Fêtes commémoratives du séjour de Pétrarque à Lombez

Le 20 juin 1937

Joseph de PESQUIDOUX

FÊTES COMMÉMORATIVES
DU SÉJOUR DE PÉTRARQUE A LOMBEZ

DISCOURS

DE

M. JOSEPH DE PESQUIDOUX
DÉLÉGUÉ DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

Monsieur et Illustre Confrère ([1]),

Mes premiers mots seront pour souhaiter à mon tour la bienvenue au poète, au romancier, au dramaturge, au critique que l’on rencontre en vous par une éclatante éclosion de dons multiples. Bienvenue pour votre personne et à travers elle pour l’Académie royale d’Italie que vous représentez au milieu de nous, que je salue au nom de l’Académie française, doyenne des Compagnies de lettres du monde. Soyez donc, Monsieur, notre hôte unanimement accueilli et admiré.

 

Monsieur le Préfet,
Monsieur le Consul général,
Monsieur le Maire,
Mesdames,
Messieurs,

Après tant d’orateurs savants et éloquents que vous venez d’entendre, je n’entreprendrai pas de célébrer ce Pétrarque, un des rares élus de la pensée humaine qui ont reçu l’inextinguible étincelle, où ceux qui les suivent et qui osent s’écrier : « Et moi aussi je suis poète », viennent alimenter leur propre flamme et leur propre génie. Lamartine, un autre porteur de feu, proclamait Pétrarque : « Le plus grand poète d’amour des temps modernes », non à cause de la perfection parnassienne déjà de ses vers, parfois même trop ciselés, raccourcissant le coup d’aile, mais parce que le premier, tout imprégné d’antiquité comme d’esprit médiéval qu’il fût, il avait su se dégager de l’amour seulement charnel des lyriques anciens comme de l’amour seulement intellectuel et mystique d’un Dante Alighieri, et chérir la femme tout entière, créature de chair et de sang et inspiratrice à la fois d’idéal, vivante étoile... Celle-là, Lamartine l’a connue, chantée, adorée aussi. Sœur de Laure, elle s’appelait Elvire, à laquelle il a jeté un jour cette apostrophe :

Et les siècles auront passé sur ta poussière,
Elvire, et tu vivras toujours...

Nous pouvons en croire le poète du « Lac », lorsqu’il nous montre le poète des trois odes sur les regards de Laure, les plus fameuses qu’il ait écrites, dites les « trois sœurs » par les Italiens, lorsqu’il nous le montre, à l’entrée de la littérature passionnelle contemporaine, précurseur et initiateur, empli de paroles évocatrices. Et les deux inspirés s’en vont maintenant côte à côte à l’avenir, dans le sillage de leurs dames, de celles qu’ils nommaient « leur éternel soupir ».

Au-delà du poète, non plus haut, mais plus vaste, — car tant de sonnets et de poèmes pathétiques n’ont été que les fleurs somptueuses et capiteuses d’un arbre géant, je n’évoquerai pas non plus le philosophe en Pétrarque, à qui est dû, selon Renan, le renouvellement des idées comme de la poésie. Non point métaphysicien, mais philosophe en tant que scrutateur des désirs, des joies et des douleurs du cœur humain, engagé dans la méditation sur la vie individuelle, et d’abord sur la sienne : tourmentée, orageuse, déchirée... Et là, après avoir poussé quelques-uns des cris, livré ou étouffé quelques-uns des sanglots, conçu et perdu quelques-uns des espoirs les plus poignants de l’homme, il s’est plongé dans l’amertume, l’incertitude et la vanité de l’existence, au fur et à mesure qu’il passait par les phases de son incurable amour : l’éblouissement, l’attente inassouvie, l’apaisement avec le renoncement... Il écrivait alors : « Qu’on me plaigne du moins, si l’on ne me pardonne » ; ou encore : « Trop bas je suis resté, pourtant j’avais des ailes » ; ou enfin : « Ce qu’on croit le bonheur n’est qu’un songe qui fuit... » Ne semble-t-il pas entendre un de nos romantiques, celui-là qui a le plus saigné dans son cœur, et qui disait :

Parmi les vains plaisirs que j’appelle à mon aide,
Je trouve un tel dégoût que je me sens mourir.

Mais que devient Lombez en tout cela ? Au milieu de sa passion grandissante autant qu’impuissante, devant l’accueil distant de Laure, environnée de ses enfants comme d’un bouclier, Lombez a été l’oasis de repos, de réflexion, de reprise de soi-même, la première que complétera plus tard la solitude de la Fontaine de Vaucluse, tant la nature en sa sérénité et sa pérennité apporte de calme et finalement de bienfaisant oubli dans nos agitations. Il avait pour l’aider la présence de son ami l’évêque Jacques Colonne, de ses prêtres et clercs ; la société d’un peuple courtois et familier jusque chez le laboureur et l’artisan ; la vue de l’hospitalier pays avec ses collines modérées, sa rivière paisible, ses terres où croît tout ce qui abreuve.et nourrit, son horizon qui monte jusqu’aux Pyrénées, elles-mêmes haussées dans l’infini ; et, là-dessus, les roses pâles des aurores, les roses pourpres des couchants, après les étincelants midis, et je ne sais quoi encore de nostalgique et d’enivrant qui flotte dans l’air de chez nous, avec l’odeur de la fleur de vigne ou celle du chèvrefeuille. En contemplant ou respirant tout cela, Pétrarque retrouvait le jeu tranquille des forces, la liberté du souffle, le mouvement et le délice de la vie... Il n’oubliera jamais ce séjour en Gascogne. Et mariant dans son souvenir les deux patries, la natale et l’adoptée d’un moment, il écrira : « On semblait moins être passé en Gascogne, que la Gascogne en Italie. »

Disons qu’elles étaient toutes mêlées. Elles le sont toujours... Si l’on n’y voit plus de pontife ni de prince de la pensée, Pétrarque ou Colonne, pour y tenir assises de science divine ou de poésie, voici que de rudes hommes du sol, famille par famille, arrivent dans nos campagnes trop désertées, pour les repeupler et les ranimer. Semblables aux nôtres, de même pas que les nôtres. Et tous ceux-là, du sang de Pétrarque, car toute race est une, retrouvent comme lui une seconde Italie dans la tradition agricole, dans l’habitude de vivre et de sentir, dans l’ambiance sociale, et jusque dans la courbe des paysages où s’inscrit l’arc d’airain du pin parasol, où jaillit la lance flexible du cyprès de l’Ombrie. Et j’ose dire que, chez nous seulement, sur cette terre de France et singulièrement de Gascogne, pareille entente, pareille amitié étaient possibles, sans disputes, sans heurts, sans jalousie, et cette marche côte à côte sur le sillon comme hier sur le champ de bataille, aux jours de gloire et de deuil partagés... Oui, sur la terre ancestrale comme sur la mer riveraine : la mer bleue que nous appelons en commun : « Notre mer », suivant le mot profond de nos paysans, nous sommes « de même trace », de trace latine...

Que ce soit là, Mesdames et Messieurs, la signification de ce jour magnifique de concorde et de rassemblement. Et vous, Monsieur et illustre confrère, que Rome nous a fait l’honneur de déléguer à cette fête commémorative, veuillez en recevoir le témoignage et l’apporter de notre part à la Ville pontificale et impériale, à la Ville éternelle dont nous avons reçu au cours du temps nos lois, notre culture et notre foi.

 

[1] M. Lucio d’Ambra, de l’Académie Royale d’Italie.