Jubilé de M. Paul Sabatier

Le 17 septembre 1913

Raymond POINCARÉ

DISCOURS PRONONCÉ AU

JUBILÉ DE M. PAUL SABATIER

PAR

M. RAYMOND POINCARÉ
DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE

 

 

MESSIEURS,

J’aurais certainement préféré visiter dans une période de travail et d’activité cette Université, dont les vacances ont momentanément vidé les amphithéâtres et immobilisé les laboratoires. Mais, même surprise dans une heure de repos, elle laisse deviner sa vigueur et sa prospérité.

Elle a clairement compris la double mission qui lui est dévolue : recherche désintéressée de la Science, adaptation méthodique de l’enseignement à la vie agricole et industrielle du beau pays dont Toulouse est la capitale historique. Si la vérité doit être aimée pour elle-même et si c’est l’honneur du savant de la poursuivre sans préoccupation d’utilité, souhaitons qu’après l’avoir atteinte, il ne l’emprisonne pas avec lui dans le silence et la solitude. La science qui se retrancherait de l’humanité se condamnerait à la stérilité et se dessécherait dans l’abstraction.

Vos professeurs ont conscience du grand rôle social qu’ils ont à remplir et ils considèrent avec raison qu’ils n’accompliraient pas toute leur tâche s’ils vivaient dans la contemplation de l’idée pure et s’ils ne contribuaient pas efficacement au progrès de la civilisation. Les Instituts et les Écoles pratiques qui se sont développés à l’abri de votre Université sont autant d’organes par où elle pénètre sans cesse dans les réalités vivantes et répand au dehors ses énergies intellectuelles.

Si la République a donné aux groupements de Facultés une large indépendance et tous les privilèges de la personnalité civile, c’est pour qu’à l’ancienne uniformité de l’Enseignement supérieur se substitue peu à peu la libre et féconde variété des études régionales.

Nulle part, une grande Université ne peut recevoir plus de bienfaits des initiatives locales ; nulle part, elle ne peut être mieux secondée par l’opinion publique dans les deux parties complémentaires de son œuvre, la conservation des souvenirs du passé et la préparation de l’avenir, qu’en une province où les manifestations de l’esprit humain ont toujours eu tant d’éclat, et de diversité.

En célébrant aujourd’hui l’illustre Doyen de votre Faculté des Sciences, nous honorons votre corps enseignant tout entier, et nous sommes assurés de nous rencontrer, dans cet hommage, avec les populations à l’esprit vif et au cœur chaud qui entourent l’Université toulousaine de leur sollicitude et de leur respect.

Nous répondons en outre au sentiment unanime du monde savant qui reconnaît en M. Paul Sabatier le digne continuateur de Marcellin Berthelot. Le grand inventeur de la méthode synthétique avait triomphalement démontré qu’à elles seules les forces physiques, lumière, chaleur, électricité sous ses formes diverses : arc, étincelle, effluves, décharges obscures, peuvent déterminer les éléments à s’assembler en composés organiques, comme en composés minéraux. M. Paul Sabatier a poursuivi et complété, avec le secours de la catalyse et de l’hydrogénation, cette œuvre de reconstitution chimique. Les alcools, les phénols, les acides ont obéi à son appel ; les corps organiques les plus variés se sont formés à son commandement ; il a patiemment opéré la synthèse du gaz méthane ; il a transformé les huiles en graisses ; il a lutté avec la nature dans la composition de toutes les sortes de pétrole ; il a enrichi le monde de combinaisons nouvelles ; il a doté l’industrie de produits encore inconnus ; et toutes les expériences qu’il a entreprises, il les a poursuivies à la lumière de ces idées générales qui, si conjecturales et si provisoires qu’elles puissent être, sont pour notre esprit, dans l’obscurité dont il est enveloppé, des points de repère indispensables et des éclairs de vérité.

Au nom de la République et, de la France, je félicite ce noble savant des services qu’il a rendus à la Science et à l’Humanité.