Inauguration d’une statue équestre élevée en l’honneur du maréchal Foch, à Cassel

Le 7 juillet 1928

Gabriel HANOTAUX

INAUGURATION D’UNE STATUE ÉQUESTRE
ÉLEVÉE EN L’HONNEUR DU MARÉCHAL FOCH

A CASSEL
Le samedi 7 juillet 1928

DISCOURS

DE

M. GABRIEL HANOTAUX
DÉLÉGUÉ DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

 

MONSIEUR LE MARÉCHAL,

L’Académie française, qui compte dans son sein trois des maréchaux de la Victoire, s’associe à l’hommage qui vous est rendu par ces terres du Nord où vous avez livré les rudes batailles et remporté les victoires décisives ; et, pour que cet hommage soit complet et digne de vous, l’Académie des Sciences, dont vous faites également partie, a confié au délégué de l’Académie française la mission de parler en son nom. De telle sorte que ce sont les lettres et les sciences réunies qui tendent ici, au maître de la guerre, les palmes de la paix.

Cette figure d’airain qui s’élève, de votre vivant et devant vous, Monsieur le Maréchal, est tout autre chose que nos paroles emportées demain par le vent : car elle fixe votre place à jamais et elle rend manifeste la gratitude d’un peuple qui ne saurait attendre une minute de plus pour vous la témoigner.

À cheval, au haut de cette colline de Cassel qui domine la plaine des Flandres et surveille les routes de l’invasion, vous vous retrouvez dans le petit jardin où, en 1914 et 1918, vous veniez, le soir, pour reconnaître, au bruit, les remous de la bataille et en suivre le développement; auprès de vous, subsistent ces vieux petits monuments commémorant les anciennes batailles qui ont déterminé la frontière ; et, ainsi, votre statue se dresse au plein cœur de notre Histoire. C’est à ce carrefour, qui vit passer l’offensive et qui vit repasser la déroute, que votre image d’homme de guerre chevauche, visible de toute la plaine et de toute la postérité.

L’homme de guerre, ayant pour mission de sauver les bases mêmes de la Société humaine, la patrie et la liberté, a reçu, de naissance, les facultés qui le désignent pour remplir un tel rôle : le courage, le jugement, l’esprit de décision, l’autorité et le je ne sais quoi qui fait que la confiance rayonne de lui et monte jusqu’à lui. Il concentre en soi les vertus du peuple qui le choisit ; son discernement sait reconnaître, d’avance, les voies qui s’ouvriront devant ses soldats, et sa volonté les y conduit comme par la main. Ils le suivent ; ils le suivent avec docilité, avec joie, jusqu’à la mort, en cette fougue d’héroïsme qui, s’élevant au-dessus du tourbillon de la mêlée, ne connaît plus que le sublime et l’au-delà.

Son génie est plein d’humanité, puisque, conduisant des hommes, rien d’humain ne doit lui être étranger ; et il est providentiel puisqu’il défend l’œuvre de la création ; la nécessité que la tribu subsiste, et qu’elle soit libre, le désigne comme l’artisan d’une tâche supérieure : « J’ai appris ses doigts à tenir l’épée », dit d’Éternel par la bouche de notre grand Bossuet.

Ces dons étaient en vous, Monsieur le Maréchal, et c’est parce qu’ils s’y trouvaient que, non seulement notre peuple, mais les autres peuples unis au nôtre, se sont portés vers vous, vous ont choisi, vous ont accepté, se sont rangés à votre ordre qui devait les conduire à la victoire.

Réfléchissons aux conditions de ce choix. Deux millions d’hommes étaient mobilisés, tous décidés à se donner, corps et âme, à la patrie. Parmi eux, cent mille officiers, des états-majors entraînés, des intelligences et des courages chevronnés et, tous, la flamme dans les yeux, ayant la volonté de se battre et la résolution de vaincre. Au-dessus d’eux, une élite, moustaches noires et moustaches grises, formant un de ces groupes incomparables de grands chefs militaires, semblables à ceux qui ont illustré tant de fois les belles pages de l’Histoire de France : la destinée n’avait que l’embarras du choix ; les hommes ne lui manquaient pas.

« Ç’a été, dans notre siècle, un grand spectacle (et j’emprunte encore les paroles de Bossuet) de voir, dans le même temps et dans les mêmes campagnes, ces deux hommes que la voix commune de toute l’Europe égalait aux grands capitaines des siècles passés… »

Bossuet parle de Turenne et de Condé ; mais ils eurent leurs égaux dans notre temps. Ces chefs furent donc désignés parmi tant d’autres ; tous les deux collaborèrent à la même œuvre, à la même préparation et aux mêmes batailles. Et, quand il fallut reconnaître qu’un seul peuple ne suffisait pas à la tâche et qu’un hourrah du monde entier était nécessaire pour achever l’adversaire, quand les Alliés eurent senti qu’ils devaient se ranger sous un commandement unique, c’est vers vous, Monsieur le Maréchal, — l’armée française étant dans des mains fortes et sûres, — que ce choix final se porta. Par vous, la France fut placée à ce sommet. Le geste de Dieu s’accomplirait par vous.

Je rappellerai quelques traits que j’ai recueillis de votre bouche, Monsieur le Maréchal, pour essayer d’indiquer, aux curieux de votre esprit et de votre âme, de quoi un grand homme est fait.

En l’année 1915, vous me fîtes l’honneur de me recevoir à votre quartier général de Gury, près d’Amiens. Nous étions à l’une de ces heures de stagnation qui chargeaient les cœurs d’une lourde angoisse. Au cours de l’entretien, votre regard se porta vers une grande carte de l’État-Major tendue sur le mur et représentant la frontière nord-est de la France. Par son assemblage, elle figurait le relief du terrain : les traits foncés désignant les lignes de hauteur allaient se dégradant par les pays intermédiaires et laissant paraître, en blanc, les plaines et les rivages de la mer. Suivant votre pensée, vous me désignâtes les chemins, qu’à travers la Belgique et le nord de la France, avaient pris les armées allemandes et, soudain, parcourant, de la main, l’ensemble des demi-teintes : « Vous voyez, me dites-vous, la route est toute tracée ; en bas, le chemin du rivage est trop étroit et coupé par les rivières ; en haut, la montagne est impraticable ; donc, pas d’hésitation : Nous les reconduirons par où ils sont venus. »

La parole était prophétique plus que je ne pouvais le deviner alors, et elle indiquait le dessein qui se remuait déjà en vous, la résolution qui, un jour, vous accrocherait désespérément à cette plaine du Nord, vous souderait à l’armée anglaise, vous enracinerait sur cette motte du territoire belge et, finalement, les balayerait du sol national.

Un autre jour, comme vous m’aviez parlé de Napoléon et des leçons que l’art militaire doit puiser dans l’étude de ses campagnes, je vous interrogeai : « Monsieur le Maréchal, quand vous êtes à l’une de ces heures où vous devez prendre un parti et signer l’ordre qui engage un mouvement décisif, est-ce que quelque chose de ces fortes études dont vous parlez vous revient à l’esprit et vous aide à résoudre les problèmes qui se posent devant vous ?

— Nullement, me répondîtes-vous ; mais cela me donne confiance ! »

Admirable confidence de l’esprit, qui découvre le secret de cette formation plus profonde que l’instruction, et qui, par le bon entraînement des réflexes, produit la décision, c’est-à-dire la détente, soudaine et sûre, du ressort de l’action.

Et une autre fois encore, comme vous parliez de ces grandes résolutions que prennent, à une heure donnée, les peuplés et les individus, et que je cherchais à savoir, de vous, comment la détermination surgit, en quelque sorte, à telle heure précise : « — Oui, me dites-vous, en tout, il faut le coup de vent. »

Le coup de vent, c’est-à-dire l’inspiration qui se lève la tempête achève et emporte tout : l’instinct qui remonte, l’émotion qui capitalise le passé d’une race, la pureté du sang, la voix des pères, le cri des femmes et des enfants et qui, répondant à cet appel venu de très loin et de très haut, offre la résultante de toutes les forces connues et inconnues qui composent la vie. Combien faut-il de préparations lentes, prolongées, occultes, des peuples, des familles, de l’individu pour produire, enfin, le coup de vent !

 

Tout cela était en vous, Monsieur le Maréchal et, dès que la guerre fut déclarée, tout s’éveilla et apparut. À Morhange, aux Marais de Saint-Gond, on vous trouve, pareil à vous-même, et tel que s’attache à vous la fortune : valeureux, pondéré, tenace, optimiste, toujours ardent et toujours calme. Joffre, qui vous connaissait bien, vous confia le commandement de cette armée du Nord qui avait pour mission de menacer les communications de l’ennemi et de sauver, à tout prix, les relations avec l’armée belge, avec la mer, avec l’Angleterre, de rompre, en un mot, la manœuvre du nach Calais, comme avait été rompue la manœuvre du nach Paris.

C’est alors que les ruées de l’ennemi sur l’Yser et sur Ypres vous trouvent, au roc de Cassel, inébranlable, c’est dans cette haute maison, où était votre quartier général, que le maréchal French vint vous trouver, le 8 novembre 1914 ; à bout de forces, sentant son armée couler, pour ainsi dire, entre ses doigts, sur le point d’évacuer le saillant d’Ypres, il se tourne vers vous. Il a raconté, lui-même, le souvenir qu’il a gardé de cette rencontre, en ces deux lignes brèves qui vous peignent : « Je racontai ce qu’il en était au général Foch qui ne semblait savoir dire que Attaque ! Attaque ! Attaque ! » On attaqua en un effort suprême : et ce fut fini ! L’ennemi fut fixé. Selon le mot de votre illustre lieutenant, l’amiral Ronarch : « Sur la tête du pont, il avait usé ses dents. »

La guerre, ensevelie dans les tranchées, allait s’efforcer de briser le cercle tout le long de la frontière du Nord-Est. L’ennemi essaye, partout, de s’ouvrir un passage et c’est, partout, comme à la tête du pont ; partout il est barré; partout, il « use ses dents ». Mais, au prix de quelles hécatombes !

Et quand la défection du front russe aura ranimé ses espoirs, quand, ayant rassemblé les ressources et les forces de ses soixante millions d’âmes, il les jette sur l’Aisne, force le chemin des Dames, court jusqu’à Reims, jusqu’à Château-Thierry, jusqu’à Dormans et qu’il reprend, plus assuré que jamais, l’offensive de la Marne, quand, rôdant autour des bois de Villers-Cotterêts, il se ramasse pour sauter sur Paris, c’est alors — qu’ayant confié à des hommes tels que Pétain et Mangin le sort de la capitale, — vous réalisez en personne, ce que vous aviez annoncé et que, vous tenant collé contre les armées anglaise et belge, sacrifiant vos dernières forces pour sauver l’alliance et les ports, vous décidez, par cette fougueuse et inébranlable ténacité, du sort de la guerre.

Battu partout, encerclé, voué à une capitulation totale, l’ennemi fuit, il évacue Bruxelles ; il reprend, la tête basse, les chemins par où avaient défilé ses cohortes flambant de panaches et d’orgueil : il s’en retourne par où il était venu.

Votre générosité consentit à l’armistice. L’Histoire dira dans quelles circonstances votre souci du lendemain s’inclina devant la paix. L’homme de guerre avait rempli sa tâche, son nom était inscrit dans les fastes de l’Humanité.

L’Humanité honore ses grands hommes de guerre, et elle fait bien ; car, toujours, au cours des âges, il arrive une heure où la sécurité, le péril couru par la cause de l’idéal, l’appel de la justice, le recours suprême de la liberté requièrent l’homme armé, pour les défendre.

Quand la société a contre elle l’injustice de la force, il ne lui reste plus qu’à réclamer la force de la justice. Et cette nécessité humaine de lutter contre l’iniquité est telle que, fallût-il attendre des siècles pour que l’homme et l’heure se rencontrent, la société attendra.

Tel est le sens profond de la mission de l’homme de guerre. Par lui, l’ordre troublé sera rétabli, la violence des rapaces sera réprimée; par lui le heurt des passions sera réglé ; par lui la cupidité, l’orgueil et la violence seront contre-dominés. Il est le véritable et final fauteur de la paix.

Quand, à ces heures terribles où la guerre se décide, vous étiez sur le point de signer les ordres définitifs, ne le sentiez-vous pas, Monsieur le Maréchal, il y avait, autour de vous, dans la salle de la décision, quelqu’un qui attendait... La Pologne attendait pour se lever de son tombeau ; la Bohême attendait depuis la Montagne Blanche ; ils attendaient, tous les envahis et tous les conquis, ceux du Sleswig, ceux de l’Adriatique, du Trentin, ceux du Luxembourg, de la Belgique ; elles attendaient, les provinces françaises arrachées à la mère patrie et qui, depuis un demi-siècle, n’avaient ni accepté, ni oublié ! Enfin, quelqu’un de plus haut encore attendait : et c’était la liberté du monde, menacée par une agression atroce, que la victoire adverse eût transformée en la plus atroce des servitudes.

Toutes ces angoisses étaient en cercle autour de vous, surveillant le geste de votre plume et l’éclair de votre épée. Si vous vous fussiez trompé, tout était perdu, et les chaînes de l’injustice étaient reforgées pour longtemps.

Car, telle est la mission et telles sont les responsabilités de l’homme de guerre. La statue que la gratitude populaire vous élève et vous présente pour que vous jouissiez de votre gloire, pour que le monde tout entier la confirme et en jouisse, c’est le monument de l’universelle libération.

 

Que votre esprit, Monsieur le Maréchal, plane, d’ici, sur les frontières de la patrie et sur l’avenir des jeunes générations ! Généreux, prudent, actif, loyal, droit, fier, humain et craignant Dieu, tel vous fûtes, tel vous êtes, disons-le hautement pour que nos enfants et les enfants de nos enfants le sachent, et apprennent, de vous, comment un homme devient grand durant les courtes heures de son passage sur la terre; et pour qu’ils n’oublient pas que le devoir, accompli par une génération sacrifiée, engage au même devoir les générations qui se succèdent à l’infini.

Vous avez gardé la frontière et la liberté : qu’ils les gardent à leur tour ! On ne sait jamais d’où vient le péril, ni ce qui couve dans le calcul du destin. La France a toujours été comme une forteresse assiégée ; elle a eu à défendre séculairement son territoire, ses plaines, ses rivages et l’équilibre du monde. Elle a réussi à vivre, à force de sagesse, de patience, de dévouement et d’amour pour les autres peuples, mais aussi à force d’héroïsme. Il ne faut pas que la France disparaisse : une étoile s’éteindrait dans le ciel. Mais, pour cela, il faut faire comme votre génération et vous, vous avez fait.

Tenez haut dans la main votre bâton de commandement, Monsieur le Maréchal ; commandez toujours ; entraînez la jeunesse, entraînez l’avenir ! Puisque, par vous, la France et le monde ont obtenu la paix, la paix de justice et de liberté, qu’ils la défendent maintenant, selon votre exemple et celui de vos soldais, à force de vigilance et de courage.

C’est vers ces hommes, dignes de leur chef, couchés au sol de la frontière pour continuer à la protéger, que se reporte, en ce jour de gloire, notre deuil fidèle. Tous vos soldats, ceux qui surent vaincre et ceux qui surent mourir, sont présents ici et saluent, au port d’armes, le chef, grand par l’esprit, grand par le cœur, qui les commanda et qui, du haut de ce monument sacré, veille et veillera, avec eux et comme eux, à jamais, sur notre patrie bien aimée, la France !