Le centenaire d'Octave Feuillet célébré à Saint-Lô

Le 5 mars 1922

Henry BORDEAUX

LE CENTENAIRE D’OCTAVE FEUILLET
CÉLEBRÉ À SAINT-LÔ

Le Dimanche 5 mars 1922

DISCOURS

DE

M. HENRY BORDEAUX
DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

MESSIEURS,

Octave Feuillet, dans son discours de réception à l’Académie française, prononcé le 26 mars 1863, se qualifiait modestement lui-même de simple faiseur de romans et se félicitait, avec une confusion qui n’était pas feinte, de voir en sa personne le roman élevé à la dignité d’un genre et reconnu par la Compagnie dont il était appelé à faire partie. Ce genre est aujourd’hui si vaste qu’il déborde sur toute la littérature et va de l’épopée à l’autobiographie et même au traité philosophique. Or, dans ce développement glorieux du roman contemporain, la Normandie a sa large part : après Mlle de Scuderi et Bernardin de Saint-Pierre, n’a-t-elle pas, dans un passé plus récent, donné presque simultanément un Flaubert, un Barbey d’Aurevilly, un Octave Feuillet, et plus tard un Maupassant ?

Guy de Maupassant, dans une phrase célèbre, a montré l’influence physique et morale exercée sur nous par le sol natal : « J’aime mon pays, écrivait-il, parce que j’y ai mes racines, ces profondes et délicates racines qui attachent l’homme à la terre où sont nés ses aïeux, qui l’attachent à ce qu’on pense et à ce qu’on mange, aux usages comme aux coutumes, aux locutions locales, aux interrogations des paysans, aux odeurs du sol, des villages, de l’air lui-même. » Déjà Lamartine avait dit : « Les lieux nous entrent dans l’âme par les yeux et s’incorporent à nos sensations, et ces sensations deviennent des caractères. » Mais, à leur tour, ces caractères humains s’impriment, pour ainsi parler, sur les lignes d’horizon et d’architecture. Un paysage, une cité, une province ne prennent toute leur signification que par les grands hommes qui en ont dégagé l’esprit dans leur vie ou dans leurs œuvres. C’est dans ce sens que M. Paul Bourget, visitant la maison de Goethe, pouvait affirmer : « La personnalité d’une ville et d’un pays est faite du souvenir de leurs grands morts. »

Ainsi la ville natale d’Octave Feuillet lui devait-elle de célébrer avec éclat son centenaire. L’Académie, qui l’accueillit à quarante ans, a tenu à s’associer aux honneurs posthumes que vous lui voulez justement assurer. Une plaque commémorative désigne aujourd’hui la maison de sa naissance. Sa tombe, nouvellement fleurie, au bord de laquelle on évoquerait, comme une théorie de pleureuses, le blanc troupeau de ses belles héroïnes est un lieu de pèlerinage. Son fantôme ne revient-il plus dans cet hôtel de la rue Torteron où il coula de si tristes jours de jeunesse dans une sorte de volontaire esclavage filial qui lui fut une discipline et le dressa à comprendre les règles strictes de l’honneur ? Je le chercherais plutôt dans cette propriété des Palliers, voisine de Saint-Lô, où il s’épanouit dans ses années de maturité, et plutôt encore dans ce petit pavillon à la Jean-Jacques qu’il appelait familièrement le bocal, où il se retirait pour écrire ses histoires, si vraies pour lui qu’il pleurait sur la mort de Julia de Trécœur ou de Sibylle de Férias, sur la chute de Cécile de Stèle ou la douleur de Marie de Camors comme si elles étaient venues auparavant lui confier leurs peines d’amour, et quand Mme Feuillet, désolée de le trouver dans cet état et prête à prendre part à son chagrin, l’interrogeait, il s’excusait en lui demandant avec douceur : « Tu n’en es pas jalouse au moins ? »

Mme Feuillet pouvait très bien s’en montrer jalouse. Une femme d’écrivain est plus qu’une autre exposée : au monde réel qui, d’habitude, suffit à tourmenter ses sœurs, elle doit ajouter, elle, tout un monde imaginaire, d’autant plus dangereux qu’elle n’y a pas accès et qu’elle doit se contenter, pour le connaître, de confidences que tôt ou tard elle partagera avec le public. Mais peut-être ce monde-ci, d’une emprise si profonde, la protège-t-il contre de plus réelles trahisons.

À lire Octave Feuillet, qu’on a pu appeler avec raison un historien du monde, il ne semble point tout d’abord qu’on puisse surprendre chez lui une indication d’origine. Ou plutôt l’attribuerait-on à ce Paris anonyme, gouffre attirant et mystérieux où viennent se perdre, comme les fleuves dans la mer, toutes les sensibilités, tous les caractères, toutes les ardeurs des diverses provinces françaises dont il compose un esprit nouveau, mesuré et audacieux, vif et ironique, délicat et subtil, expert à remettre au point les hommes et leurs pensées, leurs ambitions, leurs amours.

La nature, chez Octave Feuillet, est comme voilée. Il ne la décrit pas. Dans toute son œuvre on ne compterait pas vingt pages descriptives. Il la traite à la manière classique, celle de Mme de La Fayette qui, pourtant, fait pleurer M. de Nemours dans l’allée de saules de la Princesse de Clèves, celle de Mme de Sévigné qui est le poète des feuilles changeantes, celle de Racine qui, dans Bérénice, lorsqu’il fait dire à Antiochus abandonné :

Dans l’Orient désert quel devint mon ennui !

devance le vers de Lamartine :

Un seul être vous manque et tout est dépeuplé.

Mais le dix-septième siècle soumettait la nature à l’homme et ne lui prêtait notre humanité que pour en faire une amie, notre reflet, et non pour voir en elle, à la façon des poètes d’aujourd’hui, la souveraine fatale de nos sentiments et de nos volontés.

Donc pas ou peu de décors chez Feuillet, et cependant, s’il emmène ou situe ses personnages en province, on respire aussitôt l’air de la Normandie. À quelques traits on la devine, on l’imagine, on la voit : des pâturages gras et verts où paissent de grands bœufs, des pommiers en fleurs, une ruine comme la tour d’Elven, le château de Trécœur, près de Torigny, avec sa large avenue de vieux ormes qui sont des hêtres en vérité, les sites sauvages de la Hague, les bois, les falaises et la mer qui brise.

Il sait bien l’influence apaisante des vieilles maisons et des allées où se sont posés nos pas d’enfant. Celui de ses héros qui peut-être lui ressemble dans son retour au pays natal — je dis : peut-être, tant il a mis de scrupules à ne pas se révéler lui-même dans ses livres et à demeurer un écrivain objectif à la façon des maîtres d’autrefois — Philippe de Boisvilliers se sent tout repris et calmé. quand il rentre au château paternel, fatigué de la vie et désenchanté des passions, rien qu’à refaire les promenades anciennes, rien qu’à respirer le parfum de la terre, à écouter les bruits familiers de la maison : « Il vous semble, murmure-t-il, au milieu de ces traditions continuées, que votre propre existence se prolonge dans le passé et dans l’avenir avec une sorte d’éternité. » Il va s’asseoir, auprès de sa cousine Jeanne de la Roche-Ermel qui deviendra sa femme et qui l’attendait depuis toujours, sur la mousse sèche d’une roche et là tous deux, quelque temps, demeurent en silence regardant les petites fumées bleues qui montaient çà et là au-dessus des toits de chaume, écoutant les bruits du soir qui s’élevaient par instants dans la sonorité profonde des campagnes, les aboiements lointains d’un chien de garde, quelques mugissements sourds sortant du fond des prairies, un vague tintement de cloches, un chant d’oiseau attardé dans les taillis.

La paix le visite. Jamais la nature ne nous la refuse. Elle nous la distribue avec ses conseils de patience et d’acceptation. Ainsi reçoit-elle Sibylle de Ferias blessée à mort dans son amour intransigeant. Ainsi caresse-t-elle ces deux pauvres femmes enlacées, la mère et la fille, Mme de Tècle et Mme de Camors, presque aussi jeunes l’une que l’autre, presque aussi atteintes par la cruauté du même homme, presque aussi amoureuses : appuyées joue à joue, elles sont comme la double empreinte d’un même visage sur une seule médaille, l’un d’un relief délicat et précis, l’autre à demi effacé. « Elles étaient là toutes deux, dit leur poète, au milieu de leurs souvenirs les plus doux et les plus intimes ; car ce petit château, si longtemps désert, les bois négligés qui l’entouraient, la pièce d’eau mélancolique, la nymphe solitaire, tout cela avait été leur domaine particulier, le cadre favori de leurs rêveries communes, la légende de leur enfance, la poésie de leur jeunesse. C’est sans doute une grande tristesse que de revoir avec des yeux pleins de larmes, avec un cœur flétri et un front courbé sous les orages de la vie, les lieux familiers où l’on a connu le bonheur et la paix ; pourtant tous ces chers confidents de nos joies passées, de nos espérances trompées, de nos songes détruits, s’ils sont des témoins douloureux, sont aussi des amis. On les aime, et il nous semble qu’ils nous aiment. C’était ainsi que ces deux pauvres femmes, promenant à travers ces bois, ces eaux, ces solitudes, leurs incurables blessures, croyaient entendre des voix qui les plaignaient et respirer une sympathie qui les apaisait. »

C’est le ton de la Princesse de Clèves. L’auteur nous laisse le soin d’imaginer ces bois négligés, cette pièce d’eau mélancolique, et la nymphe solitaire. Il craindrait de rompre le charme par un trait plus précis. Cependant la campagne n’est pas seulement pour lui une retraite propice aux cœurs meurtris. Dans les Amours de Philippe, reprenant le vieux thème du retour de l’enfant prodigue, il s’est trouvé écrire le roman du déraciné qui reprend racine sur l’héritage paternel. Le veau gras qui paissait un herbage de Normandie sera immolé en l’honneur de Philippe de Boisvillers découvrant l’utilité et la saveur de la vie provinciale. Il avait secrètement qualifié de nécropoles et de boîtes à momies ces vieilles demeures patrimoniales où l’on voit les fils s’asseoir successivement dans le fauteuil du père et de l’aïeul, au coin du même foyer l’hiver, de la même fenêtre l’été. Parce qu’ils n’étaient pas agités, il les croyait immobiles, car il y a un âge où la fièvre fait l’illusion de la force et la piaffe, l’illusion du mouvement. »

Sa propre expérience s’en vient ainsi rejoindre tout naturellement l’enseignement que lui avait donné son père, le vieux marquis de Boisvillers, et qu’il s’était empressé de ne pas suivre, tant il est vrai que nous devons reprendre la vie à notre compte personnel, et c’est pourquoi les exemples servent plus que les paroles et les traités. « Il est bon, en ce temps-ci plus que jamais, lui avait dit M. de Boisvillers qui n’avait jamais quitté son domaine et qui s’en trouvait bien, que des gens comme nous demeurent dans leur pays natal. ville ou campagne, et s’y fassent respecter. À part les services pratiques qu’ils peuvent rendre autour d’eux. Il y a dans leur présence seule, dans la supériorité de leurs connaissances, dans la dignité de leur vie, dans les grands souvenirs que leur nom réveille, il y a un enseignement, il y a un exemple, il y a une autorité. Ils sont comme ces antiques clochers qu’on aperçoit çà et là dans les campagnes, qui font rêver le passant dans le chemin, le paysan sur sa charrue et qui rappellent les foules, malgré elles, à de hauts sentiments et à de respectueuses pensées... Non, mon fils, nous ne sommes pas inutiles. » Ces autorités sociales, qui, jadis, avaient déserté leur poste pour aller solliciter à Versailles, un économiste comme Le Play en souhaitait la continuité ou le retour. Et des conseils donnés par le marquis de Boisvillers à son fils il serait aisé de rapprocher ce journal du comte de Malhyver, récemment transcrit par M. Paul Bourget dans Un Drame dans le Monde, ou l’on peut suivre les leçons tirées de la guerre par un aristocrate d’aujourd’hui résolu à ne plus être ni un inutile ni un oisif ni un déraciné.

« J’ai beaucoup rêvé, écrivait à sa femme Octave Feuil­let vieillissant, en face des collines boisées qui s’éclaircissent déjà comme mon vieux front, et au bord des mares couvertes de feuilles jaunies. » Nous savons maintenant où allaient ses rêveries normandes. Elles s’en allaient chercher dans la vie terrienne un remède à l’agitation factice et au tumulte de Paris. Il était issu lui-même d’une ancienne race fixée à Saint-Lô, ou dans ses environs. Il en avait hérité cette délicatesse de cœur et d’esprit qui a besoin de plonger dans le passé pour y puiser toute sa grâce et tout son parfum comme si la race était semblable à ces aloès en qui la sève monte lentement et qui ne fleurissent qu’une seule fois. Certes, il peut y avoir désaccord entre l’œuvre d’un artiste et sa vie et, s’il a gardé fermement la direction de ses pensées et de sa sensibilité dans son œuvre tout en n’ayant pas la force ou le courage de s’y conformer, on ne peut que lui savoir gré de sauvegarder dans cette rupture la part qui, de lui-même, doit demeurer. Seule, une époque de désordre mental peut y voir une hypocrisie, comme s’il était indispensable d’ajouter la faiblesse du cerveau à celle du cœur ou des sens et comme s’il fallait demander sa méthode intellectuelle à ses erreurs de conduite sous peine d’insincérité. Mais rien n’est plus harmonieux que la confusion de l’homme avec l’écrivain. Tant de romans où l’honneur est pour ainsi dire le principal personnage, nous aimons avoir la certitude qu’ils furent écrit par un raffiné d’honneur. Ce que nous savons de la vie de Feuillet, qu’il ne nous a point livrée lui-même et qui nous est connue presque malgré lui, nous enchante. Loti, qui lui succéda à l’Académie, a pu la résumer d’une phrase : « Sa vie, toute d’honneur, pure, de délicatesse rare, a coulé comme une belle eau limpide, jamais troublée, jamais effleurée mène d’une souillure de surface. Non qu’elle n’ait rencontre la souffrance, l’incertitude et le doute. Quelle existence humaine en fut exempte ? Sa nervosité, révélée par mille récits, parfois plaisants, accuse une inquiétude intime dont il dut constamment pâtir. Une enfance triste en fut la lointaine cause. Il était sans cesse partagé entre le goût du monde et celui de la solitude, entre l’attrait de Paris et, celui du pays natal. À la fin, il s’en fut même errer dans les hôtels cosmopolites, comme ceux qui n’ont plus de foyer, tant la moindre contrariété stérilisait son travail. L’éloignement, comme il en est dans l’amour, attisait son désir. Il fuyait le bruit de maison en maison, d’installation en installation. Il excellait à se tourmenter et ne trouvait de repos ni en lui-même ni dans son œuvre dont la gestation lui était cruelle. Mais quand l’honneur était en jeu, cet indécis n’avait plus d’hésitation. Il choisissait la voie la plus difficile, sûr de ne point s’égarer.

Ainsi, déjà âgé et malade, quand les Allemands, en 1870, s’avancèrent vers la Normandie, il expédia sa femme et ses enfants à Jersey et trouva sa joie intérieure à prendre du service. Il avait prophétisé l’orage. Il avait prévu la chute de l’Empire. Ses lettres à l’Empereur qui le traitait en ami en font foi. Son pessimisme naturel aggravait les déductions de son esprit. Et cependant, quand, après la prolongation d’une lutte sur laquelle il n’eut jamais d’illusion, la France se décide à demander la paix, il reprend confiance dans l’avenir, pourquoi ? parce que l’honneur est sauf : « Si nous avons pu lutter quatre mois, écrit-il à sa femme, contre la plus formidable puissance militaire qui ait jamais été, et soutenir cette lutte avec des défaites, des recrues de la veille, des soldats improvisés, toutes nos armées prisonnières, toutes nos armes aux mains de l’ennemi, nos places fortes détruites, quelle idée cela ne donne-t-il pas de la vitalité héroïque de la nation ? Que ne doit-on pas en attendre et en redouter, le jour où elle aura le temps d’organiser ses légions, sorties du sol à la minute et qui, sans expérience, sans instruction, mal armées, mal équipées, à peine nourries, ont presque réduit aux abois un million des meilleurs soldats du monde ? Cela console. Rien n’est perdu quand l’honneur est intact, et le nôtre le sera. Nous pourrons donc vivre après tant de malheurs, non sans douleur, mais sans honte. Nous serons toujours la grande nation avec ce je ne sais quoi d’achevé, dit Bossuet, que le malheur ajoute à la gloire. »

La nation avait touché le fond de l’abîme et, d’un grand élan, remontait à la surface. Dans le désastre, Octave Feuillet n’avait point songé à l’Empire dont il était l’écrivain favori, mais à la France. Il avait mesuré ses forces dans la défaite mène et repris confiance en elle. Notre victoire actuelle ne l’eût point étonné. C’est la marque des esprits solides de garder leur clairvoyance jusque dans les événements contraires.

La paix faite, il se trouva libre de montrer sa fidélité à ses souverains en exil. Il fit le voyage d’Angleterre pour rendre visite à l’Empereur et à l’Impératrice dont se détournaient alors avec allégresse tant d’anciens courtisans. Et quand le gouvernement de M. Thiers lui voulut rendre la charge de bibliothécaire à Fontainebleau qu’il tenait de Napoléon III, malgré les insistances les plus flatteuses et les plus répétées, il refusa, estimant plus digne de lui de ne pas reprendre un poste auquel il attachait un souvenir de reconnaissance.

De la noblesse qu’il accordait avec tant de générosité à ses personnages il pratiquait la plus haute, celle du cœur. Mais ne devons-nous pas en faire hommage à ses origines ? Ne retrouvons-nous pas le même trait de chevaleresque désintéressement chez un Haubert, qui donna à toute la littérature un exemple de conscience scrupuleuse, et se consacra à l’art comme un prêtre à l’autel ; chez un Barbey d’Aurevilly, aujourd’hui encore méconnu, admirable poète épique du Chevalier des Touches et de l’Ensorcelée, pauvre Don Quichotte s’escrimant contre le Moulin de la Galette, qui logeait avec lui dans son humble chambre de la rue Rousselet le cortège de ses rêves sublimes sans jamais se plaindre de l’injuste dureté de la vie réelle à son égard. La Normandie est donc toujours la terre de Malherbe et de Corneille qui, de leur forte empreinte, ont marqué, dans les lettres françaises, le sens de l’honneur.

 

Et pourtant, cette religion de l’honneur, Octave Feuillet, dans son livre le plus audacieux et le plus puissant, dans celui qui, du moins, est assuré de survivre, Monsieur de Camors, a montré sa faillite dans une vie d’homme.

Je dois vous l’avouer, quand l’Académie m’a désigné pour la représenter aux fêtes de Saint-Lô, j’ai ressenti une grande tristesse, celle d’aller au-devant d’une désillusion, celle que l’on doit éprouver sur le chemin qui conduit à la demeure d’une femme que l’on a adorée vingt ou trente ans auparavant et que l’on n’a point revue. Depuis ma première jeunesse je n’avais pas relu les romans d’Octave Feuillet et ne désirais point de les relire. Le souvenir de leurs héroïnes suffisait à mon plaisir. Je les revoyais si jeunes, si élégantes, si amoureuses : dans quel état, mon Dieu ! les retrouverais-je ?

Vous qui êtes apparues sur nos imaginations adolescentes parées de tant de finesse et de distinction, et de trop de beauté peut-être, en toilette de bal, dans une musique de fête et dans un parfum de fleurs de serre, ou de préférence encore à cheval et moulées dans vos costumes d’amazone, vous dont nous n’avions pas oublié les noms comparables à ces nomenclatures de roses si chères aux amateurs de jardins : fière Marguerite Laroque, seule plébéienne égarée dans ce flot d’aristocratie, petite folle de Mme de La Palme, légère et douloureuse Cécile de Stèle, énigmatique Blanche de Chelles, tragique Mme de Talyas, criminelle Sabine de Vaudricourt, terrible Charlotte de Champvallon, et vous surtout, douce Aliette de Courteheuse, qui ne fûtes comprise et aimée véritablement que morte, vous sombre Julia de Trécœur qui voulûtes mettre la mort — et quelle mort superbe sur les falaises ! — entre votre désir et l’inceste, et vous deux, trop romanesque Mme de Tècle qui offrîtes vous-même votre fille en holocauste, comme une Iphigénie, sur l’autel de votre dieu, et vaillante Marie de Camors, si digne de retenir et garder le plus cruel mais le plus humain des don Juans, et vous enfin, vous qu’il faut mettre à part dans ce trop brillant cortège, Sibylle de Férias, amoureuse d’une étoile dès votre berceau, qui vouliez toute enfant chevaucher sur l’étang un cygne comme Lohengrin, et qui mourûtes dans votre robe blanche sans tache, victime d’un amour qui ne se pouvait contenter que de l’Éternité, — pardonnez-moi, ô mes amies d’autrefois, si j’ai douté de vous ! Ce doute, n’est-il pas encore un aveu ? Mais je ne voulais pas vous voir descendre de l’échelle céleste dont vous occupiez les degrés sans montrer vos jambes tant vos robes étaient longues et dissimulaient savamment ce qui vous pouvait retenir à la terre !

C’est déjà, pour un romancier, une haute faveur du destin que d’avoir créé un type qui s’impose à la mémoire. On dit encore : une femme d’Octave Feuillet. Ou plutôt on ne le dit plus, que pour regretter peut-être de ne le pouvoir dire. Car les temps ont marché. Je me souviens que, lors de mes dernières années de collège en Savoie, une jeune fille qui habitait un château du voisinage venait quelquefois à cheval dans ma ville natale. Sans doute avait-elle de beaux cheveux blonds et un visage délicat. Mais, surtout, nous la connaissions déjà. Selon qu’elle était sereine ou préoccupée, elle s’appelait Sibylle de Férias ou Julia de Trécœur. Elle portait ainsi plusieurs noms. Sans Octave Feuillet, peut-être n’aurions-nous pas connu, ou connu plus médiocrement, le trouble délicieux, dont elle nous agitait.

Dès lors était-il prudent, je vous le demande, de rouvrir ces pages de si longtemps fermées ? Le devoir académique m’y contraignait et je m’y suis résolu. Vous ne me croiriez pas si je vous disais que j’ai retrouvé les émotions de ma seizième année. Il y. a dans Feuillet, je me hâte de le reconnaître, toute une part qui nous apparaît conventionnelle et factice aujourd’hui. Les chevaux y sont tous de race et les cavaliers de qualité. Les femmes y sont toutes belles à miracle. Grandes, elles sont comparées à des déesses. Petites, elles ont les pieds menus d’une fée qui danse sur la bruyère. Leur front est d’une pureté lumineuse. Leur regard a des clartés d’émeraude ou de saphir. Leur démarche est aérienne comme celle de la duchesse de Bourgogne célébrée par Saint-Simon. Quant à leurs toilettes elles ont le plus souvent « cette élégance pure, tranquille et correcte qui peut apprendre aux gens qui l’ignorent ce que veut dire le mot distinction », un mot que l’on ne saurait plus oublier quand on a lu Octave Feuillet. Enfin elles ne peuvent mourir simplement : c’est en robe de bal — une robe pâle avec des dentelles — et recouverte d’une neige nouvelle spécialement blanche, que Cécile de Stèle consent à quitter non point ce monde, mais le monde, et Julia de Trécœur se précipite dans l’abîme sur un pur-sang. « On meurt comme on peut », m’assurait un paysan de chez moi. Je ne le crois plus depuis que j’ai rouvert Octave Feuillet : ses personnages meurent en beauté, comme ils ont vécu.

Mais tout d’abord n’y a-t-il pas, en effet, dans le monde une convention de la beauté ? Ceux qui font partie du monde, dès qu’ils se réunissent, proscrivent systématiquement ce qui peut les relier à la vie pratique et utilitaire. Voyez, sur la table étincelante de cristaux et d’argenterie, ce surtout de fleurs de pêcher. Par quels soins savants les jardiniers ont-ils obtenu, en plein hiver, cette fragile poussée printanière destinée à l’ornement d’un soir ? Tout est mis en œuvre, dans le monde, pour une perfection extérieure et stérile. Pourquoi, dès lors, reprocher à un romancier du monde le goût de reproduire cette perfection momentanée ?

Octave Feuillet est plus qu’un romancier du monde. L’historien du second Empire et des premières années de la troisième République trouvera chez lui, et peut-être chez lui seul, ses documents pour l’étude de la société. « Toutes différences de génie et de genre mises à part, a pu écrire M. Paul Bourget étudiant son œuvre, les romans de M. Feuillet sont, pour les salons contemporains, ce que les pièces de Racine étaient pour la Cour de Louis XIV, ce que les Liaisons dangereuses furent pour les boudoirs de l’autre siècle. »

Balzac s’enorgueillissait d’être plus un historien qu’un romancier. Par le fait que le romancier situe ses personnages dans le temps, il fait œuvre d’historien. Ils sont de peu de poids, les romanciers qui n’ont pas su transposer dans leurs ouvrages quelque reflet durable de ce temps passager. Feuillet, qui se savait, lui aussi, historien et qui appelait Walter Scott son meilleur ami, avait choisi la matière la plus délicate et la plus fuyante en se spécialisant dans l’observation du monde. Car le monde change comme la mode. Il n’est plus l’aristocratie, il était limité quand il était la Cour : ses limites, de plus en plus incertaines, semblent se perdre, et pourtant elles existent.

Qu’y a-t-il derrière la brillante façade ? Il ne suffit pas à son historien d’avoir su prendre le ton qui convient à le représenter et de ne s’en être jamais départi. « Il faut aimer la vérité, écrit Feuillet dans Camors, la voiler, mais ne pas l’énerver. L’idéal n’est lui-même que la vérité revêtue des formes de l’art. Le romancier sait qu’il n’a pas le droit de calomnier son temps, mais il a le droit de le peindre ou il n’a aucun droit. Quant à son devoir, il croit le connaître : ce devoir est de maintenir à travers les tableaux de mœurs les plus délicats son jugement sévère et sa plume chaste. »

C’est là toute une esthétique, Feuillet aime trop la toilette pour nous montrer la vérité toute nue. Il lui offre un voile, mais assez transparent pour que nous devinions ses formes. « Chaque volupté, disait Platon dans le Phédon, est armée d’un clou avec lequel elle fixe l’âme au corps... » Nous voyons les âmes ainsi clouées au corps par leur volupté. Ces hommes et ces femmes du monde qui passent pour des privilégiés, à l’abri du besoin et du travail quotidien, qui, favorisés de toutes les caresses de la vie, connaissent la joie de pouvoir s’épanouir librement, sont en réalité leurs propres captifs. L’ouvrier qui va à son usine, le paysan qui laboure son champ, peuvent, le soir venu essuyer leur sueur et goûter un peu de paix. Eux qui, la plupart du temps, vont en journée la nuit, pour employer l’expression dont Balzac se servait pour les courtisanes, ne goûteront point de paix. Ils sont en continuel état de guerre, et ils cherchent des proies. Ces êtres de luxe sont aussi près de l’animalité que les hommes des âges primitifs. L’argent et le plaisir les mènent comme autrefois le désir et la faim.

Octave Feuillet, s’il a négligé la question d’argent que devaient reprendre ses successeurs dans la chronique du monde, un Paul Bourget dans Mensonges et dans Un drame dans le monde, un Paul Hervieu dans l’Armature, un Hermant dans Courpière, a traité hardiment celle de la recherche du plaisir. Son romanesque charmant recouvre le sombre drame des appétits. Il n’a rien dissimulé de l’éternelle poursuite amoureuse qui s’exerce à l’abri des conventions du monde et qui offre un singulier contraste entre la plus exquise politesse apparente et la pire brutalité des convoitises. À cette puissance du désir quels obstacles s’opposeraient ? « L’honneur humain, dit-il dans Dalila, peut suffire à la rigueur contre les passions d’un homme... contre celles d’une femme il n’y a que Dieu. Toute femme qui n’est pas à Dieu est à Vénus. » Et sans doute un tel jugement est-il trop sommaire. Il y a le plus souvent de la distance entre nos idées et leurs conséquences, même les plus logiques. Sera-t-il mieux inspiré quand il fera écrire à la clairvoyante Charlotte du Journal d’une femme : « Dans mille occasions de ma vie, j’ai reconnu qu’il ne dépendait pas de nous d’éprouver ou de n’éprouver pas des sentiments coupables, mais qu’il dépendait toujours de nous de ne pas les traduire en actes... » Toujours ? qu’elle le demande à Cécile de Stèle, son amie : il peut suffire « d’une simple occasion pour que la mauvaise action précède la pensée ». Mais le romancier a bien vu que la femme, plus exaltée, plus absolue, a besoin de chercher un appui hors d’elle. Si ce n’est pas son mari, où le découvrir ? Il nous montre comme elle se plie avec plus de facilité que l’homme au mal comme au bien : « Les femmes, qui poussent très loin leurs vices comme leurs vertus, écrit-il dans Les amours de Philippe, sont à l’aise dans la perfidie comme le serpent dans les broussailles, et elles s’y meuvent avec une souplesse tranquille que l’homme n’atteint jamais. »

Ainsi nous a-t-il donné en littérature quelques beaux monstres féminins qui n’ont guère été surpassés par les héroïnes de nos romans les plus modernes et les plus osés — mais la mesure, la divine mesure a toujours donné le change sur la véritable force et nous continuons à prendre les cris pour de l’éloquence et la parade de foire pour de la musique — une Julia de Trécœur, pauvre petite Phèdre des grèves de Normandie, une marquise de Champvallon prête à marcher sur les cœurs et même à les percer pour mieux établir sa royauté mondaine en complicité avec le roi Camors, une Mme de Talyas qui essaie de tuer sa rivale, une Sabine de Vaudricourt qui tue délibérément la sienne, en accord avec ses principes matérialistes dont elle ose faire remonter les conséquences à l’enseignement de son professeur, devançant, mais sans l’analyse rigoureuse du Disciple, Robert Greslou instituant le procès en responsabilité de son maitre Adrien Sixte.

« M. Feuillet, disait Sainte-Beuve, excelle à écrire les journaux de femmes et de jeunes filles. On dirait qu’il l’a été. » Mais alors M. Feuillet se fût rendu coupable des plus grands crimes. Il se contenta, en vérité, d’observer autour de lui l’audace, des belles pécheresses de la Cour que nuls scrupules ne retenaient plus. Celles-là, il les vit tout entières attachées à leur proie. Mais il rencontra d’autres femmes chez qui il se complut à découvrir des trésors de délicatesse et de noblesse intimes : une Aliette de Courteheuse, une duchesse Blanche de Sauve, une Mme de Tècle, une Sibylle de Férias. Cette touchante Sibylle veut un amour impérissable et ne croit pouvoir le trouver que sanctifié par la foi religieuse. « Ne savez-vous pas vous-même, dit-elle à son fiancé dans la scène qui précède sa mort, ce que deviennent en ce monde les sentiments les plus ardents et les plus vrais, quand ils ne s’appuient pas sur Dieu, quand ils ne se purifient pas, quand ils ne s’éternisent pas en lui ? Ne comprenez‑vous pas tout ce que doit ajouter de force et de constance à l’affection de deux cœurs l’espérance commune d’un avenir sans fin ? Eh bien, cette espérance, vous ne l’avez pas ; ce lien impérissable vous eût manqué. Vous aimez ma jeunesse qui demain ne sera plus ; mais ce qui sera toujours, mon âme, comment l’aimeriez-vous ? Vous n’y croyez pas. Un jour j’aurais aimé seule... et plutôt que d’affronter cette horrible douleur, j’ai voué ma vie à la solitude, à l’abandon, aux regrets, préférant briser mon cœur de ma main, que de le sentir jamais brisé par la vôtre... »

Pauvre enfant qui n’admet pas la précarité des amours humaines et voit bien où leur découvrir un parfum d’éternité, fait-elle autre chose que paraphraser deux des plus beaux vers d’amour de la littérature française :

Tu m’appelais ta vie, appelle-moi ton âme :
Car l’âme est immortelle, et la vie est un jour.

Dans les conflits qui mettent aux prises les hommes et les femmes dans le monde. Octave Feuillet se fait, sans le déclarer, le champion de la femme, de la dame comme on eût dit au temps de la chevalerie. L’homme est à ses yeux le grand coupable. Il ne se donne pas la peine d’attirer à lui, d’offrir une part dans sa vie profonde à celle qui ne demande qu’à l’aimer, et qu’à n’aimer que lui. —Vous voulez une femme d’intérieur, explique la sage Mme de Lorris à M. de Rias dans Un mariage dans le monde, mais alors faites-lui une vie intellectuelle et morale à côté de la vôtre ou plutôt dans la vôtre. Associez-la, sinon à toutes vos occupations, du moins à tous vos loisirs. Attachez votre femme à votre foyer en vous y attachant vous-même. Alors « votre foyer ne sera pas seulement dans votre maison ; vous l’emporterez avec vous comme un autel domestique ». Il y a dans le mariage un cahier des charges qui lie les deux parties.

Mais le plus souvent, dans un milieu de luxe et d’oisiveté, l’homme se détache bientôt de son foyer et de sa compagne. Il reprendra au bout de peu de temps sa chasse à peine interrompue. Sera-ce la religion de l’honneur, la seule qu’il pratique, qui le garantira contre les suites de ses entreprises de séduction ? Dans sa jeunesse et dans sa vieillesse — car il est à remarquer que l’on revient souvent sur le tard à ses premières façons de sentir et de juger — Octave Feuillet a raffiné sur le point d’honneur : ce ne sont qu’amoureux se précipitant par la fenêtre pour sauver l’honneur (Le roman d’un jeune homme pauvre), ou se tuant par honneur (La Veuve, Honneur d’artiste). Ces exagérations nous sont à bon droit suspectes. Qu’elles ne nous privent pas du moins d’aimer et d’admirer Sibylle, Julia de Trécœur et surtout peut-être M. de Camors, un des livres les plus vigoureux de son temps, de notre temps et même de tous les temps, et qui créait un type nouveau dans la série déjà longue des don Juans. Camors, dans le désert de ses convictions morales, s’est, lui aussi, l’attaché à l’unique religion de l’honneur. « Je me figure, lui dit sa femme avant qu’elle ne se soit penchée sur l’abîme profond de ce cœur d’homme et qu’elle n’en ait eu le vertige, que l’honneur séparé de la morale n’est pas grand’chose et que la morale séparée de la religion n’est rien. Tout cela forme une chaîne : l’honneur pend au dernier anneau comme une fleur ; mais, si la chaîne est rompue, la fleur tombe avec le reste. » Et la fleur tombe en effet. Camors, comme l’a dit M. Paul Bourget, « c’est le hardi tableau de la chute d’un honneur d’homme. » Il s’en dégage une sorte d’amertume, de désenchantement, un âcre goût de cendre, à peine atténué par la douceur de ces deux sacrifiées, Mme de Tècle et Marie de Camors.

Les protagonistes mondains du théâtre d’Octave Feuillet ont vieilli, mais en somme pas davantage, sinon que les bourgeois équilibrés d’Émile Augier, du moins que les raisonneurs de Dumas fils. Cependant, Julie et Chamillac tiendraient encore l’affiche, l’une faisant pressentir la rivalité de la mère et de la fille dans l’Autre Danger, l’autre reportant, comme dans l’Assaut, le mot de l’énigme à la confession du dernier acte, et il faut souhaiter que la Comédie Française qui doit à Feuillet de nombreux succès les inscrive à son répertoire. Mais les romans, — quelques-uns du moins, et pour ma part j’en détacherais au moins trois : Sibylle, Julia de Trécœur et M. le Camors, — ont gardé cet air qui n’est plus d’aucun temps. Le doivent-ils au style, à ce style dont Pierre Loti a dit si justement qu’il ressemble à la toilette de ces femmes dont l’élégance, bien qu’excessive, est tellement discrète qu’on la remarque à peine ? Je croirais plutôt, qu’ils le doivent à la sûreté psychologique qui, par-delà l’observation des mœurs, a rencontré l’éternel fond humain. Ils assurent à leur auteur le droit de prendre place parmi les moralistes français de la grande école qui ont vu dans la littérature, outre un plaisir, l’art de nous faire réfléchir sur la vie et sur notre cœur.