Discours à l’occasion de la mort du général Maxime Weygand, lu en séance

Le 4 février 1965

Jean PAULHAN

DISCOURS

DE

M. JEAN PAULHAN
Directeur

à l’occasion de la mort du

Général MAXIME WEYGAND[1]
de l’Académie française

lu dans la séance du jeudi 4 février 1965

 

Messieurs,

Le Général Weygand, de qui la mort vient de frapper douloureusement, et comme de découronner notre Compagnie, m’avait tenu, lorsque je lui rendis visite, le même propos qu’il devait plus tard tenir à M. Jean Guitton : c’est à savoir qu’il convient de distinguer attentivement dans notre dictionnaire — et dans notre vie — la conscience morale de la conscience physique.

Cette remarque n’a rien certes que d’évident. Mais c’est la façon dont le Général l’exprimait qui me frappa. Il me dit, si mes souvenirs sont bons : « Il ne faut pas que la syndérèse — c’est ainsi qu’il nommait, suivant Bossuet, la conscience morale — nous dissimule la conscience naïve, la conscience brute que nous prenons du monde et des choses. »

Il trahissait ainsi son secret : c’est que le devoir lui était donné, dès l’abord, et avant toute expérience des hommes ou des objets. Il était un homme de devoir, avant même d’être un homme.

 

Un enfant naît à Bruxelles le 23 janvier 1867, de père et mère inconnus. De ses parents il ne saura sans doute rien jusqu’au jour où nous le verrons conduire devant le roi Albert le deuil de Charlotte de Habsbourg. Nous le rencontrons un peu plus tard élève révolté du lycée Louis-le-Grand, exclu de l’Université, mais non pas si sévèrement que ses maîtres ne lui facilitent l’entrée à Saint-Cyr, puis à l’École de Saumur où il apprend à aimer les chevaux qui plus tard tiendront une si grande place dans son amitié (et la tiennent encore dans son appartement, où figurent leurs statuettes). Vient la guerre de Quatorze, où nous le trouvons compagnon fidèle de Foch qu’il seconde au cours de la bataille de la Marne, puis jusqu’à la victoire de 1918 (à la façon dont Ludendorff secondait, en les guidant, les généraux de Guillaume II). Major général des armées alliées, diplomate et secrétaire du Comité militaire interallié de Versailles, gagnant en un mois la bataille de Pologne contre le Bonaparte russe, le maréchal Toukatchewsky. Plus tard viendront les jours sombres, sans qu’à aucun instant vous vous dérobiez, assumant d’un cœur égal la déroute française (dont on ne serait peut-être pas fâché de vous faire porter la responsabilité), l’arrestation au nom de Hitler, l’Armée du Levant, la Syrie, la haine de Laval et de Darlan, les prisons allemandes, et plus tard la Haute-Cour de Justice ; il n’est pas un triomphe, il n’est pas une disgrâce non plus à quoi vous n’ayez participé.

 

Où distinguer l’unité d’une carrière à ce point extraordinaire ? Ni dans ses écrits — Turenne, les Mémoires, l’Histoire de l’armée à l’Académie — ni au cours de sa conduite, Weygand ne se met en avant, ni ne parle de lui avec la moindre solennité : homme essentiellement modeste, s’il en fut ; toujours prêt à servir, jamais à se proposer. Trop modeste peut-être, insaisissable à force d’humilité, il a décliné la plus haute dignité militaire. A-t-il à juger quelque journaliste politique, il écrit vers 1910 : « Nous, officiers de province, petits abonnés des Débats... » Il est durant toute sa vie sobrement vêtu, mais impeccable, si vif que j’ai cru le voir, au cours de ma première visite, prêt à quatre-vingt-quinze ans à bondir sur la table. Pour le reste parfaitement serein, en mesure de mener la vie la plus diverse — abondante en soins, en visiteurs, en lectures —aussi bien que d’affronter la mort la plus nue. « Je voudrais, dit-il, que mon corps fût lancé dans la mer, sans aucun apparat. » Pour le reste : « Je ne suis pas, dit-il, un philosophe. Je suis une vieille brute. Je n’ai pas le sens de l’abstrait. » Et encore : « La foi chrétienne m’a permis d’affronter les problèmes de la vie. » Ou, enfin : « Je ne me suis jamais éloigné de mon devoir. »

 

Homme de devoir dans la plus forte acception du terme : à tout instant prêt à obéir aussi bien qu’à commander. Alfred de Vigny a dit de la grandeur militaire qu’elle n’allait pas sans servitude — ni la servitude sans grandeur. On peut certes rêver de grandeurs du tout différentes, on peut élire une autre servitude. N’empêche qu’il est certaine façon d’allier l’une à l’autre qui est proprement le fait du soldat. Que l’alliance portée à son point de perfection et, si je peux dire, à son excès puisse s’accompagner de l’allégresse que trahissent la parole nette, l’esprit rapide, l’humour, les formules catégoriques, la violence aussi et le caractère ombrageux, c’est là ce dont le Général Weygand nous donnait à tout instant l’exemple réconfortant. Bref l’Académie ne pouvait se passer d’un soldat, et Weygand, de ce point de vue, se trouvait être le soldat même.

Tel il était à l’Académie, tel il fut à la France. J’en ai assez dit pour donner à entendre le vide que laisse sa mort dans notre conscience à tous, dans nos consciences de toute espèce.

Jean Paulhan
de l’Académie française.

 

[1] Mort le 28 janvier 1965, à Paris.