Inauguration d’une plaque rappelant les séjours d’Hippolyte Taine, à Marseille

Le 25 avril 1933

Henry BORDEAUX

Inauguration d’une plaque rappelant les séjours de Hippolyte Taine
à Marseille

Le mardi 25 avril 1933

DISCOURS

DE

M. HENRY BORDEAUX
DÉLÉGUÉ PAR L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

Messieurs,

L’Académie française, en me déléguant pour la représenter à l’inauguration de cette inscription sur la façade du Grand Hôtel de Marseille destinée à rappeler les séjours de l’un de nos plus grands confrères, a désiré de rendre par cette délégation un triple hommage : hommage à Hippolyte Taine qui, dans notre Compagnie illustrée depuis trois siècles par tant de gloires, laisse un magnifique exemple d’honneur, de probité, de noblesse intellectuelle, outre l’admiration due à une pensée virile toute au service de la vérité ; hommage à cette Ville de Marseille, Porte de l’Orient et port où se sont embarqués un Chateaubriand et un Lamartine, un Michaud et un Renan, un Pierre Loti et un Maurice Barrès qui tous nous appartiennent ; hommage aussi à l’Académie de Marseille presque aussi ancienne que la nôtre, déjà célébrée par Lamartine qui y fut accueilli et, en la personne de l’Académie de Marseille, hommage enfin à toutes ces sociétés savantes des Lettres et des Arts, d’Histoire et d’Archéologie qui maintiennent dans nos provinces, avec l’étude de la vie locale dans le passé, le goût et le sens de l’érudition, l’amour et la connaissance de notre littérature, de notre langue et de nos traditions.

Je laisse au président de notre Comité le soin de retracer les séjours de Taine dans notre ville : séjours professionnels d’un examinateur de Saint-Cyr, séjours merveilleusement utilisés par l’observateur et l’historien des mœurs. Cependant je ne suis pas assuré que le grand philosophe eût goûté ces incursions dans sa vie privée, si respectueuses qu’elles fussent. André Hallays, rappelant dans le Journal des débats sa mémoire, le louait de l’énergie et de l’esprit de suite qu’il montra à se défendre contre la curiosité publique... « Taine, écrivait-il, savait bien quelle loge de concierge est devenue notre société moderne. Il connaissait les misérables vilenies qui se commettent chaque jour, sous prétexte de publications posthumes, et les perfides représailles des ennemis, et les maladresses des amis trop zélés, et l’éternelle niaiserie des badauds amusés par le scandale... » Barrès trouvait ces scrupules de Taine excessifs, tout en les comprenant et tout en louant lui aussi le grand philosophe. « Taine, disait-il de son côté, mettait à la porte de sa maison les reporters. Il ne consentait point à ce qu’on fît sa photographie. Il n’écrivait d’anecdotes ni sur lui-même, ni sur ses amis. Il fuyait le monde. On ignorait le mobilier de son cabinet de travail. A une époque où les renommées littéraires se font et s’entretiennent par d’habiles réclames, où nous voyons avec tristesse des hommes que leur talent seul suffirait à rendre glorieux, pris de la rage de s’exhiber en public, eux, leur famille et leurs animaux domestiques, c’était un spectacle salutaire que celui de ce philosophe sans cesse occupé à dérober aux regards des marchands de publicité sa vie de labeur et d’étude. » Renan, au contraire, se livrait joyeusement aux journalistes. Quel était le plus philosophe ? C’est la querelle d’Alceste et de Philinte. Aujourd’hui un Paul Bourget est presque seul à défendre les scrupules de Taine. Scrupules qui ont été admirablement respectés par sa famille dans la publication de sa correspondance, car de cette correspondance ont été minutieusement retranchés tous les détails personnels, tout ce qui a trait à la vie intime, en sorte qu’elle est uniquement l’histoire d’une vie intellectuelle.

Mais voyez comme cet excès même peut arriver à déformer la vérité. Cette correspondance contient, par exemple, des lettres à sa fiancée. Il est question de sa manière de travailler, de la caisse de livres qu’il emporte avec lui, de l’ordonnance de ses idées. On pourrait en conclure à une totale indifférence sentimentale, et rien n’est plus faux. La vérité est toujours dans la mesure, mais on ne peut qu’admirer la réserve de Taine.

Aujourd’hui, au contraire, nous ne pouvons que nous réjouir de connaître de plus amples détails sur sa vie, car tous ces détails tournent en sa faveur. Vous l’avez vu à Marseille où il ne faisait que passer. A Paris où il vécut si laborieusement, en Savoie où il demeura de longs mois chaque année, dans la dernière et la plus féconde période de sa vie, il se montra, en toute occasion, le plus honnête homme du monde, dans le sens plein et substantiel qui s’attachait autrefois à ces deux mots : l’honnête homme. Et il a prouvé qu’un honnête homme peut être un grand homme.

Taine, dans ses Essais, dans son Histoire de la littérature anglaise, dans les Origines de la France contemporaine, nous a laissé d’admirables portraits, un Balzac, un Byron, un Napoléon. Mais il a écrit avec un soin particulier un Marc-Aurèle où, sans le vouloir, il a mis quelques traits de lui-même. Marc-Aurèle est soutenu dans sa vie et dans ses Pensées par une seule idée, celle de la nature et de son unité. Ce monde est un, un ordre de lois le gouverne, et cet ordre a l’harmonie d’une raison. Dès lors, une seule idée doit nous conduire : aimer l’ensemble, servir la société des hommes, parce que nous sommes nés pour nous entr’aider. Telle fut aussi la religion de Taine. Dans une page célèbre, il s’est pourtant élevé jusqu’à la connaissance de l’autre, le Christianisme, à qui il a rendu, mais du dehors, une justice éclatante.

Son stoïcisme est incomplet. Il a néanmoins sa noblesse et sa grandeur. Cette noblesse et cette grandeur, honorons-les comme son talent. A travers son œuvre immense, une cérémonie comme celle d’aujourd’hui cherche l’homme, le découvre et s’incline devant lui...