IVe centenaire de Joachim du Bellay, à Liré

Le 26 juin 1960

Maurice GARÇON

IVe centenaire de Joachim Dubellay, à Liré

 

Les poètes ont souvent célébré les lieux où souffle l’esprit. Par l’imagination, ils leur attribuent un certain aspect romantique, en supposant qu’ils ne peuvent se rencontrer que dans quelque décor où la grandeur d’un spectacle de la nature inspire l’admiration ou l’effroi pour exalter l’âme et transporter la pensée.

Pourtant ces représentations ne sont souvent que des rêves. Rares sont les sites, comme celui de Delphes, où la profondeur des gorges montagneuses sont baignées par un air d’une pureté incomparable. Du fond de la vallée s’élève parfois une nuée transparente et légère qui estompe les contours des monuments et porte l’esprit à s’évader du réel. Le plus souvent la région où semble s’être produite quelque intervention surnaturelle ou dans laquelle quelque génie a trouvé son inspiration, n’a rien, au premier abord, qui permette de deviner sa prédestination.

Pendant ses vingt premières années — ce sont celles au cours desquelles des hommes forment leur esprit — Joachim du Bellay vécut à Liré. C’est un charmant village pareil à bien d’autres et l’on comprendrait mal la profonde influence que le décor de son enfance eut sur le poète, si on ne savait que sa qualité essentielle est de s’élever au cœur même de la France, dans une région où la méditation n’est point troublée par la hâte. Tout y est calme et mesuré. On a parlé de la suavité de l’air et du sol, mais il faut aller plus loin pour découvrir les qualités du charme angevin.

Un parfait équilibre des formes concourt à donner à l’esprit une juste pondération. Les collines fertiles, qui bleuissent le soir dans les lointains descendent en pentes douces vers la Loire, aux fonds sablonneux, qui coule lentement entre les rives ornées de peupliers et de trembles. La Providence a voulu que le grand fleuve paresseux ne soit pas navigable et rien n’en peut troubler la majestueuse sérénité. Du Bellay, se plaignant d’avoir été nourri trop tard de la culture des lettres, a écrit que sa première jeunesse fut perdue. Peut-on le penser lorsqu’il ajoute : « Elle fut perdue comme en un vert jardin une tendre fleur que nulle onde n’arrose et qu’aucune main ne cultive. »

Mieux que par la main de quelque jardinier-maître-d’école son esprit fut cultivé par le commerce de son terroir. Sans le savoir, ce rustique subissait l’emprise de son pays. Il comprenait, sans peut-être le discerner, qu’il convenait de découvrir et de développer le génie national d’un peuple plein de richesses incultes. On peut imaginer que c’est dans la sérénité d’une nature calme qu’il entrevit, jeune encore, la grandeur que devait atteindre son pays dans le domaine spirituel. Plus tard, loin de son Anjou, il lui adressa ce souvenir nostalgique :

France, mère des arts, des armes et des lois
Tu m’as nourri longtemps du lait de ta mamelle
Ores, comme un enfant, qui sa nourrice appelle,
Je remplis de ton nom les antres et les bois.

 

Il avait vingt ans lorsqu’il quitta son village et partit pour Poitiers. Rendu mélancolique par une jeunesse que la solitude et le désœuvrement avaient attristée, incertain de sa destinée, il se proposait d’étudier le droit qui, déjà à cette époque, ouvrait la porte à des carrières diverses. Cependant, pour la première fois, il allait pouvoir échanger des pensées avec d’autres jeunes gens, amoureux comme lui des choses de l’esprit, et tout porte à croire qu’il suivit peu les cours de l’école et négligea l’étude du Digeste, pour tenir avec ses nouveaux amis de longs palabres qui lui permirent de préciser ses véritables aspirations par le confrontèrent et parfois l’opposition des opinions. Parmi ceux qu’il fréquenta, Pelletier, de peu son aîné, exerça sur lui une grande influence. L’un et l’autre ne supportaient qu’avec irritation l’obligation de n’avoir le droit de s’exprimer qu’en latin lorsqu’ils voulaient traiter quelque sujet de qualité. Ils sentaient la richesse du vocabulaire français et ils étaient jaloux de constater qu’en Italie on avait su, en s’inspirant de la tradition antique, créer une langue nationale qui avait permis aux poètes d’atteindre de sublimes beautés, et que l’Italie vaincue par Charles VII, Louis XII et François Ier avait pris sa revanche en surpassant les vainqueurs dans le domaine spirituel.

Pelletier écrivait : « à voir la fleur ou la langue est de présent, il faut croire pour tout sûr que, si on procède toujours si bien, nous la verrons de bref en bonne maturité de sorte qu’elle suppeditera la langue italienne et espagnole »...

Période de formation dans la vie intellectuelle de du Bellay pendant laquelle il réagit contre un présent qui ne parvenait pas à se dégager de formules périmées. Dans un pays qui avait fait son unité, le moment était venu d’évoluer. Comme l’avait écrit Rabelais à son ami Tiraqueau : « Hors de cette épaisse nuit gothique, nos yeux se sont ouverts à l’insigne flambeau du soleil. »

Ce qui n’était encore chez du Bellay qu’une tendance, allait trouver l’occasion de se fixer et de s’épanouir dans une de ces rencontres fortuites qui semblent ménagées par la Providence pour réaliser les grands destins.

On a cent fois conté comment le hasard mit en présence du Bellay et Ronsard, qui devaient jouer un si grand rôle dans le renouveau des lettres françaises. Naguère, André Bellessort en fit le sujet d’un poème qui lui valut le prix de poésie de l’Académie Française.

Dans une auberge, un jeu de la Fortune fit s’asseoir l’un près de l’autre les deux jeunes hommes qui ne se connaissaient pas. Dès les premiers mots ils se découvrirent et s’apprécièrent. Ils étaient animés par une pensée commune et tous deux étaient poètes. Ils avaient un égal respect pour leur mission sacrée et rêvaient d’un « retour à l’âge d’or » et « de l’apparition d’une lumière dissipant les ténèbres gothiques et les brumes cimmériennes. Ils étaient las de voir la poésie étouffer dans un cadre étriqué. Marot, Saint-Gelais et bien d’autres piétinaient dans des genres mineurs multipliant les lais, virelais, triolets, rondeaux, ballades et madrigaux alors que tout entraînait vers l’Italie renouvelée qui avait trouvé la source de son inspiration dans les chefs- d’œuvre de l’antiquité. Même Marot, mort depuis peu et qu’on admirait fort avait manqué de souffle. Il avait révélé à quelles sources taries il était allé puiser :

J’ai lu des Saints la Légende dorée,
J’ai lu Alain, le très noble orateur,
Et Lancelot le très plaisant menteur,
J’ai lu aussi le roman de la Rose
Maître en amour.

De la rencontre de du Bellay et de Ronsard naquit une de ces amitiés solides qui ne s’éteignent qu’avec la vie. Liés par le hasard, ils ne voulurent plus se quitter. Ronsard entraîna son nouvel ami à Paris et le fit accueillir au Collège Coqueret, dans la chapelle littéraire où, sous la direction de Daurat, une jeunesse enthousiaste cherchait sa voie.

Ils en avaient assez d’étudier la logique formelle et d’argumenter en latin barbare. Ils ne voulaient plus se contenter de l’exégèse des textes et négligeaient la scolastique des commentateurs médiévaux. Ils voulaient en finir avec l’élégant badinage des poètes de cour, avec l’amour chevaleresque des romans italiens et espagnols et ne plus entendre parler de ce qu’on prenait pour de l’esprit français et qui n’était le plus souvent qu’une pâle imitation de l’étranger. Ils retournaient aux sources et se trouvaient gagnés par l’humanisme. Ils cherchaient leur inspiration dans les modèles antiques, avec l’ambition d’en pénétrer l’esprit pour exprimer ensuite leurs pensées dans le clair langage de l’Ile-de-France et des bords de Loire. Ils voulaient « boire à la source pure la liqueur des livres » et s’en imprégner, non tant pour imiter que pour créer à leur tour en conciliant la tradition profane et la tradition chrétienne.

Le collège Coqueret, sur la montagne Sainte-Geneviève, fut le théâtre de controverses passionnées. Une jeunesse turbulente y était avide de tenter une grande aventure qui bouleverserait la poésie en donnant des lettres de noblesse à la langue maternelle. Elle ne se renfermait pas d’ailleurs entre les murs sombres des bâtiments du collège. Elle avait besoin d’air. Ronsard, du Bellay, Baïf et leurs amis se répandaient souvent dans la campagne, à Gentilly, à Arcueil, à Vanves, à Meudon, pour se retremper dans la nature. Ronsard composait des odes à la manière de Pindare et rimait des sonnets à Cassandre, Baïf songeait déjà à marier la poésie à la musique, du Bellay dédiait à Olive des sonnets inspirés de Pétrarque. Fiévreusement ils discutaient cherchant, chacun selon son caractère et sa fantaisie, à mettre au point les bases d’une école nouvelle, lorsque parut en 1548 un ouvrage d’un avocat poète, Sibillet, ami de Pasquier, qui les remplit d’un dépit qui se changea bientôt en fureur. C’était un « Art poétique français pour l’instruction des jeunes studieux et encore peu avancés dans la poésie française ».

Pour la première fois un pareil livre était publié en français et ils y découvraient beaucoup des idées agitées dans leur groupe et qu’ils n’avaient pas encore exprimées. Ils y retrouvaient l’écho des disputes qui, dans le quartier des écoles, les séparaient des partisans de Marot.

Sibillet avait compris que le poète est autre chose qu’un faiseur, plus ou moins habile, de vers. Il demandait « moins d’écrivains en rimes ou plus de poètes français ». Déjà il envisageait que le poète exerce un art sacré « excité de la vigueur de son esprit et inspiré de quelque divine afflation ». Il conseillait à l’apprenti une bonne connaissance des lettres anciennes.

Du Bellay et ses amis se trouvaient devancés, mais leur précurseur n’était pas allé aussi loin que les menait leur ambition. Il restait encore trop timide et n’était pas sorti de l’ornière d’où la « brigade » du collège Coqueret voulait s’évader. Il rendait trop hommage à ceux qu’il appelait « nos bons et classiques poètes français comme sont, entre les vieux Alain Chartier et Jean de Meung et entre les jeunes, Marot, Saint-Gelais, Salel, Heroët. Scève et tant d’autres bons esprits ».

Il fallait répondre. On peut supposer que chacun dit son mot, qu’on délibéra en commun, mais c’est à du Bellay que revint l’honneur de se jeter courageusement dans le combat et de prendre la responsabilité de rédiger et publier le manifeste : Défense et illustration de la langue française.

Pasquier, dans ses Recherches de la France, dit que c’est une belle guerre que l’on entreprit contre l’ignorance. Le manifeste produisit l’effet d’un coup de tonnerre. Il avait été écrit impétueusement, sans grand ordre, sans souci des proportions et avec souvent des expressions rageuses, par un garçon de vingt-sept ans, plein d’une ardeur fougueuse et un peu confuse. Avec tous ces défauts l’ouvrage était courageux. C’était une déclaration de guerre à l’école gauloise qui s’était contentée d’une langue encore rocailleuse et aux latiniseurs qui considéraient que le français ne pouvait servir de support pour traiter des sujets nobles. S’il reconnaissait que la langue française n’était « ni si copieuse ni si riche que la langue grecque ou latine », du moins annonçait-il qu’elle allait fleurir et fructifier.

C’était la rupture avec la poésie du moyen âge et ce qu’il appelait l’esprit gothique, le retour à un néo-classicisme imprégné d’esprit antique transposé dans le présent.

En dépit des contradictions dues surtout à la hâte de la rédaction et à l’inexpérience de la jeunesse, La défense et illustration est un grand événement de notre histoire littéraire. L’idée de s’initier à l’art des anciens pour en tirer une manière nouvelle de s’exprimer, comme les Latins ont usé des Grecs et les Italiens des Latins, portait la graine de ce qui a permis l’éclosion de notre littérature classique. Du Bellay allait loin dans ses audaces : il devinait que notre langue devait se rajeunir et s’enrichir des apports techniques. « Encore te veux-je avertir de hanter quelquefois non seulement les savants mais aussi toutes sortes d’ouvriers et gens mécaniques comme mariniers, fondeurs, peintres, engraveurs et autres, pour tirer de là ces belles comparaisons et vives descriptions de toutes choses. »

Mais où du Bellay se montra peut-être le plus grand, c’est dans l’opinion qu’il avait du poète qui ne doit point être un amuseur ni un acrobate de la poésie, mais bien plutôt un personnage inspiré, embrasé d’un feu sacré. Le premier peut-être, chez nous, il a magnifié la dignité et la sainteté de sa mission : « celui sera véritablement le poète que je cherche en notre langue qui me fera indigner, apaiser, éjouir, Bouloir, aimer, haïr, admirer, étonner, bref qui tiendra la bride de mes affections me tournant çà et là à son plaisir. Voilà la vraie pierre de touche où il faut que tu éprouves tous poèmes et en toutes langues. »

Rabelais, qui avait compris le besoin de former l’esprit au canon de l’antiquité, n’avait pas été accessible à la vraie poésie, Marot était resté dans le domaine d’une poésie mondaine, Montaigne fut celui qui comprit le mieux l’enseignement nouveau lorsqu’il écrivit : « La bonne, la suprême, la divine poésie est au-dessus des règles de la raison. Quiconque en discerne la beauté d’une vue ferme et rassise, il ne la voit pas non plus que la splendeur d’un éclair. Elle ne pratique point notre jugement, elle le ravit et ravage. »

Le succès de La défense et illustration de la langue française fut immense. Sans doute des détracteurs publièrent des critiques parfois acerbes : du Bellay de son vivant les domina. Le dernier vers du sonnet qui terminait son œuvre était orgueilleux :

Quant à l’Honneur, j’espère être immortel.

Il avait raison, mais on ne s’aperçut de son immortalité qu’après une longue éclipse.

Le jour de sa mort avait été un jour de deuil pour les lettres françaises.

Je pleurai du Bellay qui était de mon âge,
De mon art, de mes mœurs et de mon parentage,
Lequel, après avoir d’une si docte voix
Tant de fois rechanté les princes et les rois,
Est mort pauvre, chétif, sans nulle récompense,
Sinon d’un peu d’honneur que lui garde la France.

 

À la fin du XVIe siècle encore, sa renommée grandissante s’était étendue à l’étranger. Puis vint l’ingratitude du grand siècle qui pourtant, sans s’en douter, lui devait beaucoup car on doit le considérer comme un des fondateurs du classicisme.

Sans doute les poètes de la Renaissance avaient donné dans l’outrance et eux-mêmes avaient contribué à faire oublier ce qu’on leur devait. Ils avaient abusé des néologismes, s’étaient encombrés d’érudition et quelquefois de pédantisme. Dans un pays qui avait conquis son unité politique, il était devenu difficile de supporter une féodalité du langage. Cependant de tous les poètes de la Pléiade, du Bellay fut celui qui résista le mieux. Colletet, protégé de Richelieu, écrivit encore au XVIIe siècle : « C’est une chose étrange que de toute cette fameuse pléiade d’excellents esprits qui parurent sous le règne du roi Henri second, je ne vois que du Bellay qui ait conservé sa réputation toute pure et toute entière. »

Puis le silence se fit : c’est souvent le lot des précurseurs d’être victimes de l’oubli. Bayle, dans son dictionnaire, ne cite même pas le nom de du Bellay et il faut arriver à la fin du XVIIIe siècle pour retrouver quelques-uns de ses poèmes insérés dans un recueil de morceaux choisis.

Notre poésie classique si parfaite s’était un peu desséchée. On imitait les grands auteurs et l’on ne créait plus. Comme à l’époque de la Renaissance on eut besoin de renouveler. Les romantiques parurent qui menèrent la lutte et, par un retour aux poètes anciens, cherchèrent une liberté qui les débarrasserait du cadre trop étroit où ils étaient enfermés.

C’est à Sainte-Beuve que revint l’honneur, en 1828, de redécouvrir du Bellay et de proclamer que « novateur en poésie, il le fut avec autant de talent et plus de mesure qu’aucun de ses contemporains ». Il fallut dix ans encore pour qu’un éditeur osât risquer de republier une Défense et illustration.

Après plus de deux siècles, du Bellay a enfin repris sa place parmi les grands poètes et sa gloire, épurée par le temps, n’est pas près de s’atténuer. Les poètes sont souvent prophètes : il avait prévu ce retour lorsqu’il avait écrit : « Espère le fruit de ton labeur de l’incorruptible et non envieuse Postérité. »

Léon Séché, président de l’Association Bretonne-Angevine, ranima le culte du poète dans sa région natale. En 1894, il eut l’idée de demander à tous les poètes contemporains de composer chacun une pièce en solennel hommage à du Bellay. Heredia envoya un sonnet :

... De celle qu’il nommait la douceur angevine
Sur la corde vibrante erre l’âme divine
Que l’angoisse d’amour étreint son cœur troublé
Et sa voix livre aux vents qui l’emportent loin d’elle
Et le caresseront peut-être, l’infidèle,
Celle chanson qu’il fit pour un vanneur de blé.

Pour nous, du Bellay reste un grand et délicat poète, chef d’école autant que Ronsard à cause de son manifeste. Il a aussi le mérite d’avoir pensé et exprimé que la France devait cultiver son génie national pour la création d’œuvres rivales sinon supérieures à celles de l’étranger. Le premier peut-être il a employé, pour justifier le fondement de son amour des lettres françaises, un mot jusque-là peu courant.

« C’est la Défense et illustration de la langue française à l’entreprise de laquelle rien ne m’a induit que l’affection naturelle envers ma PATRIE. »