambitieux, contempteurs de la vertu et de toute association qui ne roule pas sur les établissemens et sur l’intérêt, celle-ci est une des pensées de ce grand Ministre, né homme d’Eftat, dévoué à l’Eftat, esprit solide, éminent, capable dans ce qu’il faisoit des motifs les plus relevés, et qui tendoient au bien public comme à la gloire de la Monarchie, incapable de concevoir jamais rien qui ne fût digne de lui, du Prince qu’il servoit, de la France à qui il avoit consacré ses méditations et ses veilles.

Il savoit quelle est la force et l’utilité de l’éloquence, la puissance de la parole, qui aide la raison et la fait valoir, qui insinue aux hommes la justice et la probité, qui porte dans le cœur du soldat l’intrépidité et l’audace, qui calme les émotions populaires, qui excite à leurs devoirs les Compagnies entières ou la multitude. Il n’ignoroit pas quels sont les fruits de l’Histoire et de la Poësie : quelle est la nécessité de la Grammaire, la base et le fondement des autres Sciences, et que pour conduire ces choses à un degré de perfection qui les rendit avantageuses à la république, il falloit dresser le plan d’une Compagnie où la vertu seule fût admise, le mérite placé, l’esprit et le savoir rassemblés par des suffrages. N’allons pas plus loin : voilà vos principes, Messieurs, et votre règle, dont je ne suis qu’une exception.

Rappelez en votre mémoire, la comparaison ne vous sera pas injurieuse, rappelez ce grand et premier Concile, où les Pères qui le composoient étoient remarquables, chacun par quelques membres mutilés, ou par les cicatrices qui leur étoient restées des fureurs de la persécution ; ils sembloient tenir de leurs plaies le droit de s’asseoir dans cette assemblée générale de toute l’Église. Il n’y avoit aucun de vos illustres prédécesseurs qu’on ne s’empressât de voir, qu’on ne montrât dans les places, qu’on ne désignât par quelque ouvrage fameux qui lui avoit fait un grand nom, et qui lui donnoit rang dans cette Académie naissante qu’ils avoient comme fondée. Tels étoient ces grands artisans de la parole, les premiers maîtres de l’éloquence françoise. Tels vous êtes, Messieurs, qui ne cédez ni en savoir, ni en mérite à nul de ceux qui vous ont précédés.

L’un aussi correct dans sa langue que s’il l’avoit apprise par regles et par principes, aussi élegant dans les langues étrangeres, que si elles lui étoient naturelles en quelque idiome qu’il compose, semble tousjours parler celui de son pays. Il a entrepris, il a fini une penible traduction que le plus bel esprit pourroit avouër, et que le plus pieux personnage devroit desirer d’avoir faite.

L’autre fait revivre Virgile parmi nous, transmet dans nostre langue les graces et les richesses de la Latine, fait des Romans qui ont une fin, en bannit le prolixe et l’incroyable, pour y substituer le vrai-semblable et le naturel.

Un autre plus égal que Marot, et plus Poëte que Voiture, a le jeu, le tour et la naïveté de tous les deux ; il instruit en badinant, persuade aux hommes la vertu par l’organe des bestes, éleve les petits sujets jusqu’au sublime ; homme unique dans son genre d’écrire, tousjours original, soit qu’il invente, soit qu’il traduise, qui a esté au delà de ses modeles, modele lui-mesme difficile à imiter.

Celui-ci passe Juvenal, atteint Horace, semble créer les pensées d’autrui, et se rendre propre tout ce qu’il manie ; il a dans ce qu’il emprunte des autres toutes les graces de la nouveauté, et tout le merite de l’invention ; ses vers forts et harmonieux, faits de genie, quoi que travaillez avec art, pleins de traits et de poësie, seront leus encore quand la langue aura vieilli, en seront les derniers débris ; on y remarque une Critique seure, judicieuse, et innocente, s’il est permis du moins de dire de ce qui est mauvais, qu’il est mauvais.

Cet autre vient après un homme loüé, applaudi, admiré, dont les vers volent en tous lieux et passent en proverbe, qui prime, qui regne sur la scene, qui s’est emparé de tout le theatre : il ne l’en dépossede pas, il est vrai, mais il s’y establit avec lui, le monde s’accoustume à en voir faire la comparaison ; quelques-uns ne souffrent pas que Corneille, le grand Corneille lui soit preferé, quelques autres qu’il lui foit égalé ; ils en appellent à l’autre siecle, ils attendent la fin de quelques vieillards, qui touchez indifferemment de tout ce qui rappelle leurs premieres années, n’aiment peut-estre dans Œdipe que le souvenir de leur jeunesse.

Que dirai-je de ce Personnage qui a fait parler si long-temps une envieuse Critique, et qui l’a fait taire, qu’on admire malgré foi, qui accable par le grand nombre et par l’éminence de ses talens ; Orateur, Historien, Theologien, Philosophe ; d’une rare érudition, d’une plus rare éloquence, foit dans les entretiens, foit dans les écrits, soit dans la chaire ; un deffenseur de la Religion, une lumiere de l’Eglise, parlons d’avance le langage de la posterité, un Pere de l’Eglise, que n’est-il point ? Nommez, MESSIEURS, une vertu qui ne soit pas la sienne.

Toucherai-je aussi vostre dernier choix si digne de vous ? quelles choses vous furent dites dans la place où je me trouve ! Je m’en souviens, et aprés ce que vous avez entendu, comment ose-je parler, comment daignez-vous m’entendre ? Avouons-le, on sent la force et l’ascendant de ce rare esprit, soit qu’il presche de genie et sans préparation, soit qu’il prononce un Discours estudié et oratoire, soit qu’il explique ses pensées dans la conversation : tousjours maistre de l’oreille et du cœur de ceux qui l’écoutent, il ne leur permet pas d’envier ni tant d’élevation, ni tant de facilité, de delicatesse, de politesse ; on est assez heureux de l’entendre, de sentir ce qu’il dit, et comme il le dit ; on doit estre content de soi si l’on emporte ses reflexions, et si l’on en profite : quelle grande acquisition avez-vous faite en cet homme illustre ! à qui m’associez-vous !

Je voudrois, MESSIEURS, moins pressé par le temps et par les bien-seances qui mettent des bornes à ce Discours, pouvoir louer chacun de ceux qui composent cette Académie par des endroits encore plus marquez et par de plus vives expressions : toutes les fortes de talens que l’on voit répandus parmi les hommes, se trouvent partagez entre vous. Vent-on de diserts Orateurs qui aient semé dans la chaire toutes les fleurs de l’éloquence, qui avec une sainte morale aient employé tous les tours et toutes les finesses de la langue, qui plaisent par un beau choix de paroles, qui fassent aimer les solemnitez, les temples, qui y fassent courir, qu’on ne les cherche pas ailleurs, ils sont parmi vous : admire-t-on une vaste et profonde litterature qui aille fouiller dans les archives de l’antiquité, pour en retirer les choses ensevelies dans l’oubli, échappées aux esprits les plus curieux, ignorées des autres hommes ; une memoire, une methode, une precision à ne pouvoir dans ces recherches s’égarer d’une seule année, quelquefois d’un seul jour sur tant de siecles, cette doctrine admirable vous la possedez, elle est du moins en quelques-uns de ceux qui forment cette sçavante Assemblée : si l’on est curieux du don des langues, joint au double talent de sçavoir avec exactitude les choses anciennes, et de narrer celles qui sont nouvelles avec autant de simplicité que de verité, des qualitez si rares ne vous manquent pas, et sont réunies en un mesme sujet : si l’on cherche des hommes habiles, pleins d’esprit et d’experience, qui par le privilege de leurs emplois fassent parler le Prince avec dignité et avec justesse ; d’autres qui placent heureusement et avec succez dans les négociations les plus délicates, les talens qu’ils ont de bien parler et de bien écrire ; d’autres encore qui prestent leurs foins et leur vigilance aux affaires publiques, après les avoir employez aux judiciaires, tousjours avec une égale réputation ; tous se trouvent au milieu de vous, et je souffre à ne les pas nommer.

Si vous aimez le sçavoir joint à l’éloquence, vous n’attendrez pas long-temps, reservi seulement toute vostre attention pour celui qui parlera après moi : que vous manque-t-il enfin ? vous avez des Écrivains habiles en l’une et en l’autre Oraison, des Poëtes en tout genre de poësies, foit morales, soit chrestiennes, soit heroïques, soit galantes et enjouées ; des imitateurs des anciens, des critiques austeres ; des esprits fins, délicats, subtils, ingenieux, propres à briller dans les conversations et dans les cercles, encore une fois, à quels-hommes, à quels grands sujets m’associez-vous ?

Mais avec qui daignez-vous aujourd’huy me recevoir, après qui vous fais-je ce public remerciment ? Il ne doit pas néanmoins, cet homme si louable et si modeste, appréhender que je le louë, si proche de moi il auroit autant de facilité que de disposition à m’interrompre, je vous demanderai plus volontiers à qui me faites-vous succeder ? à un homme qui avoit de la vertu.

Quelquefois, MESSIEURS, il arrive que ceux qui vous doivent les louanges des illustres morts dont ils remplissent la place, hesitent, partagez entre plusieurs choses qui méritent également qu’on les releve ; vous aviez choisi en Mr. l’Abbé de la Chambre un homme si pieux, si tendre, si charitable, si louable par le cœur, qui avoit des mœurs si sages et si chrestiennes, qui estoit si touché de Religion, si attaché à ses devoirs, qu’une de ses moindres qualitez estoit de bien écrire ; de solides vertus qu’on voudroit celebrer, font passer legerement sur son érudition ou sur son éloquence ; on estime encore plus sa vie et sa conduite que ses Ouvrages ; je préfèrerois en effet de prononcer le Discours funebre de celui à qui je succede, plustost que de me borner à un simple éloge de son esprit : le merite en lui n’estoit pas une chose acquise, mais un patrimoine, un bien héréditaire, si du moins il en faut en juger par le choix de celui qui avoit livré son cœur, sa confiance, toute sa personne à cette famille, qui l’avoit renduë comme vostre alliée, puisqu’on veut dire qu’il l’avoit adoptée, et qu’il l’avoit mise avec l’Académie Françoise fous sa protection.

Je parle du Chancelier Seguier : on s’en souvient comme de l’un des grands Magistrats que la France ait nourri depuis ses commencemens. Il a laissé à douter en quoi il excelloit davantage, ou dans les belles Lettres, ou dans les affaires ; il est vrai du moins, et on en convient, qu’il surpassoit en l’un et en l’autre tous ceux de son temps : homme grave et familier, profond dans les déliberations ; quoi que doux et facile dans le commerce, il a eu naturellement ce que tant d’autres veulent avoir, et ne se donnent pas, ce qu’on n’a point par l’étude et par l’affectation, par les mots graves ou sententieux, ce qui est plus rare que la science, et peut-estre que la probité, je veux dire de la dignité ; il ne la devoit point à l’éminence de son poste, au contraire, il l’a annobli ; il a esté grand et accredité sans ministere, et on ne voit pas que ceux qui ont sceu tout réunir en leurs personnes, l’aient effacé. Vous le perdistes il y a quelques années, ce grand Protecteur, vous jettastes la veuë autour de vous, vous promenastes vos yeux sur tous ceux qui s’offroient, et qui se trouvoient honorez de vous recevoir : mais le sentiment de vostre perte sut tel, que dans les efforts que vous fistes pour la réparer, vous osastes penser à celui qui seul pouvoit vous la faire oublier, et la tourner à vostre gloire : avec quelle bonté, avec quelle humanité ce magnanime Prince vous a-t-il reçûs ! N’en soyons pas surpris, c’est son caractere, le mesme, MESSIEURS, que l’on voit éclater dans toutes les actions de sa belle vie, mais que les surprenantes révolutions arrivées dans un Royaume voisin et allié de la France, ont mis dans le plus beau jour qu’il pouvoit jamais recevoir.

Quelle facilité est la nostre pour perdre tout d’un coup le sentiment et la mémoire des choses dont nous nous sommes veus le plus fortement imprimez ! Souvenons-nous de ces jours tristes que nous avons passez dans l’agitation et dans le trouble, curieux, incertains quelle fortune auroient couru un grand Roi, une grande Reine, le Prince leur fils, famille auguste, mais malheureuse, que la piété et la Religion avoient pouffées jusqu’aux dernieres espreuves de l’adversité, helas ! avoient-ils peri sur la mer, ou par les mains de leurs ennemis, nous ne le sçavions pas : on s’interrogeoit, on se promettoit reciproquement les premieres nouvelles qui viendroient sur un évenement si lamentable ; ce n’estoit plus une affaire publique, mais domestique, on n’en dormoit plus, on s’éveilloit les uns les autres, pour s’annoncer ce qu’on en avoit appris : et quand ces Personnes royales, à qui l’on prenoit tant d’interest, eussent pû échapper à la mer, ou à leur patrie, estoit-ce assez ? Ne falloit-il pas une terre estrangere où ils pussent aborder, un Roi également bon et puissant qui pust, et qui voulust les recevoir ? Je l’ai veuë cette reception, spectacle tendre, s’il en fut jamais ! On y versoit des larmes d’admiration et de joie : ce Prince n’a pas plus de grace lorsqu’à la teste de ses Camps et de ses Armées il foudroie une Ville qui lui resiste, ou qu’il dissipe les troupes ennemies du seul bruit de son approche.

S’il soutient cette longue guerre, n’en doutons pas, c’est pour nous donner une paix heureuse ; c’est pour l’avoir à des conditions qui soient justes, et qui fassent honneur à la Nation, qui ostent pour tousjours à l’ennemi l’esperance de nous troubler par de nouvelles hostilitez. Que d’autres publient, exaltent ce que ce grand Roi a executé ou par lui-mesme, ou par ses Capitaines, durant le cours de ces mouvemens dont toute l’Europe est ebranlée, ils ont un sujet vaste, et qui les exercera long-temps ; que d’autres augurent, s’ils le peuvent, ce qu’il veut achever dans cette campagne ; je ne parle que de son cœur, que de la pureté et de la droiture de ses intentions ; elles sont connuës, elles lui échappent ; on le félicite sur des titres d’honneur dont il vient de gratifier quelques Grands de son Estat ; que dit-il ? qu’il ne peut estre content quand tous ne le sont pas, et qu’il lui est impossible que tous le soient comme il le voudroit. Il sçait, MESSIEURS, que la fortune d’un Roi est de prendre des Villes, de gagner des Batailles, de reculer ses frontieres, d’estre craint de ses Ennemis, mais que la gloire du Souverain consiste à estre aimé de ses peuples, en avoir le cœur, et par le cœur tout ce qu’ils possedent. Provinces éloignées, Provinces voisines ! ce Prince humain et bienfaisant, que les Peintres et les Statuaires nous défigurent, vous tend les bras, vous regarde avec des yeux tendres et pleins de douceur, c’est là son attitude : il veut voir vos Habitans, vos Bergers danser au son d’une fluste champestre sous les saules et les peupliers, y mesler leurs voix rustiques, et chanter les louanges de celui qui avec la paix et les fruits de la paix leur aura rendu la joie et la serenité.

C’est pour arriver à ce comble de ses souhaits, la félicité commune, qu’il se livre aux travaux et aux fatigues d’une guerre pénible, qu’il essuie l’inclémence du ciel et des faisons, qu’il expose sa personne, qu’il risque une vie heureuse : Voila son secret, et les veuës qui le font agir ; on les penetre, on les discerne par les seules qualitez de ceux qui sont en place, et qui l’aident de leurs conseils : je ménage leur modestie, qu’ils me permettent seulement de remarquer, qu’on ne devine point les projets de ce sage Prince, qu’on devine au contraire, qu’on nomme les personnes qu’il va placer, et qu’il ne fait que confier la voix du peuple dans le choix qu’il fait de ses Ministres : Il ne se décharge pas entierement sur eux du poids de ses affaires, lui-mesme, si je l’ose dire, il est son principal Ministre, tousjours appliqué à nos besoins, il n’y a pour lui ni temps de relasche, ni heures privilégiées : Desja la nuit s’avance, les Gardes sont relevées aux avenuës de son Palais, les Astres brillent au ciel, et sont leur course ; toute la nature repose, privée du jour, ensevelie dans les ombres, nous reposons aussi ; tandis que ce Roi retiré dans son balustre, veille seul sur nous et sur tout l’Estat : tel est, MESSIEURS, le Protecteur que vous vous estes procuré, celui de ses peuples.

Vous m’avez admis dans une Compagnie illustrée par une si haute protection : je ne le dissimule pas, j’ai assez estimé cette distinction pour desirer de l’avoir dans toute sa fleur et dans toute son intégrité, je veux dire de la devoir à vostre seul choix, et j’ai mis vostre choix à tel prix, que je n’ai pas osé en blesser, pas mesme en effleurer la liberté par une importune sollicitation : j’avois d’ailleurs une juste deffiance de moi-mesme, je sentois de la repugnance à demander d’estre preferé à d’autres qui pouvoient estre choisis ; j’avoir crû entrevoir, MESSIEURS, une chose que je ne devois avoir aucune peine à croire, que vos inclinations se tournoient ailleurs, sur un sujet digne, sur un homme rempli de vertus, d’esprit et de connoissances, qui estoit tel avant le poste de confiance qu’il occupe, et qui seroit tel encore s’il ne l’occupoit plus ; je me sens touché non de sa déference, je fçais celle que je lui dois, mais de l’amitié qu’il m’a tesmoignée, jusques à s’oublier en ma faveur : Un père mene son fils à un spectacle, la foule y est grande, la porte est assiegée, il est haut et robuste, il fend la presse, et comme il est prest d’entrer, il pousse son fils devant lui qui sans cette precaution ou n’entreroit point, ou entreroit tard : Cette démarche d’avoir suplié quelques-uns de vous, comme il a fait, de vouloir détourner vers moi leurs suffrages, qui pouvoient si justement aller à lui, elle est rare, puisque dans ses circonstances elle est unique, et elle ne diminuë rien de ma reconnoissance envers vous, puisque vos voix seules tousjours libres et arbitraires donnent une place dans l’Académie Françoise.

Vous me l’avez accordée, MESSIEURS, de si bonne grace avec un consentement si unanime, que je la dois et la veux tenir de vostre seule magnificence : Il n’y a ni poste, ni credit, ni richesses, ni titres, ni autorité, ni faveur qui ayant pu vous plier à faire ce choix, je n’ai rien de toutes ces choses, tout me manque. Un Ouvrage qui a eu quelque succez par sa singularité, et dont les fausses, je dis les fausses et malignes applications pouvoient me nuire auprés des personnes moins équitables et moins éclairées que vous, a esté toute la médiation que j’ai employée et que vous avez receuë, quel moien de me repentir jamais d’avoir escrit !