Hommage à Raymond Poincaré, à Bar-le-Duc

Le 23 juillet 1950

Édouard HERRIOT

Hommage à Raymond Poincaré

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DISCOURS

Prononcé par

M. ÉDOUARD HERRIOT
Délégué de l’Académie française

A BAR-LE-DUC

Le 23 Juillet 1950

 

 

L’Académie française m’a chargé d’apporter son hommage à la mémoire de Raymond Poincaré. La valeur littéraire de l’ancien Président s’est manifestée avant tout dans son talent oratoire, soumis aux cadences de la raison ; lié lui-même à l’exercice de toute sa vie publique. Les éléments dont sa gloire se compose ne sauraient être dissociés. De ce point de vue, il peut paraître étonnant que l’honneur de le célébrer ait été confié à celui qui l’a plus d’une fois affronté. Mais je sais ne pas trahir la vérité en affirmant que ces débats, inévitables dans la vie parlementaire, ont toujours laissé intacte l’amitié qui nous unissait. Je l’ai approché même dans ses derniers jours et c’est une de mes fiertés d’avoir été désigné pour l’accompagner jusqu’à ce petit cimetière de Nubécourt où il a voulu reposer.

Plus fort que tous les autres, le lien national nous unissait. Raymond Poincaré représentait si noblement et si purement la patrie ! Il était né dans la ville qui nous rassemble, en ce jour, autour de lui, au cœur de ce petit duché de Barrois qui avait fait depuis si longtemps hommage à la France. Il ne faut pas abuser de la théorie des milieux. Elle comporte des exceptions puisque, si Jeanne d’Arc est née à Domrémy, la Du Barry a vu le jour à Vaucouleurs. Mais, du fait de ses longues épreuves historiques, peut-être aussi par la sévérité de son climat et la constance de son labeur, la Lorraine a formé une race ordonnée et résolue dont Raymond Poincaré demeure pour nous le symbole. La guerre de 1870 a déchiré, plus que tout autre, ce pays ; aussi, l’amour de la France y prend-il une forme ardente et passionnée. C’est la loi d’une famille où le service de l’État prime toutes les autres obligations. Un frère de Raymond, deviendra recteur de l’Université de Paris. Son illustre cousin, Henry, le vainqueur du concours entre tous les géomètres de l’Europe, porte au loin la réputation de notre pays. Au lendemain de la révolution russe, j’ai rencontré à Nijni Novgorod un pauvre savant dont le vêtement disait la détresse ; dans son laboratoire sauvagement ravagé, il avait caché et conservé le portrait de l’auteur du Problème des trois corps.

La vie de Raymond Poincaré va nous apporter cette magnifique démonstration que, même dans la politique, la ligne droite est le plus court chemin d’un point à un autre.

Il a quitté sa terre natale pour Paris. On évoque les vers de Péguy, l’adieu de Jeanne à la Meuse.

Voici que je m’en vais en des pays nouveaux ;
Je ferai la bataille
et passerai les fleuves ;
Je m’en vais m’essayer à de nouveaux travaux ;
Je m’en vais commencer là-bas les tâches neuves.

Il a choisi la carrière du droit. De sa jeunesse laborieuse je retiens et j’admire ce fait qu’avant d’être élu premier secrétaire de la Conférence, Raymond Poincaré s’attache, comme clerc, à une étude d’avoué ; d’où, pour partie au moins sa science de la procédure. À la base de son travail, il y a toujours la technique ; contre une opinion trop répandue, il croira que l’action politique ne peut jamais être le résultat d’une improvisation.

Cette action politique, elle commence pour lui, en 1886, lorsqu’il est appelé à diriger le cabinet de Jules Develle, ministre de l’agriculture dans un cabinet Freycinet. J’ai connu cet autre Meusien : c’était un homme infiniment spirituel mais, dirait-on, quelque peu nonchalant, heureux de pouvoir s’appuyer sur le travail de son jeune collaborateur. L’ascension commence, progressive, régulière, Raymond Poincaré est élu conseiller général pour le canton de Pierrefitte. Lors d’une élection partielle, l’arrondissement de Commercy l’envoie siéger à la Chambre. Il est réélu au scrutin d’arrondissement. Je me suis donné le plaisir de retrouver ses deux premiers discours du Journal officiel. Ils sont déjà remarquables de clarté, de précision et aussi de sévérité. Le ministre des Finances demande 25.000 francs pour augmenter le traitement des gardiens de bureau. Le rapporteur accepte à condition que le ministre, pour opérer cette réforme, procède à une économie: Sa deuxième intervention frappe par son aisance et aussi par sa courtoisie. Poincaré, que Camille Pelletan félicite pour son sens de l’ordre, est le type même du parlementaire. Il n’y a, en effet, aucune raison pour que la politique divorce avec la politesse. Que les temps sont changés, de toute façon ! La Commission des finances alors se félicite d’avoir opéré sur l’ensemble du budget quarante millions d’écomomies ; ce résultat apparait considérable.

Pour un homme ainsi préparé, la gestion d’un ministère n’est qu’un jeu. Il honore le département de l’Instruction publique par son éloquence. Son éloge de Pasteur est justement considéré comme un chef-d’œuvre, Aux finances, il prépare la réforme démocratique de l’impôt. Dans les périodes où il s’écarte du pouvoir, il se consacre avec ardeur aux travaux purement intellectuels ; sans cesser de plaider, ouvert à toutes les aires de la pensée, il écrit de nombreux articles dans les journaux et les revues, défend les hommes de lettres, soutient l’Académie Goncourt.

Mais, dans toutes les interventions, même extérieures au Parlement, il n’abandonne jamais sa ligne droite, sa pure doctrine républicaine. Et il se résume dans cette phrase qui, aujourd’hui plus que jamais nous éclaire de sa lumière : « Toujours penser à la France, voilà le premier et le dernier mot de la politique ».

Il préfère à ce qui est populaire ce qui est utile, suivant en cela l’austère maxime de Richelieu dans son Testament politique. « Les grands hommes qu’on met au gouvernement des États sont comme ceux qu’on condamne au supplice, avec cette différence que ceux-ci reçoivent la peine de leur faute et les autres de leur mérite ».

Lorsque Poincaré est appelé à la Présidence du Conseil et qu’il prend pour lui la direction des Affaires étrangères, on voudrait suivre le détail de son action parce qu’elle nous le montre au période le plus haut de sa force, en pleine possession de sa puissance de travail, plus que jamais logique, minutieux, acharné au devoir mais aussi parce que les années auxquelles correspond son ministère sont des années tragiques, étrangement pathétiques pour un homme qui fut, quoi qu’on en ait dit, un ami sincère de la paix et qui voit, au lendemain d’Agadir, s’accentuer, en Afrique, dans les Balkans, les difficultés d’où sortira la guerre. Sa fermeté nuancée d’une certaine raideur, sa vigilance appuyée sur la puissance d’une armée que la troisième République a si heureusement reconstituée, lui conseillent de travailler au renforcement de nos amitiés et de nos alliances mais sans excès d’illusion. En janvier 1913, l’estime publique l’appelle à la première magistrature du pays.

Ici, je m’arrête. Dans quelques instants, M. le Président de la République fera l’éloge de son grand prédécesseur. C’est à lui, qu’il appartient de retracer cette époque dont Poincaré nous a laissé lui-même un récit, ces heures si souvent amères non seulement par les craintes qu’inspire le destin de la France mais par les divisions qui succèdent aux enthousiasmes de l’Union sacrée. Le Chef de l’État évoquera ce message où, à l’annonce de la guerre, sans mots utiles, Poincaré rassemble les âmes françaises ; il nous rappellera, après les tortures de l’attente, les ivresses de la victoire et cette inoubliable rentrée de nos troupes dans les villes d’Alsace. On me permettra seulement de noter que, malgré ses angoisses, Poincaré, avec une ponctualité qui prouve son sang froid, continuait à fréquenter l’Académie ou à recevoir ses confrères.

Au centre d’une telle épreuve, Poincaré est-il demeuré l’homme impassible que l’on s’est plu à décrire ? Je ne le crois pas. Malgré ses airs de froideur, il y avait chez lui une certaine timidité ou, du moins, une certaine pudeur. Il souffrait profondément des moindres attaques. Dans une carrière où il faut peser les injures non pas à la balance de précision mais à bascule, il ne cessait de vouloir se disculper; il écrit à ses adversaires lettre sur lettre ; il plaide alors qu’il lui suffirait d’attendre.

Facile à prendre ombrage, il discute longuement sur les dossiers, sur les textes. Pour agir, il a besoin de s’appuyer sur le droit. Ce sont les mêmes formules qu’il reprendra lorsque, après sa sortie de l’Elysée, il reviendra à la Présidence du Conseil et aux Affaires étrangères et que, sur la constatation formelle d’un manquement de l’Allemagne, il décidera l’occupation de la Ruhr.

J’ai été appelé à lui succéder. Quoi qu’on ait pu dire, la politique étrangère que j’ai suivie n’était pas en opposition avec la sienne. Il acceptait la Conférence de Londres ; il disait toujours que son opération de la Ruhr n’avait qu’un but financier et qu’il y mettrait fin le jour où l’Allemagne accepterait de payer la France ; il approuvait le principe du Plan Dawes. En acceptant ce plan, j’ai pensé tenir loyalement la parole qu’il avait donnée. Par malheur, la France se débattait dans de graves difficultés financières. Poincaré les a connues ; elles s’accrurent sous mon ministère parce que j’avais eu le tort, en prenant le pouvoir, de ne pas demander une augmentation de la circulation fiduciaire: Au Sénat, Poincaré me renversa d’une rude estocade. C’était de bonne guerre. Je n’en conçus aucune aigreur et j’entrai dans le Cabinet qu’il forma, voulant protester par cet acte contre la subordination, dont j’avais souffert, des problèmes financiers à la politique. On m’a reproché d’avoir dit : « Deux fils ne se battent pas au chevet de leur mère malade ». Je n’ai pas honte de ce propos.

C’est alors que je l’ai le mieux connu, travaillant avec lui sans arrière-pensée, obtenant de lui, — et sans peine — l’extension de la gratuité dans l’enseignement, admirant sa vigilance de toutes les les minutes et son intransigeance farouche sur les questions de probité. Il montrait que, dans la politique, il faut être trop honnête pour l’être assez. Dans la retraite que lui imposa la maladie, j’ai été admis à l’honneur de l’approcher, revenu à la tête du Gouvernement, j’ai reçu de lui des encouragements et des conseils. Je n’oublierai jamais ces derniers entretiens pour moi si poignants. Du Midi, je lui avais rapporté un petit souvenir antique dont il parut touché. Quelle émotion, pour un cœur français, de voir un tel homme aux prises non seulement avec la maladie mais avec des embarras matériels qui l’obligent à travailler encore pour des journaux étrangers. Quelle tragédie que ce duel entre une intelligence magnifique et la mort ! Un jour d’octobre 1934; il glisse dans le dernier silence.

Lorsque Démosthène parvint à la fin de sa carrière, un de ses concitoyens, Ctésiphon, proposa qu’une couronne lui fût décernée pour récompenser son action continue en faveur de la République. La motion fut adoptée par le Sénat mais on sait comment un adversaire acharné y fit échec devant le peuple. Un jour vint cependant où l’affaire fut jugée. Démosthène put exposer fièrement toute sa vie d’homme d’État, en montrer l’unité, en dégager l’esprit et le tribunal populaire lui rendit justice. Mais son succès s’accompagnait de l’infortune d’Athènes. Lorsque Poincaré a été honoré par cette phrase : « Il a bien mérité de la patrie », — qui est, pour un Français, la couronne d’or — la France avait obtenu la victoire. Ce département glorieux de la Meuse, avec Saint-Mihiel et Verdun, Douaumont, le. Mort Homme, les Éparges, tresse autour de lui ses fleurons symboliques tandis que là-haut, bien haut dans de ciel, Jeanne, comme une étoile, veille sur cette précieuse terre, à laquelle nous sommes ventis apporter l’hommage de notre ferveur.