Inauguration de la statue de Mme de Sévigné, à Vitré

Le 8 octobre 1911

Paul DESCHANEL

INAUGURATION DE LA STATUE DE MADAME DE SÉVIGNÉ

À VITRÉ, LE 8 OCTOBRE 1911

DISCOURS

DE

M. PAUL DESCHANEL
MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

MESDAMES ET MESSIEURS,

Vous avez convié l’Académie française à vos fêtes. Elle en est touchée et vous en remercie. Elle se console de ne pouvoir élire les femmes en leur rendant hommage. Il faut que les hommes soient bien assurés de leurs propres mérites, pour que notre Compagnie, en un siècle où vivaient madame de Sévigné et madame de La Fayette, ne les ait pas admises. Mais ces dames se sont vengées en se montrant beaucoup plus sûrement immortelles et en s’attachant passionnément la plupart d’entre nous.

Madame de Sévigné était morte depuis plus de cent cinquante ans, lorsque M. de Sacy en devint amoureux. Il l’aima tant, telle que l’avaient donnée les premières éditions, arrangée par le chevalier de Perrin, que, quand la vraie parut, il n’en crut pas ses yeux et, dérangé dans ses habitudes, refusa de la reconnaître.

La Sévigné définitive, celle de l’édition Régnier, a inspiré à notre ancien secrétaire perpétuel, M. Gaston Boissier, un de ses meilleurs ouvrages, et à notre confrère M. Émile Faguet un livre agréable et vivant comme elle. Le comte Othenin d’Haussonville a fait de la grande amie de madame de Sévigné, madame de La Fayette, un portrait achevé et, après Sainte-Beuve et Taine, a su ajouter à sa physionomie des nuances nouvelles. Et il n’est pas jusqu’au petit-fils de madame de Sévigné, le jeune marquis de Grignan, qui, en souvenir de son illustre grand’mère, n’ait fourni à M. Frédéric Masson le sujet d’un piquant récit.

Aujourd’hui, l’Académie française envoie à la ville de Vitré, pour célébrer avec elle la mémoire de madame de Sévigné, un homme qui n’a d’autre titre à cet honneur que d’être devenu, comme vous le disiez, Monsieur le Maire, en des termes que je n’oublierai pas, quelque peu Breton, très Breton de cœur, et voisin de ces lieux où elle a vécu.

 

Ici, tout parle d’elle. C’est aux Rochers qu’elle arrive pour la première fois, quelques jours après son mariage, dans la joie et l’éclat de la jeunesse, croyant voir s’ouvrir devant elle une vie d’amour ; puis la prompte déception, l’époux volage, dissipateur, tué en duel pour une femme ; aux Rochers encore, les premiers temps du veuvage, où le bon abbé de Coulanges, le « Bien Bon », la tire de l’abîme, où elle se blottit entre ses deux enfants, qui vont la garder contre les périls du plus séduisant des mondes, la fille grandissant près de la mère, lisant avec elle, dans le texte, Virgile et Tacite, jusqu’au jour où les seize ans de « la plus jolie fille de France » vont triompher dans les ballets du jeune roi ; puis, quand cette fille se marie à son tour avec M. de Grignan et le suit à l’autre bout de la France, c’est aux Rochers que la pauvre mère meurtrie vient se réfugier dans les arbres, dans les livres, dans le culte de l’absente, après ce départ qui, en déchirant son cœur, éveille son génie et, lui donnera la gloire.

Et c’est ici même, à Vitré, que, plus tard, dans son hôtel de la Tour de Sévigné, au moment de la réunion des États, elle recevra, comme elle dit, « toute la Bretagne », et c’est là, devant nous, au Château-Madame, qu’elle viendra visiter la princesse de Tarente, et que les deux amies, dans leurs promenades sous ces ombrages, communieront en leurs filles. La « bonne Tarente » lui traduit les lettres de sa nièce, la Palatine, remplies des nouvelles de Paris et de la Cour, d’où elles voleront, toutes fraîches, vers la Provence.

Sa fille ! Voilà le centre, le foyer, le tout de cette vie. Elle, l’orpheline, qui n’a connu ni sa mère ni son père, ce père spirituel et charmant dont Bussy disait que « tout jouait en lui » ; elle, dont le mari a vécu juste assez pour lui ôter à jamais le goût du mariage et même de l’amour ; elle, que courtisent les plus grands noms de la France et les hommes les mieux faits de la Cour et qui les met doucement à la raison en les réduisant à se contenter de l’amitié, elle n’a connu ni la tendresse filiale, ni la joie du foyer, ni les enivrements de la passion, et voilà que toute cette flamme, toutes ces réserves accumulées d’amour éclatent sur la tête de sa fille.

« Je vous cherche toujours, et je trouve que tout me manque, parce que vous me manquez... En un mot, ma fille, je ne vis que pour vous. Dieu me fasse la grâce de l’aimer quelque jour comme je vous aime ! » « Je pense continuellement à vous : c’est ce que les dévots appellent une pensée habituelle ; c’est ce qu’il faudrait avoir pour Dieu, si l’on faisait son devoir... Vous m’êtes toute chose, je ne connais que vous. »

Oui, dans cette violente amour il y a de la dévotion, Arnauld disait : de l’idolâtrie. Et il y a aussi, à travers une diplomatie adroite à l’égard de M. de Grignan, les tourments, les orages, qu’on voit en d’autres amours. Aimer trop, c’est risquer de n’être pas assez aimé. Madame de Grignan n’était point tendre. En ce jour, en ce lieu, ce serait mal louer la mère que de trop juger la fille ; mais, tout de même, il est heureux qu’elles n’aient pu vivre toujours ensemble, et pour elles-mêmes et pour la France, qui, sans cela, eût perdu un de ses écrivains les plus spontanés, les plus vivaces, les plus originaux.

Madame de Sévigné n’a jamais songé à être auteur, et c’est pour cela qu’elle est un si grand écrivain. Si elle s’était doutée qu’on l’imprimerait un jour, se fût-elle livrée ainsi en son naturel abandon, et ses adorables négligences ? Mais aussi, elle veut plaire, et amuser, et conquérir, car elle est éprise de sa fille, et quel public, pour elle, vaudrait celui-là ? Elle est en bonne fortune, elle se met en frais, en verve, elle déploie tout son enjouement, toutes ses grâces ; elle lui donne le « dessus de tous ses paniers, la fleur de son esprit, de sa tête, de ses yeux, de sa plume, de son écritoire », toute son imagination, tout son cœur, elle-même enfin, c’est-à-dire la partie divine de ces lettres. Écrire, pour elle, c’est vivre, c’est respirer, c’est aimer. Son amour éclaire tout, anime tout, échauffe tout, les choses, la nature, les livres, les hommes.

 

On a dit que le dix-septième siècle n’a vu que l’homme et non la nature ; il a eu pourtant La Fontaine et madame de Sévigné. Sans doute, elle aperçoit parfois la campagne à travers les pastorales de sa jeunesse ; elle mêle à ses rêveries les réminiscences de l’Arioste et du Tasse ; elle voit son parc à travers les devises gravées sur les arbres ; mais, déjà, les rayons nouveaux glissent dans la futaie. Ce n’est pas encore Combourg, ce n’est pas encore « le grand secret de mélancolie que la lune verse à la cime indéterminée des forêts » ; pas une seule fois les étoiles n’éclairent le jardin dessiné par Le Nôtre ; mais, déjà, quelles touches personnelles, pénétrantes, pour rendre le chant de la feuille, le crépuscule,

Le fond des bois et leur vaste silence !

Elle appelle ses jeunes plants « ses enfants » ; elle voit grandir d’un œil « maternel » — et cela, pour elle, n’est pas peu dire ! — « ses bois, qu’elle trouve d’une beauté et d’une tristesse extraordinaires ». Elle fait une peinture à la fois poétique et précise des saisons ; elle préfère l’automne et ses « jours de cristal », et elle admire comme, jusqu’à la fin d’octobre, nos bois de Bretagne conservent leurs belles couleurs. « Ces bois sont toujours beaux, le vert en est cent fois plus beau que celui de Livry. Je ne sais si c’est la qualité des arbres ou la fraîcheur des pluies, mais il n’y a pas de comparaison. Les feuilles qui tombent sont feuille-morte, mais celles qui tiennent encore sont vertes ; vous n’avez jamais observé cette beauté ? »

L’hiver même, aux Rochers, lui agrée. À soixante-trois ans, elle y prolonge toute l’année son séjour, en se moquant de ceux qui la plaignent d’y être et qui la rappellent avec instances. « Madame de Coulanges me disait l’autre jour : « Quittez vos humides Rochers. » Je lui répondis : « Humide vous-même ! C’est Brévannes qui est humide ; mais nous sommes sur une hauteur ; c’est comme si vous disiez : votre humide Montmartre ! »

Et encore : « Ce lieu qui me plaît, et dont les promenades sont agréables, et dont la vie me convient et me charme... », cette retraite « où je suis transportée de joie, car j’ai bien besoin de repos,... j’ai besoin de dormir, j’ai besoin de me rafraîchir, j’ai besoin de me taire... »

Sentez-vous ici le secret de son affection croissante pour cette solitude : pouvoir se taire, tout en continuant de causer, en un temps où la conversation est le plus grand plaisir de la vie, avec ce qu’on aime le plus au monde ; goûter à la fois les délices de la causerie et l’ivresse du silence ! « Voilà bien de la conversation, car c’est ainsi qu’on peut appeler nos lettres... J’écrirais jusqu’à demain : mes pensées, ma plume, mon encre, tout vole... »

C’est en grande partie par les allées pleines d’ombre des Rochers que le sentiment de la nature est entré dans la littérature française.

Mais surtout, madame de Sévigné excelle, comme tout son siècle, à peindre l’homme et la société. Nul n’offre un si vivant tableau du monde et de la Cour, — à part Saint-Simon ; mais la lettre est plus immédiate, plus directe que le Mémoire, et Saint-Simon est arrivé tard à la Cour et n’a vu que la vieillesse du règne. Elle a le don du mouvement. « Je n’invente rien », dit-elle ; non, mais elle voit, et elle fait voir, et quand on a vu, on n’oublie pas. On vit avec ses personnages, on les connaît, comme on ferait nos contemporains mêmes. Et, de tous ces personnages, le plus attrayant, le plus aimable, c’est elle, la vive, la sincère, l’étincelante, la blonde, riant à belles dents à travers ses larmes, avec sa voix juste, qu’on entend quand on la lit comme si l’on causait avec elle, et son nez un peu carré par le bout, signe de bons sens ; la jolie marquise, Bourguignonne, Parisienne et Bretonne tout ensemble, et bonne aux champs, aux bois et aux Rochers, comme à la ville et à la Cour ; au langage à la fois aristocratique et populaire, rompue à toutes les finesses des salons où la langue française s’était polie et purifiée, et aussi prenant à pleines mains, dans la langue énergique du peuple, les tours familiers, les mots crus et la sève gauloise. Tout est sain en elle et tout est vrai. Son style est chaud, coloré et rubicond, comme le vin de son pays ([1]). » « Faute de lectures robustes, dit-elle, l’esprit a les pâles couleurs. » Le sien, certes, ne les a pas ! Il est empourpré de santé, comme était le visage de la femme elle-même. « Le brillant de votre esprit, lui dit madame de La Fayette, donne un si grand éclat à votre teint et à vos yeux, que, quoiqu’il semble que l’esprit ne dût toucher que les oreilles, il est pourtant certain que le vôtre éblouit les yeux. »

Elle représente bien la première manière du grand siècle, plus large, plus prime-sautière, plus naïve, et elle fait transition avec la seconde. Elle a reçu les leçons de Chapelain et de Ménage : elle en a gardé la solidité, sans le pédantisme. Elle a vécu à l’hôtel de Rambouillet encore dans tout son éclat : elle y a pris la fleur des élégances, sans l’affectation. Elle lit tout, sans le laisser paraître. De tout, elle ne garde que le mieux. Corneille a enchanté sa jeunesse ; elle va droit à Molière, à La Fontaine, aux Provinciales, qu’elle nomme « dignes filles des Dialogues de Platon » ; mais aussi, elle reconnaîtra en Despréaux l’honnêteté courageuse du critique novateur, et son enthousiasme pour le Cid ne l’empêchera pas de sentir la beauté d’Esther.

Le genre des lettres permet tous les genres : aussi prend-elle tous les tons, comme sa langue tous les tours. Ici, le comique et les propos drus de Molière ; là, la grandeur de Bossuet, quand elle pleure la mort de Turenne, ou l’épouvante de Pascal, quand elle regarde la mort elle-même ; et à travers tout, son génie propre, imprévu, hardi, perpétuellement jaillissant, à quoi rien ne ressemble : elle est unique.

Temps à jamais heureux et incomparable, où une Sévigné pouvait s’entendre dire par une La Fayette : « Vous êtes la personne du monde que j’ai le plus véritablement aimée », où, dans le petit jardin de Vaugirard, « le plus joli lieu du monde pour respirer à Paris », M. de La Rochefoucauld écoutait la Princesse de Clèves et discutait ses Maximes avec son amie, où Retz se consolait de ses déboires politiques, où Molière venait lire une de ses comédies nouvelles et La Fontaine ses Fables ! Nous qui, à deux siècles de distance, avons connu encore les derniers vestiges de cet esprit de conservation et de société et certains coins exquis d’arrière-saison, nous ne sentons que trop ce qui manque à un temps qui, décidément, ne les connaît plus !

Tout à l’heure, M. le maire de Vitré faisait allusion à quelques phrases échappées à. madame de Sévigné dans les troubles de la Bretagne, et qui ont été souvent commentées.

 

Comprenons-la bien. Son esprit est léger, mais son caractère est sûr, son cœur bon, généreux. Elle a résisté à l’esprit, à la beauté, à la puissance, à la gloire, elle ne sait pas résister au malheur. Elle court à la souffrance comme d’autres aux plaisirs, aux vives clartés, aux amours : Fouquet captif, Pomponne en disgrâce, Retz ruiné, Bussy malade, — Bussy, à qui il sera beaucoup pardonné, parce qu’il a beaucoup aimé, à travers tout, sa cousine, et parce qu’il a eu, le premier, l’idée de publier ses lettres, afin que la postérité pût l’aimer autant que ses contemporains !

Or, voici que, dans la Bretagne soulevée par le rétablissement d’impôts dont elle venait de se libérer, le gouverneur et sa femme, la duchesse de Chaulnes, sont en péril de mort : madame de Sévigné, qui est leur amie, pense à sa fille et, assez naturellement, elle est du parti des gouverneurs. Quand elle apprend qu’on a brûlé et pillé des châteaux, qu’on a pendu des gentilshommes, l’épée au côté, au haut des clochers, et que la révolte gronde jusqu’auprès de Fougères, elle n’est pas très rassurée dans le fond de ses bois, elle souhaite des mesures qui ramènent l’ordre, et vous savez comment, alors, on s’y prenait pour cela. Mais quand le gouvernement du Roi, au mépris des traités, viole les franchises de la Bretagne et envoie huit mille hommes pour l’occuper, alors le ton change. Madame de Grignan avant dit qu’à la place de Chaulnes, elle eût fait de même : « Vous jugez superficiellement, répond sa mère, de celui qui gouverne ici, quand vous croyez que vous feriez de même ; non, vous ne feriez pas comme il a fait, et le service du Roi ne le voudrait pas. »

Elle raille M. de Saint-Malo, qui essaye de justifier les rigueurs du Roi ; elle s’indigne contre les soldats, qui « ne font que tuer et voler » ; elle sent vivement la douleur de la Bretagne, les exactions qui l’accablent, la profonde misère où elle est plongée. Pour le coup, elle se sent, tout de bon, devenir Bretonne. « Me voilà bien Bretonne, comme vous voyez... Cela tient à l’air qu’on respire, et aussi à quelque chose de plus : car, de l’un à l’autre, toute la province est affligée... Je prends part à cette tristesse et à cette désolation. »

Il y a là des lettres dont ni le Roi, ni Colbert, ni M. de Chaulnes lui-même n’eussent été contents. Mais elle ne laisse pas ce qu’elle pense dans l’ombre des lettres ; elle voit les mécontents, et ne s’en cache pas : « Madame de Chaulnes sait que je trafique en plusieurs endroits. » Tout cela sent la Fronde et Port-Royal.

Plus elle vit avec les Bretons, et plus elle aime leur droiture : « Je trouve des âmes de paysans plus droites que des lignes, aimant la vertu comme naturellement les chevaux trottent. » Elle sourit d’abord — ne faut-il pas toujours qu’elle mette dans ses lettres un peu de sel et de piquant ? — de l’embarras des jeunes recrues dans les manœuvres ; mais, patience ! ils vont lui montrer ce qu’ils savent faire : « Ils font l’exercice d’aussi bonne grâce que s’ils dansaient des passe-pieds ; c’est un plaisir de les voir ; je crois que c’était de cette espèce que Bertrand du Guesclin disait qu’il était invincible à la tête de ses Bretons. »

« On m’aime en ce pays. »

« J’aime nos Bretons... Votre fleur d’orange ne cache pas de si bons cœurs ! »

Et puis enfin, n’est-ce pas ici, aux Rochers, qu’est né son fils ? Que dis-je ? n’est-ce pas ici, aux Rochers, qu’elle voudrait, après coup, faire naître sa fille ? Oui, quoique, en réalité, pour ce moment elle soit revenue à Paris, elle la veut Bretonne. « Et vous, ma chère fille, qui êtes née et élevée dans ce pays... » « Nous remettons votre nom dans son air natal. » C’est à la Bretagne qu’elle fait honneur du plus grand événement de sa vie.

Et quand Charles de Sévigné, revenu de sa jeunesse légère, de Ninon et de la Champmeslé, épouse mademoiselle de Mauron ; quand la jeune femme, par sa douce raison, gagne peu à peu madame de Sévigné, alors ce grand cœur apaisé trouve joie et repos : « Je suis bien heureuse, j’aime les Rochers et ceux qui en sont les maîtres. »

Elle est donc bien ici chez elle, et il est juste que Vitré devance la Bourgogne et Paris et leur donne l’exemple.

Seule, la Bretagne peut, offrir à madame de Sévigné un hommage qui les vaut tous, parce qu’il eût été le plus cher à son cœur. Elle aimait ce fils, elle en goûtait l’esprit, mais elle lui préféra toujours sa sœur. Il le savait, et, s’il en souffrit, il ne le montra jamais. À la mort de sa mère, il trouva qu’elle avait singulièrement avantagé madame de Grignan ; il n’en fit nulle plainte et ne se déclara que très satisfait : « Je n’ai jamais été bien connu d’elle sur ce sujet ; elle m’a quelquefois soupçonné d’intérêt et de jalousie contre vous pour toutes les marques d’amitié qu’elle vous a données. J’ai présentement le plaisir de donner des preuves authentiques des véritables sentiments de mon cœur. M. le lieutenant civil a été témoin des premiers mouvements, qui sont toujours les plus naturels. Je suis très content de ce que ma mère a fait pour moi pendant que j’étais dans la gendarmerie et à la Cour ; j’ai encore devant les yeux tout ce qu’elle a fait pour mon mariage, auquel je dois tout le bonheur de ma vie ; je vois toutes les obligations longues et solides que nous lui avons... Quand il serait vrai qu’il y aurait eu dans son cœur quelque chose de plus tendre pour vous que pour moi, croyez-vous, en bonne foi, ma très chère sœur, que je puisse trouver mauvais qu’on vous trouve plus aimable que moi ?... Jouissez tranquillement de ce que vous tenez de la bonté et de l’amitié de ma mère. Quand j’y pourrais donner atteinte, ce qui me fait horreur à penser, et que j’en aurais des moyens aussi présents qu’ils seraient difficiles à trouver, je me regarderais comme un monstre, si j’en pouvais avoir la moindre intention. Les trois quarts de ma course, pour le moins, sont passés, je n’ai point d’enfants, et vous m’en avez fait que j’aime tendrement... je ne souhaite pas d’avoir plus que je n’ai... Si je pouvais souhaiter d’être plus riche, ce serait par rapport à vous et à vos enfants. Nous ne nous battrons jamais qu’à force d’amitié et d’honnêteté. Adieu, ma très chère et très aimable sœur ; n’est-ce pas une consolation pour nous, en nous aimant tendrement et par inclination, comme nous faisons, que nous obéissons à la meilleure et à la plus tendre des mères ? Soyons donc plus étroitement unis que jamais, et comptez que tout ce qui pourra vous faire plaisir sera une loi inviolable pour moi. »

 

En présence de la noble famille qui garde fidèlement le culte de l’illustre aïeule, je dépose aux pieds de la mère la lettre noble et touchante du fils. Et enfin, je veux laisser vos regards sur l’inoubliable portrait de l’abbé Arnauld :

« Il me semble que je la vois encore, telle qu’elle me parut la première fois que j’eus l’honneur de la voir, arrivant dans le fond de son carrosse tout ouvert, au milieu de monsieur son fils et de mademoiselle sa fille, tous trois tels que les poètes représentent Latone au milieu du jeune Apollon et de la petite Diane, tant il éclatait d’agréments et de beauté dans la mère et dans les enfants.

Oui, c’est ainsi que je les veux voir toujours, la mère avec ses deux enfants, unis à jamais sous un rayon de tendresse et de gloire, tout brillants d’un éclat que rien ne peut ternir et d’une jeunesse immortelle.

 

[1] Émile DESCHANEL, Physiologie des Écrivains et des Artistes.