Jeanne d'Arc en Lorraine

Le 25 octobre 1928

Louis BERTRAND

JEANNE D’ARC EN LORRAINE

PAR

M. LOUIS BERTRAND

DÉLÉGUÉ DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

Le 25 octobre 1928

 

Messieurs,

Jeanne d’Arc n’est pas un sujet littéraire. Chaque fois qu’un écrivain, si grand qu’il soit, s’est attaqué à ce sujet, on peut dire qu’il a été vaincu par lui. Un mot tombé de la bouche de Jeanne, une parole authentique notée par un greffier fait paraître vaines et prétentieuses les plus belles phrases. Elle a la simplicité des grands concepts abstraits et absolus qui ouvrent à l’imagination des perspectives immenses, mais qui n’offrent, pour ainsi dire, aucune prise à l’esprit. Je me la représente assez bien symbolisée par la figure héraldique qui, par la suite, devint le blason des siens : entre trois fleurs de lys, une épée nue dressée vers le ciel...

Je voudrais donc parler d’elle en toute simplicité. Et, si je me propose de la voir dans son village lorrain (est-il besoin d’ajouter que je prends ce mot de « lorrain » en son sens géographique et non historique), je voudrais éviter de trop appuyer sur les influences toujours problématiques du milieu, tant moral que matériel. Comme les hommes de génie, les saints ne sont des saints que parce qu’ils échappent aux fatalités de la naissance et de l’ambiance. Ils ne sont pas d’un pays, ils sont d’ailleurs. L’apport du pays, de la race, de l’hérédité se réduit ou à des tares morbides, ou à ce qu’il y a de plus inférieur et de plus ordinaire en ces âmes d’exception.

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Pour garder la juste mesure en ces matières, il n’est que de prendre conseil du sobre paysage que Jeanne eut sous les yeux, dès qu’elle les ouvrit à la lumière. Ce paysage est la discrétion même. Si, indépendamment des souvenirs qui s’y rattachent, il agit fortement sur l’âme, il ne se caractérise point par des traits vigoureusement accusés, ni surtout par une couleur extraordinaire. Rien de moins matériel que cette vallée de la Meuse commençante.

Sans doute, la physionomie s’en est quelque peu altérée depuis le temps de la Pucelle. Telle fontaine s’est tarie ou a été détournée de son cours. « L’isle » et le « Château » dont elle parle dans ses interrogatoires, ont disparu. Enfin toute la région a dû être sensiblement déboisée, à commencer par les hauteurs du fameux Bois Chenu, lequel, aujourd’hui, est réduit à l’état squelettique. Mais l’essentiel demeure. D’abord ce qui frappe tout de suite devant ce paysage : la grandeur des lignes, la profondeur des horizons. Ce petit ruisseau, la plupart du temps invisible, qu’est alors la Meuse naissante, ce mince ruban liquide, se déroule à travers une vallée dont la largeur surprend et paraîtrait démesurée, si l’on ne songeait à la future de la rivière devenue un grand fleuve rival du Rhin. Cette vallée est bordée de collines médiocres, généralement couronnées de bois, dont les contours peu vigoureux sont néanmoins très purs. Cela fuit à l’infini vers de grands espaces libres, des échappées immenses. Du plateau où s’élève la moderne basilique, la vue s’étend, par la trouée de Neufchâteau, jusqu’aux extrêmes limites de l’horizon. Entre le promontoire formé par la colline du Camp de Julien et l’éperon du Bois Chenu, des lointains se découvrent, comme si un rideau venait de se lever sur une perspective où le regard se perd. Aux arrière-plans de la perspective, d’autres collines s’ébauchent, sans grand relief, elles non plus, sans nulle singularité de couleur ou d’accent. Mais l’ensemble est d’une grandeur, d’une gravité austère, d’une mélancolie, qui parlent profondément à l’âme et qui saisissent beaucoup plus qu’elles ne délectent la vue...

Voilà, dans sa simplicité, le paysage natal de Jeanne d’Arc. Si elle n’avait pas eu naturellement le sens de la grandeur et de toutes les grandeurs, on pourrait dire que c’est sur les hauteurs du Bois Chenu qu’elle a pris l’habitude de voir grand.

Cependant, le paysage pastoral de la vallée est charmant. Ces prairies où là jeune Meuse, à peine échappée de son urne, noue et dénoue ses interminables méandres, sont tout égayées de boqueteaux, de bouquets de saules et de peupliers. Des vaches pacifiques, comme au temps de Jeanne, s’y prélassent dans l’herbe haute. Ces prés sont pleins de fleurs et d’abeilles. L’abondance et le suc de ces fleurs, pendant la belle saison, donnent paraît-il aux laitages et aux miels de la région une saveur que les paysans vantent à juste titre et qu’ils savent judicieusement exploiter. Peut-être n’est-il pas indifférent que le Jeanne d’Arc, ce pays austère jusqu’à la sévérité, ait aussi des aspects de douceur, qu’il sente, par endroits, le lait et les parfums agrestes.

Mais ce qui frappe surtout dans cette vallée meusienne, c’est l’abondance des lieux consacrés. De la lisière du Bois Chenu ou de l’Arbre des Fées, Jeanne pouvait apercevoir, pour ainsi dire à portée de la main, le clocher de Saint-Elophe. Elle si pieuse, elle avait dû aller en pèlerinage à la Châsse de sainte Libaire, conservée à l’église de Grand, de même qu’elle allait porter des bouquets et des guirlandes, ou faire brûler des cierges à Notre-Dame de Bermont. Le Bois Chenu lui-même devait avoir son sanctuaire ou son ermitage à la place où, au début du XVIIsiècle, Étienne Hordal fit construire sa chapelle de Notre-Dame. Et jusqu’à cette chapelle souterraine de Notre-Dame de France, à Vaucouleurs, cette crypte où la jeune fille aimait à prier et à se recueillir, les églises et les chapelles rustiques s’échelonnaient en une file pour ainsi dire ininterrompue, comme les stations d’un chemin de croix. Il est incontestable que la Pucelle vécut ici dans une atmosphère, sinon de piété exaltée, du moins de haute et sérieuse spiritualité : influence religieuse qui prend peut-être plus d’ascendant sur l’âme dans ce grand et mélancolique paysage, fait, comme certains visages de prêtres, de douceur et d’austérité.

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C’est là, dans ce petit village de Domremy, dont la paroisse dépendait de celle de Greux, le hameau voisin, que Jeanne naquit le 6 janvier 1412.

Ses parents n’étaient pas précisément de pauvres gens. C’étaient des gens à l’aise, pour des campagnards. Son père. Jacques d’Arc, figure parmi les notables de l’endroit, immédiatement après le maire et les échevins, en qualité de doyen ou de sergent du village. Il avait du bien : une maison, près de l’église, maison qui subsiste encore aujourd’hui très restaurée, très arrangée, mais qui, même avant ces embellissements, devait faire assez bonne contenance. En outre, Jacques d’Arc possédait des champs, du bétail, ce qui s’appelle, en Lorraine, « un train de culture » : cela ressort des interrogatoires de Jeanne et du procès de réhabilitation.

On nous assure que sa mère, Isabelle Romée, était très pieuse. Et, pour l’affirmer, on insiste sur ce point qu’elle apprit à sa fille le Pater, l’Ave Maria et le Credo : ce que, de mon temps, en Lorraine, toute honnête mère de famille apprenait à ses enfants, sans être rangée pour cela parmi les personnes pieuses. On suppose que son nom de « Romée » n’était qu’un surnom qui lui vint de ce qu’elle était allée en pèlerinage à Rome. Hypothèse toute gratuite. En tout cas, on attribue une grande signification religieuse au pèlerinage que fit Isabelle Romée, au printemps de l’année 1129, à Notre-Dame du Puy, au moment même où sa fille, partie en fugitive du toit paternel, était à Chinon, auprès du Roi. Il est assez naturel qu’elle ait suivi les traces d’une fille qui était si bien en cour et qu’elle ait profité du départ d’un pèlerinage pour se rapprocher d’elle, D’ailleurs, on voit la famille de Jeanne, ses frères Pierre et Jean, son oncle Durand Laxart, se précipiter sur ses traces avec un zèle un peu suspect. Ce qu’il y a de certain, c’est que ce sont eux qui ont le plus bénéficié de sa faveur, qui l’ont, pour ainsi dire, monnayée. Entre parenthèses, on s’étonne que la mère de Jeanne et ses frères aient pu faire un si long chemin sans être autrement molestés. La France de ce temps-là n’était donc pas si profondément bouleversée, si livrée aux gens de guerre, qu’on veut bien nous le dire ? Quoi qu’il en soit, l’insigne piété de la mère de la Pucelle ne paraît pas tellement évidente. Tout ce que l’on peut dire de la famille de Jacques d’Arc, c’est qu’ils étaient gens honorables, bons catholiques et de bonne réputation.

Ce que put être l’enfance de Jeanne, au milieu des siens, on se l’imagine assez bien d’après celle des enfants de Domremv, telle qu’elle est encore aujourd’hui. Domremy est charmant en été. Mais, pendant la mauvaise saison, c’est-à-dire pendant les trois quarts de l’année, c’est un séjour dépourvu d’agrément, sans compter qu’en Lorraine la vie rustique est plutôt sévère. La pauvre Jeanne dut mener une existence fort rude dans la petite maison paternelle, proche de l’église. Pour elle, si avide de rêve et de solitude, la promiscuité continuelle était sans doute la pire des épreuves. Les bêtes et les gens se disputaient la place. Dans cet étroit logis, l’étable, l’écurie, la grange et le grenier absorbaient presque tout l’espace disponible. On nous montre la chambre de Jeanne, un réduit obscur, espèce de cellier à peine éclairé par une lucarne. Je ne puis croire qu’elle ait couché là. Comme c’était autrefois l’usage, en Lorraine, on devait coucher à la cuisine. Et ce qui m’induit à penser que Jeanne y couchait, c’est ce beau trait, de charité que nous rapporte d’elle sa compatriote, Isabelle Gérardin : « Elle donnait l’hospitalité aux pauvres et, pour les faire coucher dans son lit, elle couchait, elle- même sur la pierre du foyer. »

Cette fille de paysan travaillait dur. En Lorraine, les femmes travaillent comme les hommes. Cependant, il semble bien qu’elle préférait les travaux domestiques, comme laissant plus de liberté au recueillement et à la prière : coudre ou filer. Pour la couture, elle-même a proclamé bien haut devant ses juges qu’elle y excellait et qu’elle ne redoutait, pour cela, aucune femme de Rouen.

A-t-elle été bergère ? La légende le dit. On la voit, la quenouille en main, filant au milieu de ses moutons, ou bien appuyée sur sa houlette et s’agenouillant pour la salutation angélique. Cette poétisation un peu fade s’est faite après coup, surtout après le procès de réhabilitation, dont les témoignages ne peuvent pas être pris au pied de la lettre : ils ont l’air d’obéir à un mot d’ordre. Et puis enfin peut-on se fier absolument à des souvenirs d’enfance qui datent de quarante ans ? La « bergerette » paraît avoir été inventée, dès Chinon et Poitiers, pour relever le caractère miraculeux de la Mission de Jeanne d’Arc. Il est vrai que ses ennemis, les Bourguignons et les Anglais la traitèrent de vachère ». Mais une vachère n’est pas une bergère. Jeanne n’a pas pu être bergère, parce qu’il y avait sans dont, à Domremy, un berger attitré qui faisait paître le troupeau communal et surtout parce qu’il n’existe aucun texte qui nous autorise à dire qu’elle ait gardé les moutons. Mais elle a pu garder les vaches du village avec celles de son père. Toutefois, il est à noter qu’elle s’en défend à plusieurs reprises. Elle ne veut pas avoir été vachère. Entre autres déclarations analogues, elle dit aux juges de Rouen : « Je ne gardais pas les bêtes en commun (communiter) mais bien j’aidais à les conduire au pré et au château nommé « l’isle », par crainte des gens d’armes. Et je n’ai pas mémoire si, en mon jeune âge, je les gardais ou non... »

Cette déclaration est généralement mal traduite et mal comprise. On traduit communiter par « communément » : « Je ne gardais pas communément les bêtes... » A mon avis, c’est un contresens. Un autre texte du procès de réhabilitation semble bien le prouver : cette déclaration d’une habitante de Domremy, la veuve Estellin, d’où il ressort que le troupeau communal était gardé à tour de rôle (ad turnum) par les habitants. Chaque famille, selon un roulement prévu, devait fournir ce qu’on appelle en Lorraine un « pâtureau » ou une « pâturelle », un jeune garçon ou une jeune fille. Et il est infiniment probable qu’il fallait, pour garder ce troupeau collectif, plusieurs pâtureaux et pâturelles : « Quelquefois, dit la veuve Estellin, et quand c’était le tour de son père, elle gardait les bêtes et le troupeau de Domremy. » Peut-être ce mot de troupeau (pecus) désigne-t-il, conformément au sens propre du mot latin, outre les vaches et les chevaux, les moutons et les porcs du village. Quoi qu’il en soit, Jeanne se défend bel et bien d’avoir gardé les uns et les autres. Tout au plus, en cas d’alerte, aidait-elle les voisins à pousser les bêtes dans l’enclos et le « château de l’isle » : elle faisait alors comme tout le monde. Pour ce qui est de les avoir gardées au temps de son enfance, elle l’a bien pu faire comme d’autres enfants, mais elle ne s’en souvient pas.

Ces dénégations donnent à penser. Pourquoi Jeanne ne voulait-elle pas avoir « gardé les bêtes » ? Est-ce parce que, alors, elle était, comme on disait, « Madame la Pucelle », un personnage placé sur les marches du trône ? Ces vanités paraissent lui avoir été bien étrangères, si elles ne le sont point aux instigateurs du procès de réhabilitation. Pour les témoins certainement stylés par eux, Jeanne n’a gardé les bêtes que quelquefois (aliquotiens) et, si l’on ose dire, à ses moments perdus, en amateur. Charles VII ne voulait pas avoir été sauvé par une « vachère ». Mais je suppose que la vraie raison est une raison d’ordre moral. Les juges de Rouen essayaient de prouver qu’elle avait été fille de mauvaise vie, servante d’auberge, vivant au milieu des soudards et autres vilaines gens. Sans doute, elle soupçonne des insinuations de ce genre dans les questions des hommes d’Église qui lui demandent si elle a « gardé les bêtes ». On sait, en effet, que pâtureaux et pâturelles se livrent, aux champs, à des jeux qui ne sont pas toujours innocents. Quel bel argument contre elle, si l’on peut établir qu’elle aussi s’est livrée à ces jeux !... Mais elle proteste nettement contre cette insinuation : « Non ! elle n’a pas gardé les bêtes en commun avec les filles ou les garçons du village. »

Voilà qui est décisif ! J’avoue que je ne suis pas fâché de cette catégorique explication. Jeanne, avec sa houlette, au milieu de ses moutons m’enchantait médiocrement. Et je prenais mal mon parti de voir cette guerrière sous les traits d’un personnage de berquinade.

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Cela ne l’empêchait pas, d’ailleurs, de s’occuper des animaux de la maison, ceux de l’étable comme ceux de l’écurie. Avait-elle, comme saint François d’Assise, tendresse de cœur pour les animaux, pour les agneaux surtout ? Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle les soignait, leur donnait la nourriture, les menait à l’abreuvoir. Aujourd’hui encore ce sont des besognes de femme, en Lorraine. Elle dut savoir monter à cheval de très bonne heure. A cette époque-là, tout le monde montait à cheval. Et puis, elle accompagnait son père à la charrue (ibat ad aratrum, dit le latin macaronique de ses juges). Tandis que son père tenait les deux manches de la charrue, elle guidait les chevaux, enfonçant jusqu’aux chevilles dans les glèbes remuées, détachant, du bout de son fouet, les mottes collées au soc. Rien de singulier dans tout cela : Jeanne remplaçait ses frères, comme les autres jeunes paysannes de Domremy. Et, de même, elle faisait la moisson et sans doute aussi la fenaison, aidant à lier les gerbes et à les entasser sur les chariots. Dur labeur encore, sous le grand soleil de juin ou de juillet ! Il faut se la représenter avec sa « hâlette » de paille, ses sabots et cette robe de futaine rouge, rayée de noir, qu’elle portait lorsqu’elle vint à Vaucouleurs demander à Robert de Baudricourt une escorte pour aller en France au secours du Dauphin. Au temps de mon enfance, les femmes de la campagne portaient encore, en Lorraine, cette jupe de futaine rouge...

En toute simplicité, Jeanne vivait comme les gens de son village, participant à leurs réjouissances, de même qu’à leurs travaux et à leurs tribulations. Le dimanche de Loetare, elle allait, comme on disait, « faire ses fontaines » avec les autres jeunes filles de Domremy. Faire ses fontaines, c’est aller boire l’eau des sources, que le curé, en une cérémonie spéciale, avait préalablement bénites. On banquetait sous l’Arbre des Fées, un hêtre colossal et très vieux, dont les branches et les rameaux touchaient presque terre, de manière à former comme une tente naturelle. On étendait sur l’herbe une belle nappe blanche, on y disposait des petits pains faits tout exprès pour la fête. On mangeait un repas frugal, arrosé de vin gris, qu’on avait apporté du logis. Puis, on s’amusait à suspendre des guirlandes aux branches du bel arbre, sans doute des guirlandes d’aubépine en cette époque printanière de l’année : car, s’il faut en croire un témoin, Gérardin d’Epinal, l’arbre était alors « beau comme les lys » : quia tunc est pulchra sicut lilia. On plaisantait — on daillait, comme on dit en Lorraine — on dansait et on chantait. Et après cette journée d’honnête liesse, on s’en revenait tranquillement au logis.

Remarquons, en passant, combien ces mœurs rustiques sont restées proches de nous, et aussi la modeste aisance de ces paysans de Domrémy : la nappe blanche étendue sur l’herbe, le vin gris et les petits pains apportés de la maison. Nous voilà loin des animaux à face humaine que nous dépeint une histoire conventionnelle et qu’elle voudrait nous faire prendre pour les vrais paysans d’autrefois. Et puis ces chants et ces danses, ces pèlerinages aux fontaines. Il y avait là toute une poésie rustique dont la fraîcheur et la délicatesse nous surprennent. Mais surtout, ce qui nous étonne quand nous entendons les dépositions de ces témoins contemporains de Jeanne, c’est de les sentir encore accordés avec nous-mêmes. Ces paysans sont des natures très fines, assouplies et cultivées par des siècles de civilisation : c’est notre sensibilité, c’est notre langage. Nous reconnaissons en eux nos parents...

Jeanne était à l’unisson avec ces paysans. Elle faisait comme tout le monde, elle suivait les jeunes filles de son âge. Et cependant il lui arrivait de se tenir à l’écart : elle se séparait des autres enfants pour se recueillir ou pour prier. Elle avait un grand goût pour la solitude. On trouvait cela étrange. Les garçons surtout se moquaient de cette fille trop réservée et trop dévote qui, de temps en temps, faisait bande à part, qui s’agenouillait et se signait aux premiers coups de l’angélus, qui était trop souvent à l’église, ou dans les chapelles et ermitages des environs. Jeanne paraît avoir distingué deux de ses compagnes, avec qui elle se plaisait tout particulièrement, sans doute parce qu’elles ne se moquaient pas d’elle, parce qu’elles étaient plus fines et qu’elles avaient le cœur plus tendre que les autres : ses amies Mengette et Hauviette, — la dernière surtout, qui était constamment auprès de Jeanne et qui même partageait son lit : jacuit amorose, dit le texte de l’interrogatoire, avec une liberté de langage qui étonnerait, s’il s’agissait d’une autre compagne que la Pucelle. Sans doute aussi ces deux jeunes filles étaient les plus pieuses du village : il n’en fallait pas davantage pour les désigner à l’ardente dilection de la future sainte...

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Mais enfin, tout en vivant cette vie humble et si rude, Jeanne savait (les enfants prédestinés savent cela tout de suite et d’instinct) qu’elle n’était pas faite pour vivre et mourir à Domremy. Bonne paroissienne, elle n’était pas de la paroisse : elle était d’ailleurs. Cette enfant céleste ne pouvait avoir d’autre patrie que le Ciel. Sans orgueil, sans dédain, simplement en cédant à la pente de sa nature, elle se mettait au-dessus des vulgarités et, sans doute, des brutalités ambiantes. C’est pour y échapper qu’elle aimait tant la solitude. Cette solitude, elle la trouvait dans les bois et surtout à l’église. Au milieu des boues et des fumiers de Domremy, l’église était son refuge. Ce ne fut pas précisément pour elle la révélation de la beauté : Jeanne est à mille lieues de tout esthétisme. Mais l’église lui était certainement une image du Ciel. Là, elle retrouvait son atmosphère natale, c’était là seulement qu’elle pouvait lier société. Plus tard, quand elle verra la petite cour de Chinon, elle ne sera nullement éblouie : elle a vu la cour céleste. Qu’est-ce qu’un roi de la terre, auprès du Roi du Ciel !...

Cette solitude qu’elle cherchait à l’église de Domremy, dans la chapelle de Notre-Dame de Bermont, — et aussi dans les bois et sous l’Arbre des Fées, — cette solitude lui sera artificieusement reprochée plus tard et tournée à crime. Des théologiens pédants se persuaderont qu’elle ne s’isolait que pour avoir commerce avec des esprits maléfiques. Ils voudront la faire passer pour une sorcière, qui a rendez-vous avec les démons, qui obéit à leurs suggestions, qui leur offre des guirlandes, qui déterre la mandragore pour des conjurations magiques et qui vole dans l’air avec les fées et les mauvais esprits : toutes pratiques qui répugnent profondément au caractère, à la candeur et à l’innocence de Jeanne. Même si elle n’avait pas protesté énergiquement contre ces calomnies, il suffirait, pour les réfuter, de songer à ce qu’elle fut, à sa vie, à ses paroles de toute pureté. Cela n’est pas dans sa ligne : on ne la voit point chevauchant un manche à balai pour voler au sabbat avec les sorcières...

A ce propos, je remarque que, sous prétexte d’influences celtiques, on a donné une importance vraiment excessive aux sources, aux arbres et aux fées dans la vie de Jeanne, enfin aux survivances des vieux cultes païens et à leur action secrète sur son âme. Nulles tendances naturalistes. Rien de tout cela n’a marqué sur elle. Elle se réfugie dans les bois ou à l’église, parce qu’elle veut être seule avec ses voix, avec les messagers du Roi du Ciel, — se rapprocher du Ciel le plus possible. Danger redoutable Le monde exècre les solitaires. L’Église ne les admet guère qu’encadrés dans la règle et la vie en communauté du cloître. Et même comme cela, elle les soupçonne toujours. Pourtant, elle sait bien que Dieu ne se révèle qu’aux solitaires, que tous les grands saints ont réclamé impérieusement la solitude. Sainte Thérèse ne se trouve pas assez seule dans son couvent de l’Incarnation : il lui faut fonder une solitude à son usage, un couvent où elle sera vraiment chez elle avec un petit nombre de nonnes. De même Jeanne, jetée dans la prison de Rouen, au milieu de soldats bruyants et brutaux, de visiteurs curieux et importuns, réclame sa solitude de Domremy : « Si j’étais dans les bois, dit-elle, j’entendrais bien mes voix !... »

Ce droit à la solitude, l’Église le restreint par une foule de précautions ; — précautions qui, à ses yeux, ne sont pas toujours suffisantes. Même dans son couvent, entourée de confesseurs et de théologiens, qui rassurent sa conscience, une sainte Thérèse scandalise encore par ses visions une foule de pieuses gens, au point qu’on la menace de la déférer à l’Inquisition. Jeanne d’Arc, religieuse, eût scandalisé tout autant. Tellement il est difficile d’être une sainte ! L’autorité est prévenue d’avance contre les troubles et toujours dangereuses suggestions de la solitude.

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Celle de Jeanne, au milieu des bois, comme à l’église, n’était pleine que de Dieu. Elle était pieuse. Elle se confessait et communiait autant qu’on le pouvait en ce temps-là, c’est-à-dire assez rarement. Mais cette privation ne faisait qu’augmenter sa ferveur.

On a supposé que sa piété avait été excitée par des moines mendiants qui la confessaient. Cela est bien possible. Notons cependant que les Franciscains n’apparaissent pour la première fois dans son histoire que lors de son court séjour à Neufchâteau ; elle-même nous dit qu’elle se confessa à l’un d’eux. Bien qu’il y ait plus d’un trait commun entre l’âme religieuse de Jeanne et celle de saint François, l’influence franciscaine ne paraît pas indispensable pour expliquer son exaltation mystique. Dès qu’elle eut l’âge de raison, on la voyait à genoux dans l’église de Domremy, ou, dans la chapelle de Notre-Dame de Bermont, sanglotant aux pieds du crucifix. A Vaucouleurs, dans la crypte de Notre-Dame de France, le sacristain la surprenait prosternée, la face contre terre, devant la statue de la Vierge.

Il semble qu’elle n’ait eu besoin d’aucun entraînement spirituel, d’aucun exercice préparatoire pour entendre ses voix. A l’âge de treize ans, au lendemain de sa première communion, cette enfant eut sa première vision. La chose eut lieu « en temps d’été », dans le jardin de son père, à deux pas de l’église. Il était midi et l’angélus sonnait. Cette communication céleste se renouvela indéfiniment par la suite, mais le sens en resta à peu près le même. Dès le début, le « conseil » que la voyante recevait se réduisait à ceci : se maintenir en honnêteté et pureté, se préparer à partir pour la France, en vue d’une mission dont le but lui sera progressivement révélé.

Voilà le fait. On a essayé de l’expliquer par des raisons naturelles. Ces raisons ne sont pas satisfaisantes et elles reposent sur des hypothèses que rien ne justifie. On a dit : Jeanne fut suggestionnée par son entourage. Des prêtres, des confesseurs, des moines sans doute intervinrent dans cette pieuse comédie. Ce sont eux qui chuchotèrent à l’oreille de Jeanne l’ordre de partir et d’aller délivrer Orléans. Or rien, absolument rien, dans l’histoire de la Pucelle, n’autorise une pareille supposition. Des pièces des deux procès il appert, que le curé de Domremy et les autres prêtres de la région n’eurent avec elle que des relations tout à fait accidentelles ou peu fréquentes et, en tout cas, qu’ils n’eurent sur elle aucune influence. On s’est appuyé également sur une prophétie qui, parait-il, courait la France d’alors : à savoir qu’une vierge venue des marches de Lorraine déferait ce qu’une autre avait fait. Cette prophétie, — dont les variantes, d’ailleurs, sont assez dissemblables les unes des autres, — Jeanne l’a-t-elle connue ? Elle-même nous dit, dans son interrogatoire, qu’elle ne la connut qu’en arrivant à Chinon, où on lui demanda si elle n’était pas cette vierge. Plus tard, vingt ans après, alors que les imaginations avaient pu travailler, les compatriotes de la Pucelle affirmèrent qu’elle avait fait allusion devant eux cette prophétie. En tout cas, ce fut an dernier moment la veille de son départ pour la France. Et ainsi il semble bien que cette prédiction ne fit que confirmer pour elle l’ordre de ses voix.

Il est assez compréhensible que ce message ait pris la figure de personnages connus de cette simple enfant : saint Michel, sainte Catherine, sainte Marguerite, alors si populaires en Lorraine et dans toute la France. A quoi bon rechercher telle statue vermoulue, dans un recoin de l’église de Maxey ou de l’église de Domrémy et se demander si ce n’est point celle-là qui imposa à la Pucelle la forme de ses visions. La chose essentielle, ce n’est point la présence de saint Michel, de sainte Catherine, ou de sainte Marguerite, — dont Jeanne finit par avouer, d’ailleurs, qu’elle n’a guère entrevu que les visages, — l’essentiel, c’est cet ordre donné à une enfant de treize ans, cet ordre si au-dessus de ses forces et de son intelligence, et peu à peu, à mesure que la mission se précise, cette âme de jeune fille renouvelée et transfigurée : cet accroissement prodigieux de la volonté et de l’intelligence, — intelligence pratique du but et des moyens, intelligence des choses humaines et divines. Et puis cette audace incompréhensible chez une fille de la campagne, cette assurance de messagère de Dieu. Elle traite d’égale à égal avec les souverains. De quel ton elle parle au roi d’Angleterre dans la lettre où elle le somme d’évacuer la France ! De quel ton aussi elle parle aux gens d’Église eux-mêmes, aux docteurs, à l’évêque Cauchon : « Evêque, vous dites que vous êtes mon juge. Avisez-vous bien de ce que vous faites ! Car, en vérité, je suis envoyée de par Dieu, et vous vous mettez en grand danger ! » Au-dessus de sa mission, elle ne voit que Dieu qui en est le garant. Quelle candeur et aussi quelle tranquille confiance dans cette prière qu’elle composa dans sa prison, quand elle ne savait que répondre à ses juges : « Très doux Dieu, en l’honneur de votre sainte passion, je vous requiers, si vous m’aimez, que vous me révéliez comment je dois répondre à ces gens d’Église... »

L’effet de ces révélations, cc n’est pas seulement un sursaut extraordinaire de la volonté et de l’intelligence, c’est une véritable illumination qui révèle Jeanne à elle-même. Alors elle se connaît comme sainte. Dans le moment qu’elle a commerce avec ses voix, elle se sent, dit-elle, en état de grâce. Quand ces voix s’éloignent, c’est, en elle, un vide affreux. Elle n’a plus que le désir de les rejoindre. Hélas ! il y a, auparavant, la dure mission à remplir et le martyre au bout... Mais rien n’est tel que de l’entendre elle-même parler de ces visions : « Je les ai vus, dit-elle, des yeux de mon corps aussi bien comme je -vous vois. Et, quand ils se partaient de moi, je pleurais et bien aurais voulu qu’ils m’emportassent avec eux !... » Et, comme on lui demandait à quel signe elle avait reconnu que c’était saint Michel : « A son parler, dit-elle, et au langage des anges ! » La première fois qu’elle le vit, une multitude d’anges l’environnait. Elle ne s’en étonne point et elle s’en explique naïvement aux juges : « Ils viennent très souvent parmi les chrétiens, qu’on ne les voit pas, — et -très souvent je les ai vus parmi les chrétiens... »

Sans doute à cause de ce don extraordinaire, cette simple fille parvint du premier coup à une hauteur où les grands mystiques n’atteignent qu’après de longues années d’exercices spirituels et au prix d’épreuves et de souffrances inouïes. Evidemment les états mystiques de sainte Jeanne d’Arc ne peuvent s’assimiler aux états d’oraison d’un saint Jean de la Croix ou d’une sainte Thérèse. Ses extases sont moins savantes, moins profondes. Mais il y a extase aussi, et, si ce n’est pas l’union avec Dieu, l’absorption complète en Lui, c’est, en tout cas, le commerce avec des esprits célestes, ce sont des « visions ». Pour sainte Jeanne d’Arc, plusieurs de ces visions paraissent avoir été purement intellectuelles, c’est-à-dire dégagées de toute forme sensible, comme ces présences certaines, mais ineffables, dont la grande carmélite d’Avila était favorisée à la fin de ses extases. Où Jeanne l’emporte peut-être, c’est par la candeur, l’innocence absolue, le don total d’elle-même, l’abandon ingénu à la volonté, divine. Peut-être que, par là, cette fille des champs, qui, elle aussi, « ne savait que son âme », était plus près de Dieu que les plus grands mystiques, après les torturants efforts de leurs ascèses...

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Nous voilà bien loin de la Lorraine, simplement pour avoir suivi Jeanne dans l’élan qui l’emporte vers ses voix. Par delà le salut du royaume de France, il y a le salut de son âme. C’est, pour elle, la grande affaire. L’accomplissement de sa mission n’a pas d’autre but que de la conduire au salut. Par delà le royaume des Lys, ce à quoi elle tend, c’est au Royaume du Ciel.

On peut s’ingénier après cela à démêler ce qu’une créature ainsi faite a pu devoir à l’influence de son terroir. En quoi la Lorraine a-t-elle marqué Jeanne d’Arc ?... Mon Dieu ! je le vois bien. Cela saute aux yeux tout de suite. Cette paysanne qui arrive à Vaucouleurs et qui se présente au sire de Baudricourt, en jupe de futaine rouge, robuste, bien découplée, noire de cheveux, qui enfile si lestement des chausses masculines, qui endosse la cuirasse et qui coiffe le heaume, est une bonne Meusienne qui parle la langue de son village et qui n’a pas peur des mots, même un peu rudes et populaires... Parlant d’une épée qu’elle a prise à un Bourguignon, elle dira que cette colichemarde était excellente pour « donner de bonnes buffes et de bons torchons ». Elle a la riposte du tac au tac, à la lorraine, avec une roideur coupante, qui clôt la bouche à l’interlocuteur ou la riposte en coup de massue, qui l’écrase, ou encore la gouaillerie de nos paysans. Quand ses juges lui demandent assez indécemment si, lorsqu’il lui est apparu, saint Michel était nu :

— Pensez-vous, dit-elle, que Notre Seigneur n’eût de quoi le vêtir ?

Ou encore s’il avait des cheveux ?

— Pourquoi les lui aurait-on coupés ? répliqua Jeanne, narquoise.

Lorsqu’elle arriva à Troyes, les habitants n’osaient trop s’approcher d’elle. Ils la considéraient comme une magicienne capable, quand elle le voulait, de s’élever dans les airs :

— Approchez hardiment ! leur dit-elle, je ne m’envolerai pas !

A Catherine de la Rochelle, une simulatrice qu’on essayait de lui opposer et qui feignait d’avoir, elle aussi, des apparitions :

— Retournez à votre ménage, et occupez-vous de votre mari et de vos enfants !

Elle a l’esprit positif de chez nous, le bon sens pratique un peu gros, un peu terre à terre. Elle est méfiante comme nous : elle se méfie de tout et de tous, y compris d’elle-même. Elle a fait vœu de virginité. Mais n’est-ce pas bien imprudent ? Et elle ajoute ce sage correctif : « tant qu’il plaira à Dieu ! » Car enfin un bon parti peut se présenter. Au vrai, nous ne voyons pas Jeanne d’Arc mariée, mère de famille, établie, matrone honorée et puissante. Et cependant, avant de quitter Orléans, pour aller faire sacrer le Roi, — en personne avisée et qui prévoit l’avenir, — elle avait, nous dit-on, passé un long bail pour la location d’un hôtel « sis rue des Petits-Souliers, paroisse Saint-Maclou, proche le chevet de Sainte-Catherine... » Pensait-elle finir ses jours à Orléans ?

Cette fille pratique sait compter. Elle, si désintéressée, elle n’ignore point la valeur des présents que le Roi lui a faits, et quand on l’interroge à ce sujet, elle dit tout de suite :

— Cela monte bien à 12.000 écus !

Qu’ajouterons-nous encore ? Que la piété lorraine a façonné son âme ? Que le clocher de Saint-Elophe et la châsse de sainte Libaire ont fait travailler son imagination ? Qu’elle a entendu un sermonnaire raconter la légende de ces deux martyrs ? Que ces deux victimes d’un tyran lui ont enseigné comment on résiste à la tyrannie et que, de  là lui est venue l’idée de chasser les Anglais de France Tout cela ce sont des broutilles d’archéologie ou d’histoire, prétextes à d’ingénieux rapprochements, à des hypothèses fragiles comme des châteaux de cartes. La Pucelle dépasse tellement l’horizon de Domremy qu’on n’ose trop insister sur ces menuailles. Sans doute on ne l’imagine guère naissant ailleurs qu’en Lorraine, c’est-à-dire un pays de traditions guerrières et sans cesse foulé par l’ennemi. Mais, bien plus qu’à la Lorraine, elle appartient à la France par sa sensibilité généreuse, son esprit d’indépendance, son amour de la justice, de la vérité et de la clarté. Que dis-je ? Elle appartient au monde entier, j’entends le monde des âmes, par sa soif du Ciel et sa nature angélique. Si nous l’appelons « la Bonne Lorraine », nous autres Lorrains, c’est surtout à cause de l’honneur qu’elle nous fait. Nous savons trop bien qu’elle ne doit rien à notre terre que d’avoir mangé son pain et respiré l’air de ses bois et de ses prés.