Inauguration d'une plaque au château de Bourdonné où est mort José-Maria de Heredia

Le 5 octobre 1935

Gabriel HANOTAUX

Inauguration d’une plaque au château de Bourdonné
où est mort José-Maria de HEREDIA

le mardi 5 octobre 1935

DISCOURS

DE

M. Gabriel HANOTAUX
AU NOM DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

MESSIEURS,

José-Maria de Heredia, né à Cuba, descendant par sa mère de ces magistrats d’Ouville en Normandie où avait habité Corneille, nous est revenu, comme Parny et Leconte de Lisle de la Réunion, et comme Victor Hugo, tout vibrant de ses enfances en Espagne. Il fit ses études à Senlis, dans ce Valois de Gérard de Nerval, au pays de Racine et de La Fontaine, et il vint mourir ici, au cœur même de notre vieille France, dans ce château de Bourdonné où les lettres et le haut goût français ont, de tout temps, élu domicile.

Sous ces ombrages et sur ces parterres fleuris, ses yeux se remplirent, avant de se fermer, de tout ce que la terre pouvait lui offrir de délicieux et d’exquis. De Bourdonné, il écrivait, le 14 août 1909, à sa chère fille Mme Henri de Régnier : « Ce Bourdonné est un parc enchanté ; c’est un endroit délicieux, au milieu de l’eau ; sans un moustique, sans brouillard, sans humidité, plein d’oiseaux, dont, hélas ! je n’entends pas le ramage (car il était sourd comme Ronsard et comme Beethoven, ce chanteur !), mais aussi plein de fleurs que je vois, que je respire... Il y a un martin-pêcheur qui file tous les soirs à 7 h. 15 le long de la terrasse pour rejoindre son nid et qui parfois, le matin, vient me voir à la source dans le bois où je passe les heures à regarder le jeu du soleil sur les troncs, dans les feuilles que remue le vent et dans l’eau immobile... » Ne dirait-on pas l’adoration intime de saint François d’Assise ?... En ces jours suprêmes, l’au-delà était en lui.

Quelque temps auparavant, il était venu chez moi, à Apremont, où il acceptait une hospitalité familière. J’étais allé le chercher, en voiture découverte, à la gare de Mantes. C’était la fin de la journée ; le soleil venait de disparaître sur l’horizon. Nous avions à traverser un bois touffu où déjà était tombée la nuit ; rions nous taisions. Soudain, le poète se tourna vers moi : « La nuit, la nuit, dit-il, la nuit ! Plus de soleil ! C’est déjà la mort ! Mon père est mort à soixante ans. J ‘ai soixante ans. Déjà la mort ! Je n’ai pas peur de la mort. Mais les ténèbres, le noir, toujours, toujours ! J’ai horreur de la nuit. »

Ainsi parlait ce fils du soleil qui était venu parmi nous pour nous apporter le faste de cette lumière qu’il aimait uniquement.

Il mourut.

Nous apposons sur ces murs la plaque commémorative de la nuit qui l’envahit soudain pour ne laisser que son nom, rien que son nom et son œuvre dans la lumière.

Cette plaque sera la bien gardée. Quels souvenirs, en effet, dans la maison d’où s’envola l’oiseau chanteur venu de l’autre rivage !

Un chanteur ! Hier, on s’efforçait de définir cette indéfinissable : la poésie pure. Or, notre poète, dans la dédicace des Trophées à Leconte de Lisle, n’a-t-il pas dit déjà, analysant son propre génie : « L’amour de la poésie pure et du pur langage français... » II s’enrôlait donc d’avance sous le drapeau. Et ne lançait-il pas à-Bulot ce mot d’une si magnifique désinvolture : « Je fais des vers, Monsieur ; c’est, une de mes élégances » ?

Se peut-il un être plus détaché de tout ce qui encombre la littérature, un écrivain moins atteint, de gendelettrie ? L’élégance, l’inspiration, la poésie pure ! C’est un oiseau sur la branche ; un chanteur. Il chanta !

Et c’est parce qu’il n’est rien qu’un chanteur, un aède, comme Homère, qu’il nous a laissé un poème resplendissant de l’éclat de toute la vie humaine, avec les plus extraordinaires reflets du passé, avec les plus étonnantes illuminations de l’avenir.

Nous, les contemporains de sa jeunesse, nous chantions les Trophées de Heredia. Avant qu’ils eussent gémi sous la presse, ils volaient sur les lèvres des hommes. Nous cherchions en leur rythme, frappant comme un timbre, la résonance de notre rythme vital. Nature, histoire, émotion épique ou religieuse, mystère du grand tout, temps, espace, il nous réapprenait ce que les âges antérieurs avaient négligé pour s’absorber dans un lyrisme trop personnel ou trop brutal. Par lui, soudain, l’art reprenait possession du monde, réveillait le passé et éveillait devant nous l’avenir.

Car le poète est un prophète.

On avait délaissé l’antiquité, les grandeurs grecque, latine, méditerranéenne. On vantait la supériorité des races du Nord. Après la défaite, cette nuit trouble et douloureuse nous accablait.

Or, l’homme est venu avec son soleil ; et, tout à coup, en vous la foi renaît. Notre humanité à nous se lève de la tombe où on l’avait scellée. L’antiquité, la Grèce, Rome, l’ordre, la mesure, tout s’affirme dans la brièveté péremptoire du sonnet.

Les voilà, les grandes images debout sur un ciel de lumière : l’Hercule abattant les oiseaux du lac Stymphale, l’Imperator sanglant,

Le chef borgne monté sur l’éléphant Gétule,

Et, aussi, les douceurs harmonieuses et apaisantes, « les Stades assouplis », le vaisseau de Virgile, « Villula » et sa quiétude :

Va ! tu sais à présent que Gallus est un sage.

C’était une autre atmosphère. Nous avions retrouvé nos droits d’aînesse ; nous étions redevenus « classiques », c’est-à-dire héritiers de nos propres origines. Le chanteur avait opéré ce miracle.

Il peut se retourner glorieusement vers l’ancêtre fondateur de villes, cet Orphée qui fut de l’Académie française :

Aussi tes derniers fils sans trèfle, ache ni perle,
Timbrent-ils leur écu d’un palmier ombrageant
De son panache d’or une ville d’argent.

Le panache est un laurier.

Dans un siècle incrédule, le poète, inspiré par ses origines, nous a jeté aux pieds du Christ et il a laissé aux mères la courte et naïve prière qui ne lasse pas la mémoire d’un enfant :

De l’Orient lointain ils portaient leurs hommages
Aux pieds du fils de Dieu, né pour guérir les maux
Que souffrent ici-bas l’homme et les animaux.
Un page noir soutient leurs robes à ramages.

Cherchez ! vous ne retrouverez pas cette humble sincérité dans tout le Génie du Christianisme !

J’ai tenu un exemplaire des Trophées où une mère, le jour de la mort de son fils, le héros, encadra d’un trait noir, aussi douloureux que ses larmes, le tercet final de « La Mort de l’Aigle » :

Heureux qui pour la Gloire ou pour la Liberté
Dans l’orgueil de la force et l’ivresse du rêve,
Meurt ainsi, d’une mort éblouissante et brève.

Encore, tout cela, c’était le passé ! Mais, comment ce voyant, ce visionnaire a-t-il pu s’élever jusque dans l’avenir et dans l’espace pour y pressentir le bond qu’allait y faire l’âme de son temps et du lendemain de son temps ?

Comment a-t-il pu entendre, en lui-même, ces rappels de l’aventure qui avait été celle de ses ancêtres ? Comment a-t-il pu deviner que l’âge des conquistadores allait renaître, et que la France, refoulée sur elle-même, allait donner le branle à cette pleine découverte de la planète qu’avaient manquée, en somme, les Portugais de Henri le Navigateur et les Espagnols de Philippe II ?

Tel est, le mystère de l’inspiration. Nous-mêmes, qui agissions, n’avons pas compris que le porteur de lyre, eu chantant, nous ouvrait la voie.

Et puisque nous sommes réunis ici aujourd’hui autour du poète qui n’a rien imité et qui reste inimitable, demandons-nous quel destin nous a conservés pour que nous puissions déposer, quoique trop tardivement, sur l’autel de sa mémoire cette palme et cette confidence ?

Oui, poète, nous les avons vus, nous les avons connus, nous les avons aimés, ces héros que, d’avance, vous avez chantés, que vous avez inspirés, qui ont emporté dans leurs voyages sans peur et sans reproche, sous la selle du cheval ou dans le sac du chameau, vos vers, vos Trophées, dignes inspirateurs de leurs nouvelles aventures :

Aussitôt s’éloignant de la côte à grands pas,
A travers le désert sablonneux des pampas,
Tout
joyeux de mener au but ses vieilles bandes,
Pizarre commença d’escalader les Andes.

Trouveront-ils un tel poète, les nôtres, — les Galliéni, les Marchand, les Rivière, les Garnier, les Lagarde, les Binger, les Brazza, les Gentil, les Foureau, les Gouraud, — ceux qui sont tombés et ceux qui ont survécu ? Ils ont tenu la mappemonde dans le creux de la main. Nous voyons, après cinquante ans, d’autres s’élancer sur leurs traces. Mais, eux, leur œuvre est accomplie.

Et nous, qui étions près d’eux, qui hésitions, secoués, entraînés par leur ardeur, nous n’avions pas compris le chant annonciateur !

Nous te saluons, fils des deux hémisphères, fils et petit-fils de l’aventure, qui sentis se mêler dans tes veines le sang normand et le sang espagnol, battre dans ta poitrine le cœur de Roland et le cœur du Cid.

Par une haute inspiration ancestrale, tu ouvris tes bras étendus vers l’espace et tes yeux vers la lumière, vers le soleil. Créateur d’une poésie pure parce qu’elle est vraie et humaine sans prétention dans sa noble démarche comme une vierge des panathénées, chanteur unique, tu n’as dit que ce que ta fière nature t’inspirait. Tu as été le grand poète français de ce grand dix-neuvième siècle finissant !

Et c’est pourquoi, ici, devant ces amis chers qui t’ont vu jusqu’à la minute suprême, devant ces héritiers de ta gloire, nés de toi, ou choisis par toi, et à qui tu n’as laissé d’autre héritage que ton charme et ton génie, unissant dans notre hommage la compagne de toute une vie, la mère de tes enfants, nous, les survivants de l’amitié, qui avons respiré la fleur de ton âme, nous nous inclinons, joignant par la pensée cette maison aimée à la colline de Bon Secours où tu reposes, — plus près du Ciel !