La philosophie de Karl Popper et la Société politique d’ouverture

Le 26 octobre 1981

Edgar FAURE

La philosophie de Karl Popper et la Société politique d’ouverture

Séance publique annuelle des cinq Académies

 

Primum vivere, deinde philosophari. Cet adage était attribué jadis à la sagesse des nations. Il serait aujourd’hui, le signe d’une grave imprévoyance. L’homme qui, pour mieux vivre, renonce à réfléchir sur les philosophies qu’on lui propose, a peu de chance de devenir un philosophe, mais il n’est point, pour autant assuré de demeurer un vivant. Dans les temps réputés barbares, on massacrait pour la gloire d’un nom, pour la conquête d’un territoire ou pour la conversion — dès lors expéditive — des infidèles. À notre époque, dite civilisée, l’on extermine ou l’on asservit en vertu de doctrines savamment argumentées, et qui se fixent comme objectif le bonheur des masses. Il est vrai que ce sont des hommes vivant ici et maintenant que l’on sacrifie, et que le bonheur sera pour les autres, plus tard et ailleurs.

Lorsque nous lisons, dans un roman de Dostoïevsky, la réflexion d’un personnage qui propose cent millions de morts pour parvenir au meilleur des mondes, on croit tout d’abord qu’il s’agit du délire verbal d’un hégélien en train de devenir nihiliste. Mais il faut bien constater que lon retrouve quelque chose de cette incantation hallucinante dans des événements aussi concrets et aussi récents que la période noire du stalinisme, la révolution dite culturelle de la bande dite des Quatre, et le génocide du Cambodge, dont les responsables, idéologues et gouvernementaux sont toujours considérés par l’autorité suprême des Nations Unies comme les représentants légitimes de ce peuple que, faute de temps, ils n’ont pu acheminer jusqu’au recyclage définitif de son extinction totale.

Sans aller jusqu’à de semblables désastres, certaines politiques, généreuses dans leurs intentions et apparemment cohérentes dans leurs propos, portent en elles-mêmes le germe de leurs effets néfastes et irréversibles. Le Citoyen doit se munir d’un bouclier idéologique, mais la défensive ne suffit pas, il faut un minimum de choix, à tout le moins une alternative. On dit souvent que l’utopie est fascinante, parce que ses illuminations polychromes feraient contraste avec la grisaille de la rationalité. Cette vue ne nous paraît pas exacte. Ce n’est pas la rationalité en politique qui est terne, c’est une théorie de la politique qui la réduit à la seule fonction gestionnaire.

Les systèmes qui professent le double refus de la violence et de la chimère se définissent presque toujours par leur référence à l’humanisme. Dès lors, on est en droit de leur demander quel est cet humanisme, c’est-à-dire quelle est leur conception de l’humain, Nous entendons par là une représentation d’ensemble, qui ne doit pas être réduite à un manuel de bonne administration ou même à l’envergure d’un traité des sages et royales économies de l’État, à la manière de M. de Sully et de quelques autres estimables ministres. C’est une image de l’homme, une image élevée et ambitieuse, qui doit être placée au début du processus des choix essentiels et dont, dès lors, toutes les classes de conséquences peuvent et doivent être déduites.

Or, il faut dire que, jusqu’à ces derniers temps, nous nous sommes trouvés réduits à une confrontation déjà ancienne entre deux figures dominantes et contrastées (bien qu’elles ne soient pas nécessairement incompatibles). La première, c’est l’homme juridique de Jean-Jacques Rousseau, sujet et créateur de droit, le contractant social, d’où l’exigence de la liberté — inséparable du consentement — et de l’égalité — inséparable de l’association. La seconde, c’est l’homme économique de Karl Marx, le producteur-travailleur, le manieur d’outil, exposé à la spoliation par le régime capitaliste et à l’aliénation par la philosophie allemande.

Cependant, ni l’un ni l’autre de ces éminents fondateurs d’école n’a pu inclure dans son champ de vision les développements prodigieux qui se sont accomplis depuis le début de ce siècle dans le domaine de la science et, par voie de conséquence, dans celui de la technologie. Leur théorie n’a pas pu tenir compte des transformations et des novations qui en sont résultées, aussi bien quant à l’accroissement de la puissance de l’homme sur la nature, que quant à la connaissance par l’homme de sa propre nature.

Pour définir un humanisme à la mesure et à la convenance des temps nouveaux, il fallait bien évidemment un regard scientifique, et plus particulièrement sans doute le regard d’un spécialiste de la science de la connaissance scientifique, d’un épistémologue.

C’est bien, en effet, une troisième image de l’homme que nous apporte Karl Popper, image qui n’élimine ni l’homme juridique, l’homme économique, mais qui les précède, les domine, les prolonge, les transcende et, en vérité, les extemporalise. Ce nouveau personnage, nous le voyons apparaître sur un théâtre qui n’est ni celui du contrat, ni celui de l’atelier, mais celui de la connaissance. On pense tout de suite, bien sûr, à l’homo sapiens, mais il s’agit de beaucoup plus que cela et véritablement d’autre chose. L’homme est considéré ici, non pas comme récepteur et possesseur de telles ou telles données du savoir, mais comme un producteur de connaissance et comme le promoteur de la croissance de la connaissance. Si les philosophes anthropologues du siècle dernier ont pu le définir comme faiseur d’outil, tool making animal, la conception poppérienne nous le présente essentiellement comme theorie making, fabricateur de théorie. Mais Karl Popper veut nous conduire plus loin encore. Pour lui, le troisième homme est le créateur d’un troisième monde.

Il nous apparait que cette construction peut être ordonnée autour de quatre thèmes articulés entre eux.

 

1) L’antécédence de la théorie

La théorie, nous dit Popper, est à l’origine de tout : « Sans théorie, nous ne pouvons même pas commencer. » L’observation des faits a, sans doute, son importance décisive dans le processus de la découverte, mais « elle est toujours préalablement orientée ». Popper attaque et élimine le thème classique de l’induction. Il n’y a pas de circuit direct entre la notation d’un fait et la formulation d’une loi. Il faut passer par le relais de la supposition préalable ou tout au moins d’une disposition problématique dans laquelle la théorie ou la conjecture se trouve virtuellement incluse. De même réfute-t-il l’idée d’une table rase, ou selon la terminologie, qui a sa préférence, de l’esprit seau, dans lequel on entasse du matériel. Il y a toujours quelque chose d’abord et déjà au fond du seau, une connaissance préalable, une connaissance innée, un mécanisme d’ordinateur.

Cette antécédence de la fonction théorisante de l’humain sur l’observation des faits et même sur la manifestation de la vie, donne à la philosophie de Popper un caractère proprement spiritualiste.

Ce mot n’est d’ailleurs pas employé par l’auteur, qui met toujours en avant le concept de rationalité mais celui-ci est très compréhensif, puisqu’il contient deux composantes, dont l’une est la rationalité proprement critique, et dont l’autre, la plus ancienne, est l’invention poétique et mythologique.

Dès lors, on peut dire, que l’humanisme, chez Popper, est potentiellement un animisme.

 

2) L’incertitude de la vérité

Des commentateurs peu atttentifs ont fait dire à Popper que la vérité n’existait pas. Popper n’a jamais rien dit de tel. La vérité existe — peut-être — et même c’est bien le cas de le dire : « sans doute ». Ce qui n’existe pas, c’est la certitude. Dans l’optique poppérienne, la nouvelle idole (la science) a sacrifié son « ancienne idole » (la certitude). « Avec l’idole de la certitude, écrit Popper, tombe l’une des défenses de l’obscurantisme, lequel met un obstacle sur la voie du progrès scientifique ».

Dès lors on ne peut parler de vérité, mais seulement de vraisemblance. Certains traduisent, pour éviter toute équivoque, par vérisimilitude, qui doit plutôt signifier approximation que semblance.

Avant d’être tenue pour vraisemblable, la théorie doit être soumise au feu de l’expérience. Elle n’est pas vérifiable et elle n’est pas justifiable, mais elle est testable. Si l’expérience ne dément pas sa concordance avec les faits, on dit qu’elle est corroborée. Mais la théorie corroborée, même à un très grand nombre de reprises, peut à tout moment cesser de l’être, par l’effet de son exposition à un nouveau type d’expérience, où la concordance jusque-là constatée se trouvera en défaut.

De ce fait, les théories scientifiques se suivent, s’évincent et se succèdent, selon un phénomène qui peut être comparé, selon Popper, à la sélection darwinienne : les plus vigoureuses, les mieux équipées en informations corroborées étant les plus durables.

Il existe, à une époque déterminée et sur chaque sujet, une théorie que tout le monde tient pour vraie et qui est seulement la plus vraisemblable à ce moment-là. Elle règne jusqu’à ce que survienne une théorie plus vraisemblable encore. Alors, comme dans le poème de Pouchkine, la veuve impériale s’efface devant la jeune tsarine. L’exemple le plus émouvant est celui de la théorie de Newton, tenue longtemps pour l’archétype de la révélation scientifique, et qui avait reçu une corroboration éclatante par la découverte de la planète neptune. Einstein parut, et sa théorie élimina la précédente parce qu’elle recouvrait tous les points de celui-ci et elle y ajoutait des informations supplémentaires, notamment celle souvent citée par Popper, du déplacement vers le rouge de la lumière émise par les naines blanches.

Cependant, cette certitude, dont nous avons conté l’immolation, cette Iphigénie de la science, c’est la certitude... de la vérité. Il existe, par contre, une certitude qui demeure bien vivante, c’est la certitude de l’erreur.

Alors qu’un million ou un billion d’expériences corroborantes ne suffisent pas à établir la vérité de la théorie, une seule expérience non concordante permet de certifier, sans repêchage possible, non pas seulement sa faux-semblance, mais son caractère définitivement inexact.

C’est ici qu’apparaît le quiproquo dû à l’emploi du terme de falsification, qui a été utilisé pour décrire la théorie de Popper, et qui procède d’une transcription littérale et fautive de l’anglais. Il doit être substitué soit par détection de fausseté, qui est la transcription la plus précise, soit par les mots de «réfutation », « infirmation » « improbation » ou « invalidation », mais c’est tout de même dommage, car falsification frappe davantage l’esprit. On peut aussi parler de l’élimination de l’erreur, mais celle formule, souvent usitée par Popper, comporte une acception de caractère positif.

 

3) La fonction heuristique de la critique et de l’élimination de l’erreur

Nous serions portés à penser que la découverte de l’erreur est un choc de désappointement et que l’on n’a plus qu’à constater avec tristesse la conclusion d’une mésaventure qui se traduit par le solde négatif du temps perdu. La situation est tout à fait différente ; on ne repart pas à zéro, on repart à plus quelque chose.

L’erreur n’est pas ici décevante mais enrichissante. Elle a la valeur d’une acquisition positive d’information, elle creuse et rétrécit à la fois le champ de l’investigation et, point essentiel, elle nous incite à une nouvelle problématique.

C’est la notion que Popper éclaire par la célèbre confrontation de l’amibe et d’Einstein. Tous les deux sont engagés dans les procédures expérimentales. Mais « Einstein cherche consciemment l’élimination des erreurs ; il opère une critique consciente de ses théories, qu’à cet effet il essaie de formuler de la manière la plus précise possible. L’amibe au contraire ne petit être critique vis-à-vis de ses prévisions ou de ses hypothèses ; celles-ci font partie intégrante d’elle-même ».

C’est la relance de la recherche, impulsée par l’élimination expérimentale de l’erreur, qui commande le cycle infini de l’expansion de la connaissance. Popper représente ce cycle, par ce que l’on appelle un schéma tétradique, mais ce schéma ne comporte en réalité que deux éléments : le premier comprend à la fois la problématique (PI.) et la conjecture (TT), qui sont inséparables ; le second comprend la critique et les expériences (EE), qui sont également conjuguées.

Lorsque l’expérience échoue, on passe à une nouvelle formulation du problème (P2), et ainsi de suite à l’infini. Lorsque l’expérience, au contraire, corrobore, il ne se passe plus rien du tout.

Si, par hypothèse, toutes les théories existant à une certaine époque se trouvaient corroborées dans toutes leurs informations et par toutes les expériences, le progrès serait définitivement arrêté. Le monde 3 serait figé dans la glaciation, au lieu d’être un territoire d’animation perpétuelle et d’enrichissement illimité.

 

4) Le monde 3

Rappelons que le monde 1 est celui des « objets physiques ou des états physiques », que le monde 2 est celui des « états de conscience ou états mentaux et des dispositions comportementales à agir ». Quant à la définition du monde 3 : « C’est le monde des pensées scientifiques et poétiques et des œuvres d’art. » ; « le monde constitué par les contenus logiques des journaux, livres, bibliothèques, mémoires d’ordinateurs et choses assimilables », etc.

Une fois qu’elles sont détachées de la pensée subjective et individualisée des connaissants, les unités de la connaissance prennent une valeur objective et de ce fait le monde 3, qui les inclut, possède un caractère d’autonomie qui n’exclut point la rétroaction avec les autres mondes. Les données qui le peuplent peuvent subsister même si personne ne les pense et ne pense à elles. On les retrouvera sans doute un jour. Cette situation insolite est illustrée par des exemples précis et frappants, notamment celui des nombres pairs et des nombres impairs, celui de l’alphabet minoen n° 2, dont la clé avait été perdue, celui de la table de logarithmes composée entièrement par ordinateur, etc. À l’égard de ce monde 3, l’esprit humain se présente à la fois comme son fournisseur et son explorateur. Il y découvre, non seulement ce que d’autres y ont placé, et dont il est possible que personne n’ait gardé le souvenir, mais aussi des unités de valeur qui se trouvaient incluses dans les précédents apports, ou qui en procèdent par une sorte de parthénogenèse. Il nous semble — et c’est une réflexion personnelle — que l’existence de ce monde 3 et la liaison que l’homme peut établir à chaque instant avec les trésors qu’il renferme ou qu’il engendre, constitue pour l’ensemble de l’humanité, l’équivalent de ce que pourrait être une mutation biologique de l’espèce et même, si l’on peut s’enhardir à la concevoir, une mutation biologique continue.

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C’est une image grandiose que nous donne Karl Popper du génie humain, ce terme étant ici appliqué non pas à un nombre limité de personnes, mais à chacun des membres de l’espèce, car chacun est, fût-ce dans la plus faible mesure, producteur et découvreur de connaissance, engagé dans l’œuvre collective de la création du monde 3.

Cette image s’intègre et surélève la figure marxiste de l’homme travailleur en soulignant sa dignité théoricienne, et elle l’immunise contre l’aliénation puisque, à la différence du labeur, la connaissance ne peut pas être spoliée, Quant au contrat social, elle en apporte cette nouvelle lecture que nous cherchons depuis longtemps. Elle le sous-tend par l’existence d’une convention scientifique tacite, et, en l’articulant sur le monde 3, elle l’élève au-dessus de la simple fiction pour le porter au statut semi-réaliste des contenus objectifs.

C’est donc bien un véritable humanisme que nous présente Popper, et ses conceptions donnent à ce terme, qui se trouvait quelque peu démonétisé par l’abus de son usage et par l’insuffisance de son contenu, un nouvel aloi et une vigoureuse jeunesse. C’est dans la même optique qu’il combat, sous le nom commun d’historicisme, toutes les philosophies, qui tendent à expliquer l’histoire par le déterminisme, par la prophétie, voire par un thème passe-partout comme la lutte des classes, ou même par le hasard pur et simple ; il importe à l’humanisme qu’il soit bien entendu que l’histoire est l’œuvre des hommes, de tous les hommes et seulement des hommes.

Cet humanisme de la connaissance, qui est aussi un « humanisme des hautes énergies » de l’homme et de l’âme, conduit Popper à définir un certain type de société, la société ouverte — qui se gouverne selon la rationalité, c’est-à-dire en rejetant le dogmatisme, et en n’acceptant du mythe que sa fonction poétique. On peut aussi dire : société d’ouverture, ce qui permet de la définir par son objectif et sa méthode plutôt que par un état descriptif qui peut n’être que transitoire.

Si l’on a tendance, en effet, à identifier la société ouverte avec la démocratie, ce ne peut être que dans une conception évolutionniste de celle-ci, car chaque modèle dont le premier remonte à la république athénienne, contemporaine de l’émergence de la rationalité critique — doit être réinventé ou réassigné pour répondre à chaque étape de la croissance de la connaissance et des tensions de civilisation qui en font, par périodes, la contrepartie.

Cette société ouverte s’oppose à une société dite close ou fermée, ainsi dénommé, parce qu’elle se distribue selon un système de cloisonnements internes, et qu’elle se retranche à l’abri d’une clôture qui le protège à la fois de la contamination de l’étranger et de la corruption du futur. Cette société ne disparait jamais d’un seul trait, elle tend à se prolonger par des résistances, par des adhérences et par des rémanences.

La société ouverte est, par définition, une société de reconnaissance des droits de l’homme, dans la pleine acception de ce terme et avec tous les développements qu’il peut comporter, c’est-à-dire en y comprenant les droits dits de la troisième génération, le droit au travail et à la dignité du travail, le droit à l’environnement et à la maintenance du milieu naturel, le droit à la paix.

Elle est une société égalitaire, dans le sens de l’égalité des droits, et plus précisément encore du droit à l’égalité de considération, mais non selon la conception mythique qui tend à l’uniformité et au nivellement, et qui peut mettre en danger la liberté : « si la liberté est perdue, il n’y aura pas d’égalité entre les non-libres ».

Elle est une société libertaire, puisqu’elle proclame la force créative de la critique, et puisqu’elle suppose la procédure des changements non violents, c’est-à-dire de l’alternance. Étant observé que la liberté de la critique comporte, d’une part, la liberté de ne pas critiquer, d’autre part, 1e refus des contraintes qui pourraient être imposées même au nom d’une décision majoritaire (selon l’analyse poppérienne du paradoxe de la souveraineté).

La société d’ouverture doit, plus spécifiquement encore, être définie par son style expérimental, imité de celui de la découverte scientifique, mais avec cette différence que, en ce qui concerne le gouvernement des hommes, l’erreur n’est pas aisément rétractable, et, l’expérience est totalement ou partiellement irréversible. Si, pour la science, on n’est jamais sûr de la vérité vraie, on peut toujours découvrir le faux ; en politique, le succès ne peut jamais être assuré, mais l’échec peut le plus souvent être garanti. Il importe donc de renoncer d’avance à toute tentative, qui d’après les précédents, ou même d’après le simple bon sens, porterait à un niveau insupportable la facture de l’élimination de l’erreur. « Il n’y a pas de politique sans risques, mais il y a des politiques sans chances. »

D’autre part, et en tant qu’elle pratique la méthode expérimentale, cette société ne peut ni se confiner dans l’immobilisme, ni se lancer dans la révolution, puisque l’expérience est inutile à celui qui ne veut rien faire et pareillement à celui qui veut tout faire à la fois. On peut donc la qualifier comme évolutionnaire, en empruntant justement ce terme à l’épistémologie scientifique.

En matière économique et sociale, ce sont les politiques les plus ambitieuses, celles qui dédaignent la procédure de l’expérimentation, qui présentent à la fois le plus de risques et le moins de chances. Les stratégies qui se recommandent du réformisme et du socio-libéralisme et pour lesquelles Popper propose les définitions d’ingénierie sociale et de techniques fragmentaires est certainement la plus efficace et, contrairement à une opinion superficielle, la plus rapide. Car, la progression ponctuelle et expérimentale a l’avantage de ne jamais revenir en arrière et, à partir d’un certain niveau, de s’imprimer à une accélération exponentielle. Si, par hypothèse, l’amélioration du bien être, matériel, moral, intellectuel des populations du monde, pouvait accomplir, au cours des cinquante années à venir, un parcours analogue à celui que la science a couvert pendant les cinquante dernières années, il en résulterait pour l’humanité tout entière, des conséquences telles qu’aucun marchand de merveilleux n’est capable de les imaginer aujourd’hui. Or cela n’est nullement impossible, étant donné le parallélisme des formules et le décalage plausible des chronologies.

Encore faut-il que cette croissance méthodique et graduée, porteuse de sa propre potentialité d’expansion ne soit pas compromise, voire brisée, par les irruptions de violence tempétueuse, qui n’existent pas dans la domaine de la science (le seul risque pour les « contenus objectifs » étant d’être « gelés ») mais qui ont fait jusqu’ici la trame de la vie des sociétés et dont les menaces dans notre ciel paraissent à la fois si proches et si sombres.

C’est naturellement dans le domaine des relations internationales que la société d’ouverture affronte la série la plus difficile mais aussi la plus prometteuse de ses expériences. Elle est, comme aurait aimé le dire Gabriel Le Bras, une société concordataire. Karl Popper s’est attaché, sur ce point plus précisément que sur tout autre, à tracer la passerelle qui conduit de l’analyse scientifique à la figuration politique, Il expose que le monde 1 et le monde 2 appellent, pour résoudre leurs problèmes, des procédures de violence telles que le meurtre et l’intimidation. En revanche, le monde 3 nous offre la recette qui consiste à transposer, dans le traitement des conflits, les méthodes adaptées au traitement des erreurs. Les conflits sont la projection des erreurs. Ils peuvent être éliminés, comme celles-ci, par la rationalité, par la discussion et par la critique. Les États démocratiques, plus ou moins affiliés à la société ouverte, ont adopté approximativement, dans leur juridiction interne, la méthode concordataire mais ils ne s’en inspirent pas toujours dans leurs déterminations extérieures. Lorsqu’un État dont le régime est authentiquement démocratique s’attache à soutenir en quelque autre pays, l’existence artificielle d’un gouvernement rejeté par la sensibilité populaire, il met en péril toutes les démocraties du monde, y compris la sienne. À plus forte raison ne peut-on attendre mieux des régimes qui demeurent proches de la société fermée. Et dans les relations des uns et des autres émerge le problème que Karl Popper, par un nouveau sursaut de sa clairvoyance, a vigoureusement posé en dénonçant ce qu’il appelle The Myth of the Framework, ce que nous traduirons librement par « le mythe du cadre étanche » ou « le mythe des systèmes non communicants ». Le « framework » c’est une entité psychologique qui peut inclure non seulement une théorie dominante mais une vue du monde et un mode de vie établissant un lien de nature quasi-religieuse, et qui, parfois, se confond avec le lien religieux lui-même. Entre ces différents systèmes-cadres, est-il possible d’établir, non pas, bien sûr, un super-état ou une fusion de culture, mais une possibilité minimale d’explication et de compréhension réciproques ?

Certains philosophes le nient. Ils croient, comme Platon, qu’il n’existe pas de terrain commun de discussion, ou, comme un auteur plus moderne, Thomas Khun, qu’il existe un Gestalt swich qui les frappe d’incommensurabilité (impossibilité de recourir à une mesure commune de la pensée), et beaucoup de personnes qui ne sont pas des philosophes sont imprégnées le plus souvent sans y réfléchir, ni même sans en prendre conscience, de la même conviction désespérante. Karl Popper s’insurge contre le mythe et contre son fatalisme suicidaire. Il souligne que la raison unit tous les hommes, et que le choc des cultures, loin d’être toujours belliqueux, a été historiquement bénéfique.

Il appelle gravement notre attention sur le danger global et imminent que fait courir au monde la prolifération des engins de mort. Chaque fois qu’apparaît une suggestion tendant, sinon au désarmement, du moins à une décélération du surarmement, elle ne tarde pas à se faner dans le souffle desséchant du mythe du système étanche.

Sans doute, si nous acceptons d’aller à contre courant et de tenter une expérience de limitation, quelle qu’elle soit, nous ne sommes pas assurés d’atteindre, du premier coup, la vérité et le succès. Mais la seule persévérance nous conduit directement à l’erreur dans sa catharsis et à l’échec dans ses abysses.

Dans la guerre des Armes contre les Hommes, la défensive suprême dispose d’une seule arme, mais ce peut être une arme absolue : l’entendement.

Le moindre commencement de l’accord le plus modeste, voire le plus hasardeux, est un pas qui peut rapprocher la démocratie scientifique de son accomplissement idéal et qui éloigne l’espèce humaine du risque de l’holocauste instantané. En revanche, toute sophistication nouvelle des engins terribles marque un pas dans la direction opposée, et plus particulièrement celles qui tendent à privilégier le sacrifice des existences pour assurer la sauvegarde des matériels.

Le bonheur est sans doute inaccessible comme la vérité mais on peut approcher de quelque chose qui lui ressemble, et les erreurs sont éliminées par la critique, beaucoup de souffrances peuvent être abolies par la réconciliation qui est la critique de la haine. Il ne dépend aujourd’hui que de nous, les hommes, de nous délivrer de la plus haute angoisse. Il y suffit d’une clef de dialogue, c’est l’affaire d’un instant de raison... et d’oraison. Tâchons de philosopher d’abord, c’est notre seule chance de survivre.