Centenaire de la naissance de René Bazin, à l'Institut catholique de Paris

Le 18 février 1954

Henry BORDEAUX

CENTENAIRE DE RENÉ BAZIN

DISCOURS

PRONONCÉ PAR

M. HENRY BORDEAUX[1]
de l’Académie française

A L’INSTITUT CATHOLIQUE
Paris, le 18 février 1954

 

Mesdames, Messieurs,

L’Académie française m’a fait l’honneur de me choisir pour célébrer le centenaire de René Bazin. Elle savait que j’étais un ami de sa personne, bien que je fusse séparé de sa génération comme de celle de Paul Bourget par une vingtaine d’années, et un admirateur de son œuvre qui se rattachait à mes traditions de famille.

« Je trouve des âmes plus droites que des lignes, écrivait Mme de Sévigné, aimant la vertu comme naturellement les chevaux trottent... » Il y avait donc des René Bazin au XVIIe siècle. Il n’a pas cherché le bruit avec son premier livre. Il demeura en province — professeur à la Faculté catholique d’Angers très longtemps — tout le temps nécessaire pour laisser sa réputation d’écrivain grandir. Cette province, d’ailleurs, il l’aimait et, loin d’y sentir l’ennui, il y découvrait des types exquis, amusants et pittoresques qui, par surcroît, étaient de braves gens. Ainsi son œuvre s’estelle développée dans l’harmonie et le naturel. Je la comparerais à quelque bel arbre de ces forêts dont il connaissait en chasseur tous les secrets : il monte lentement et l’on commence par douter s’il s’élèvera bien haut. Mais, si l’on revient après quelques années, il verse déjà un doux ombrage et les oiseaux y chantent au printemps.

Cette heureuse harmonie lui est venue de sa complaisance à la tâche. Il a aimé le travail fignolé, achevé et même parachevé. Qu’il parle des dentellières des Flandres ou des soyeux de Lyon, comme il s’attendrit sur cette soie ou cette dentelle dont la finesse est due à des mains expertes ! Mais ces mains expertes suffisent-elles ? Jamais elles n’ont suffi, si le cœur n’y est pas. Et c’est la condamnation de la vie mécanique. Il faut à ‘ouvrage manuel comme à l’ouvrage intellectuel, pour qu’il soit parfait, la chaleur humaine.

Pour ce travail manuel, ses préférences vont à celui de la terre. Alors il s’accorde avec les saisons, avec la collaboration du sol et des germes. Il lève avec le blé. Il distribue le pain sacré dont se nourrissent les hommes. Que deviendrions-nous si le paysan se détachait de la terre ? René Bazin a poussé le cri d’alarme. Il a tendu des bras suppliants pour retenir au village les jeunes gens attirés par les villes. Sa supplication demeure actuelle. La désertion des campagnes continue d’être pour nous un danger. Puissent les générations nouvelles écouter sa voix !

Il a chanté nos villages, mais ces villages, qui donc veillera sur eux ? Renan, dans une ébauche de roman, Patrice, disait : « Il y a une foule de paysages qui n’ont de charme que par le clocher qui les domine... Il faut conserver l’église, ne fût-ce que comme effet de paysage, et parce que sans cela l’aspect de la vie serait trop simple et trop vulgaire. » Barrès, dans sa Grande Pitié des Églises de France, dépassait de beaucoup ce souci esthétique : « Une église dans le paysage, écrivait-il, améliore la qualité de l’air que je respire. Ce qu’il y a de plus vivant et de plus noble chez les gens de France et chez moi s’accroît dans l’atmosphère catholique. Chacun de nous trouve dans l’église son maximum de rendement d’âme. Je défends les églises au nom de la vie intérieure de chacun... » Renan en était sorti, Barrès y était entré, mais debout; René Bazin s’est agenouillé dans la maison du Seigneur. Ainsi René Bazin a-t-il marché d’un pas égal sur une grande route bordée d’arbres, une belle route de chez nous. Une grande route toute droite — celle qui permet aux bons chevaux de trotter à l’aise — mais prenez garde que cette grande route est un chemin montant. La pente n’est pas très sensible au début. Peu à peu elle s’accentue. René Bazin avait commencé par la peinture minutieuse, attentive et attendrie des milieux bourgeois et paysans, Ma tante Giron, Les Noëllet. Il allait aborder, sans même y prendre garde, des sujets plus vastes, de grands sujets. C’est ainsi qu’on les doit aborder : il ne faut jamais forcer sa nature, ni hausser le ton. Les fruits ne doivent être cueillis qu’en pleine maturité. Ce fut alors qu’il composa La Terre qui meurt, Les Oberlé, Donatienne, L’Isolée. La Terre qui meurt, poème douloureux des champs abandonnés, de la famille paysanne décimée, perdant ses meilleurs fils qu’attire la lumière des villes. Les Oberlé, poème de l’Alsace séparée de la mère patrie et ne pouvant se plier à la domination allemande. Donatienne, poème de la faiblesse, de la pitié, du pardon. L’Isolée, poème des âmes communautaires qui, séparées de tout ce qui les entoure, les soutient et les apaise, se révèlent sans résistance au mal, sans réaction contre lui, mais aussi sans malice ni perversité. J’ai pu, chaque fois, employer ce terme : poème. Car il y a chez René Bazin un sens rythmique qui le rapproche de la poésie, une sorte de cadence, non seulement dans la phrase qui, par le choix des mots et le balancement, est habituellement musicale, mais dans l’agencement des scènes et l’expression des sentiments. Or, ce don poétique, il le mit au service des humbles vies, des pauvres gens, des menus détails de la vie quotidienne. Saint François de Sales appelait le fuseau et la quenouille les petits devoirs domestiques. Il les symbolisait dans cette image. René Bazin nous fait entendre le bruit des fuseaux. On dirait une eau qui coule. Il n’est pas le romancier des complications sentimentales, ni des gens du monde; il est le romancier des cœurs profonds, de la vie populaire, qu’elle se passe aux champs ou dans les fabriques. L’histoire d’un paysan dont la femme va se placer à Paris et ne revient pas, c’est Donatienne, et cela est infiniment douloureux et grave. La souffrance, la détresse humaines y sont encloses, mais avec l’espérance. Car il y a chez René Bazin la foi qui console et vivifie.

Je me rappelle que je lui ai rendu plusieurs fois visite pendant sa dernière maladie qui ne put avoir raison que lentement d’un organisme sain. Chaque fois j’étais sorti de sa chambre avec ce sentiment de la grandeur qui nous vient du contact avec ce qui est ensemble simple, noble et beau. Il m’avait dit la première fois :

— Je ne sais si je guérirai. Mais je fais comme si je ne devais pas guérir et je me prépare à la mort.

Je le regardais sur ce petit lit de fer amené dans le calme du cabinet de travail tapissé de livres. Je le regardais, avec ces veux dévorants que l’on n’a que pour l’amour ou pour la mort. Le visage était aussi blanc que les draps du lit. Les traits amaigris avaient une pureté de médaille. Il parlait de toute chose avec détachement. Il avait renoncé à vivre, et même à écrire. Je l’aurais senti loin de nous, et déjà, sur le seuil d’une autre demeure si, de sa main trop blanche, il n’eût cherché, sur la table voisine, une cigarette et une allumette. Il y avait donc, sur la terre, un tout petit agrément qui le retenait encore et il goûtait encore un plaisir. J’avoue que j’en fus content. Un excès de perfection nous décourage. Ne faut-il pas que notre humanité demeure accessible ? Et je suivais du regard cette fumée qui montait du lit de mort, non comme une prière cl ‘agonie, mais comme une frêle spirale à peine matérielle, déjà désagrégée et spiritualisée et suspendue entre notre ombre et cette lumière inconnue qui pour lui était éclatante.

René Bazin avait suivi mon regard et deviné ma pensée. Et il me rappela la mort de l’amiral espagnol Oquendo. Cet amiral, mourant de fièvre et dévoré de soif, supplie qu’on lui apporte un verre d’eau ; il l’approche de ses lèvres, le regarde et ne le boit pas : « Je l’offre à Dieu ! » dit-il, et il rend l’âme.

— Et moi, ajouta René Bazin avec un pâle sourire, je n’ai pas encore renoncé à la cigarette...

Suprême humilité qui le rapprochait plus peut-être de la perfection intérieure et de la simplicité humaine que le refus méritoire, mais ostentatoire, de l’Espagnol...

Il est mort à soixante-dix-neuf ans en pleine ascension, avec la biographie du Père de Foucauld, maître des solitudes de l’Afrique, dont le succès a été universel, et cette autre biographie de Pie X, le pape des petits enfants, de la communion fréquente, de la spiritualité unie à l’existence journalière. Et avec son dernier roman, Magnificat, le plus beau à mon goût. C’est l’histoire d’une vocation religieuse chez un paysan de Bretagne qui renonce peu à peu à tout, à sa famille, à ses champs, à ses bois, au pur amour qu’il avait commencé de ressentir, pour se donner à Dieu. C’est le chant du cygne après une vie si bien remplie.

Je veux rapprocher de son œuvre un livre qui lui fut cher et qui n’est pas de lui s’il est de sa lignée et de son sang. Elisabeth Sainte-Marie Perrin, sa fille, décédée prématurément, dans sa biographie de cette Pauline Jaricot qui inventa l’œuvre de la Propagation de la Foi, nous montre la pauvre femme à la fin de sa vie, endettée et désespérée, — car elle sent le voisinage de la mort et ne pourra pas s’acquitter, — rendant visite en hiver, par un froid rigoureux, au curé d’Ars qui la connaît bien et l’estime son prix. Dans le presbytère, il n’y a pas de feu. Le vieux curé va chercher des bûches afin de les allumer : elles résistent, elles sont humides. Lui-même ne se chauffe jamais. « Laissez votre feu, lui dit Pauline. Moi aussi j’ai l’habitude d’avoir froid. C’est un autre feu que je suis venue chercher ici. » Cet autre feu, le curé d’Ars le lui donne. Il la rassure dans son inquiétude.

Cet autre feu, René Bazin le savait distribuer, ou plutôt il montrait où l’on est sûr de le trouver. Voyez, dans le Roi des Archers, cette sœur Léocadie qui est chargée de veiller un forcené, lequel, près de la mort, tient sous son traversin un révolver, car il veut se venger de sa femme qui l’a abandonné. Elle rentre à la Communauté et confie sa peur à la Supérieure. Elle ne peut être obligée de retourner dans une pareille caverne. « Je n’obligerai pas, lui répond la Mère Supérieure, une autre ira si vous n’y allez pas. Entendez la messe ; vous me direz ensuite votre réponse. Puis vous vous reposerez. » Après la messe la petite sœur revient. « Ma mère, je retournerai ce soir, et demain, et tant qu’il faudra. » tel est le secours divin qui, dans les circonstances cruelles, soutient les personnages de René Bazin. Et peut-être l’écrivain lui doit-il précisément cette poésie qui, chez lui, donne des ailes à l’expression des vies les plus humbles.

 

 

[1] M. Henry Bordeaux ayant été indisposé, son discours a été lu par son confrère, M. Léon Bérard.