Inauguration du monument élevé à la mémoire d’Alfred Mézières, à Longwy

Le 10 octobre 1926

Louis BARTHOU

Inauguration du monument élevé à la mémoire d’Alfred Mézières

A LONGWY
Le dimanche 10 octobre 1926

DISCOURS

DE

M. LOUIS BARTHOU

AU NOM DU GOUVERNEMENT ET DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

MESDAMES,
MESSIEURS,

Le Gouvernement de la République, l’Académie française et l’Association des Journalistes parisiens m’ont délégué pour saluer, devant ce monument, la noble mémoire d’Alfred Mézières. Ce triple hommage, inspiré par la fidélité d’une commune gratitude, dégage les traits essentiels d’une carrière qui sut toujours conserver, sous la diversité des apparences, l’unité et la rectitude d’une ligne droite. Écrivain, homme politique et journaliste, Alfred Mézières ne manqua jamais aux principes et aux scrupules de la probité la plus désintéressée.

Il vécut quatre-vingt-neuf ans. Onze ans après sa mort, l’inauguration de son buste, sur la place d’une ville qu’il a tant aimée, se confond avec un centenaire. Active, laborieuse et variée, abondante en succès mérités et en honneurs légitimes, cette longue vie fut harmonieuse. Je dirais même volontiers qu’elle fut heureuse, si le bonheur d’un homme pouvait jamais être complet et si une cruelle destinée n’avait pas réservé à Alfred Mézières, bloqué dans sa petite maison de Redon par un ennemi impitoyable, l’horreur d’être, pendant une année tragique, un otage sur sa terre natale. Ce lorrain, dont l’âme ardente n’avait jamais douté de la justice immanente et du retour des provinces perdues, mourut pendant l’invasion, sans éprouver la consolation de la victoire libératrice. En 1870, il avait fait son devoir de soldat. Sa confiance patriotique survécut à la défaite. Comme il le disait d’un autre grand Messin, Ambroise Thomas : « Il se replongeait dans les souvenirs du passé ; il revoyait l’Esplanade garnie de nos uniformes, la cathédrale garnie de nos drapeaux, le mont Saint-Quentin, sentinelle avancée de notre frontière. Son visage s’éclairait, son œil brillait en évoquant ces lointaines images. Il ressuscitait la patrie, toute la patrie, telle qu’il l’avait connue et aimée depuis son enfance. » Tout, à Metz, où son père avait été recteur, lui avait, dans cette enfance, parlé de nos gloires, de Fabert, de Lasalle, de Ney. Après le désastre, son esprit, son cœur et ses espérances se tournaient du côté de la ville, prisonnière dans les remparts devant lesquels avait échoué la fortune de Charles-Quint et, hélas ! dans les fortifications nouvelles où l’ennemi vainqueur avait resserré les liens de sa captivité.

Alfred Mézières ne séparait pas, dans son âme française, l’Alsace de sa chère Lorraine. Il souffrait de la double amputation que la patrie avait subie. Il attendait l’heure bénie où les cloches de Strasbourg et celles de Metz sonneraient ensemble la glorieuse et complète délivrance. Cette joie lui fut refusée. Mais nul ne l’avait mieux méritée que lui, si ferme dans ses desseins, si clair dans ses écrits, si confiant dans l’armée, à l’organisation et au relèvement de laquelle il s’était donné tout entier, avec une compétence, une autorité et une continuité de vues qui sont l’un de ses grands titres à la gratitude publique. Cette armée a refait l’unité nationale. Son épée, mise au service du droit dans une guerre que, malgré notre droit, nous n’avions pas voulue, nous a rendu les provinces captives. Redevenues françaises, elles le resteront. Le traité de Versailles n’a pas, comme le traité de Francfort, consacré un acte de violence. Il a accompli un acte de justice. Il est la charte équitable et définitive qui s’accorde avec les sentiments, librement exprimés, de populations auxquelles nous n’avons imposé aucune contrainte. Après avoir résisté pendant plus d’un demi-siècle à l’oppression, avec un courage qui a fait l’admiration du monde, comment céderaient-elles devant les insinuations perfides d’une intrigue aussi habile à exploiter des malentendus qu’à créer des équivoques Je les injurierais si je les défendais. Elles se défendent seules. Aucune manœuvre ne prévaudra contre la clairvoyance de leur esprit et contre la fidélité de leur cœur. Il n’y a, dans la France reconstituée, que des Français volontaires.

Alfred Mézières, orateur et journaliste, avait préparé cette unité nationale par une propagande qui ne connut ni repos ni défaillance. Ancien combattant — un combattant si jeune ! — de 1848, il était républicain par conviction. Sous l’Empire, il avait pris parti pour la liberté, dont les conquêtes lui paraissaient devoir précéder et préparer la République ; une république « tolérante et ouverte à toutes les bonnes volontés ». Il ne dévia jamais de cette ligne de conduite. Elle fut la règle inflexible de sa conscience. Il y avait, sous l’aménité de son sourire, la fermeté d’un caractère qui, aimable par nature et ne se croyant pas tenu à l’intransigeance des déclarations solennelles, n’en savait pas moins ce qu’il voulait, ce qu’il pouvait, ce qu’il devait. En un mot, il avait des principes. Ne pensait-il pas à lui, quand il disait de Saint-Marc Girardin, son prédécesseur à l’Académie : « Ce n’était point lui qui modifiait ses idées, c’étaient les conditions du pouvoir qui se modifiaient autour de lui. Quand il croyait la liberté en péril, il défendait la liberté ; quand il croyait l’ordre menacé, il défendait l’ordre. »

Au fond, quoi que nous fassions, nous ne sortons jamais complètement de nous-mêmes. Volontairement ou à notre insu, qui que nous soyons, nous ramenons presque tout à nous. Alfred Mézières n’échappait pas à la loi commune. Il se définissait en définissant les autres. Quand il recevait M. de Mazade à l’Académie, il y avait dans son discours, d’ailleurs si finement composé, des traits ressemblant à sa propre image et si précis qu’en le recevant lui-même, neuf ans auparavant, Camille Rousset aurait pu lui dire : « Votre foi n’a pas faibli. L’idéal de votre jeunesse reste encore celui de votre âge mûr. Ni les victoires de la force, ni l’emportement des passions populaires ne vous ont eu pour complice. Vous ne donnez raison aux vainqueurs que si les vainqueurs commencent par mettre la raison de leur côté. Vous ne craignez pas d’être compté parmi les vaincus, si le droit est vaincu avec vous. Préférer la défaite aux capitulations de conscience, les sacrifices de fortune aux sacrifices d’opinion, voilà le véritable signe de la probité politique. »

Alfred Mézières connaissait et pratiquait cette probité. Député ou sénateur, il n’en accepta jamais d’autre. Ses professions de foi exprimaient toujours la même foi. N’ayant pas d’autre ambition que celle de son devoir, étranger aux intrigues qui sacrifient les idées aux calculs personnels, ne se souciant pas d’être ministre, dans un temps où il est vrai que tout le monde ne se croyait pas apte à l’être, il consacrait sa parole, faite de clarté, d’élégance et de familiarité souriante, aux grands problèmes militaires, universitaires et sociaux. Il y apportait un sens pratique dont une certaine hardiesse n’était pas toujours absente. Sa compétence et son dévouement lui avaient peu à peu acquis une grande situation. Il n’était pas un des maîtres de la tribune, mais cet ancien professeur ne confondait pas la tribune avec une chaire didactique : il parlait moins pour disserter que pour agir.

Aucun problème n’est plus difficile que la conciliation de l’ordre avec la liberté, et, quel que soit le régime d’un pays, il se pose toujours. Au fond, toute la politique se résume en lui. Entre l’ordre sans la liberté, qui suscite la dictature, et la liberté sans l’ordre, qui tombe dans l’anarchie, les gouvernements, s’ils sont constitutionnels, s’efforcent de trouver un modus vivendi, un accommodement, une transaction, dont la formule est plus aisée que la pratique. L’éducation politique par la presse peut beaucoup aider à la solution de ce problème. Le journalisme, exercé avec conscience, éclaire les esprits et il les renseigne ; il les guide et il les rassure. Il est, dans un pays d’opinion, et surtout de suffrage universel, la force la plus grande et le plus efficace instrument de propagande. Ceux qui disposent de cette force et de cette propagande ont une responsabilité à laquelle seule celle du pouvoir est supérieure, à la condition que le pouvoir protège sa propre indépendance contre les excès d’une presse libre de tout dire et presque de tout oser. Si la presse est un sacerdoce, elle a ses mauvais prêtres, qui souillent l’autel dont ils vivent. Mais quels talents elle a formés, et quelles consciences, et quels caractères, et quelles gloires ! Aucune profession n’a été honorée par l’éclat de plus grands services, si l’on songe qu’on peut inscrire, à côté des journalistes de profession, les noms de ces journalistes d’occasion qui s’appelèrent Pascal et Racine, Voltaire, Rousseau et Diderot, Chateaubriand et Lamartine, Victor Hugo et Balzac, Anatole France et Barrès. Je n’aurais pas le juste sens des proportions si je rangeais dans cette lignée illustre Alfred Mézières, dont la modestie aurait protesté. Mais il fut, lui, un vrai journaliste, un grand journaliste, un chroniqueur professionnel, dont les articles évoquaient les souvenirs du passé ou saisissaient le vif de l’actualité avec une pénétration, une finesse et une élégance qui en faisaient un collaborateur recherché et le plus estimé des confrères.

Il avait contribué, en 1861, à la fondation du journal Le Temps, dont le titre sobre et net prenait tout, de suite l’allure d’un défi qui faisait, contre l’Empire encore triomphant, crédit à l’avenir. Aux côtés d’Alfred Mézières, Nefftzer et Scherer menaient le bon combat pour la liberté. Mais, parmi tant de collaborateurs illustres de la feuille devenue si vite célèbre, aucun n’égalait l’entrain mordant, le charme endiablé, l’imagination brillante, la verve soutenue, la grâce persuasive d’Adrien Hébrard. Aussi riche en idées originales que fertile en mots pittoresques ou délicats, ce Toulousain, petit et vif, associait le plus ferme bon sens et la plus courageuse clairvoyance aux fantaisies d’un esprit qui prenait toujours la juste mesure des événements et des hommes. Désintéressé pour lui-même et serviteur attentif de la légitime ambition de ses amis, dont quelques-uns ont confondu leurs noms avec l’histoire même de la Troisième République, Adrien Hébrard, qui avait en lui du Voltaire, du Diderot et du Rivarol, était à la fois un animateur hardi et un conseiller prudent. Alfred Mézières, comme tant d’autres, lui dut beaucoup, et il le reconnaissait. Nés sous des cieux différents, ils n’avaient pas des dons semblables, mais leur respect pour la profession de journaliste, leur souci d’en assurer les droits et d’en accomplir les devoirs étaient les mêmes. Maîtres tous les deux, et chacun à sa manière, ils relevaient de la même école, celle dont Alfred Mézières rappelait, aux obsèques de Jules Simon, les leçons et les exemples dans un portrait qui, cette fois encore, lui ressemble. « Il n’a rien écrit qui ne soit un honneur pour sa mémoire... Il ne se servait de la plume que comme d’une arme loyale ; il ne confondait pas la lutte contre les idées avec la lutte contre les personnes ; avant d’engager le fer, il saluait de l’épée ses adversaires, il essayait de les convaincre par la puissance du raisonnement ou de les séduire par la grâce du langage ; il ne leur faisait jamais l’injure de douter de leur bonne foi ou de leur probité. Il leur supposait une sincérité égale à la sienne. Aussi, après plus d’un demi-siècle de combats, s’il a eu, s’il a mérité de rencontrer des contradicteurs, il n’a pas mérité d’avoir un seul ennemi. De tout ce qu’il écrivait, s’exhale un parfum de droiture. On y sent l’honnête homme, épris des idées généreuses, passionné pour les nobles causes, rêvant pour la patrie, pour l’humanité entière, un idéal, toujours plus élevé, de justice et de beauté morale. »

C’est au nom des Journalistes parisiens qu’Alfred Mézières prononçait, en 1896, ces belles paroles. Il était, depuis dix ans déjà, le chef respecté de cette grande association, dont il conserva la présidence jusqu’à sa mort. Je ne m’assieds jamais sans émotion clans le fauteuil où il a exercé des fonctions parfois difficiles avec une incomparable autorité. Il y avait vite conquis l’affection respectueuse et la gratitude de tous ses confrères. Simple et familier, cordial et bon, accessible aux plus humbles, dont son aménité savait vaincre, d’un mot ou d’un sourire, la timidité hésitante, il ne refusait jamais un conseil ou un service. Il ne pratiquait pas le tutoiement, où les Méridionaux excellent, mais il avait l’habitude d’appeler par leurs prénoms ses amis, ses camarades ou ses confrères de la presse et des lettres. Il ignorait la rancune comme la jalousie, et toute cette vilenie des petites et des basses intrigues.

Sa courtoisie avait toutes les délicatesses. Mon confrère, M. Pierre de Nolhac, en reçut un jour une preuve qu’il m’a autorisé à dire. Alfred Mézières avait publié, avec un grand succès, un livre sur Pétrarque dont il avait toute la fierté que pouvait supporter sa modestie. Élève des Hautes-Études, M. de Nolhac avait pris ce même sujet pour sa thèse de doctorat. Il en avait heureusement renouvelé les sources, surtout pour ce qui concernait le rôle joué par Pétrarque dans l’origine et dans l’évolution de l’Humanisme. On ne fait pas impunément, quand on est jeune, de belles trouvailles qui inspirent un beau livre, et l’on résiste difficilement à la pensée d’avoir tout découvert. M. de Nolhac omit, ou presque, le travail d’Alfred Mézières. Il a reconnu, depuis, que c’était une injustice, mais il put craindre alors d’avoir commis une imprudence. Alfred Mézières était parmi les examinateurs devant, lesquels il devait passer, en Sorbonne, la soutenance de sa thèse. Qu’allait-il advenir de la rencontre ? Le jeune candidat fut vite rassuré. Aucun de ses juges ne lui montra plus de bienveillance qu’Alfred Mézières, et aucun ne lui décerna avec plus de gentillesse les félicitations et les encouragements. Quoi qu’en disent de sottes gens qui veulent décourager la bonté, celle-ci ne fait pas toujours des ingrats. M. de Nolhac, qui s’y connaît, admire et loue les services qu’Alfred Mézières a rendus aux lettres françaises, en développant, par des livres consciencieux et clairs, le goût des littératures étrangères.

Ces recherches et ces ouvrages n’étaient pas, au sens absolu du mot, une nouveauté, puisque, après Chateaubriand, la Revue des Deux Mondes, prompte à justifier son titre, Villemain et Saint-Marc Girardin, Fauriel et Gandar, d’autres encore, avaient précédé ou accompagné Alfred Mézières. Mais le goût public n’était encore pas assez renseigné ni assez formé. Car il avait fallu revenir de loin et mettre au point des renommées aux dépens desquelles l’ironie de Voltaire s’était librement exercée. Sans méconnaître qu’il y avait, dans la Divine Comédie, « une cinquantaine de vers supérieurs au siècle » de Dante, « des vers, disait-il, qu’on sait par cœur pour s’épargner la peine de lire le reste », il décourageait l’admiration à l’égard de cette « divinité cachée. Peu de gens entendent ses oracles. Il a des commentateurs ; c’est peut-être encore une raison de plus pour n’être pas compris ». Et il prenait à son compte le jugement sommaire du Père Bettinelli : « Dante était un fou, et son ouvrage un monstre. » Ni plus ni moins. Le romantisme revisa cette critique. Mais son admiration, où il entrait un parti-pris d’école, sacrifia Pétrarque à l’œuvre dantesque, et beaucoup — pour employer la jolie image d’Alfred Mézières — qui trouvaient de l’eau à toutes les sources de la Toscane, n’en trouvaient plus à la fontaine de Vaucluse. L’ouvrage d’Alfred Mézières rendit à Pétrarque son vrai rôle, sa place et sa grandeur. Il en faisait « la plus grande figure du quatorzième siècle ». C’était peut-être beaucoup dire pour un siècle dont Dante occupe encore les vingt premières années. Mais il était temps de voir, dans l’amant immortel de Laure, un autre homme, ou plutôt d’autres hommes, que l’auteur incomparable du Canzoniere, et c’est l’honneur d’Alfred Mézières d’avoir restitué sa figure encyclopédique à Pétrarque, dans un livre dont la science n’altère pas le charme et où les plus hauts problèmes de la politique alternent avec les subtiles analyses de l’amour. Ce livre a compté en son temps, et il durera.

Alfred Mézières est plus qu’un vulgarisateur. On le jugerait mal si l’élégance aisée de son style trompait sur son érudition qui, pour n’avoir rien d’un pédant, n’en est pas moins sérieuse et solide. Il va jusqu’au fond du sujet qu’il traite et, parce qu’il est agréable à lire, il ne faut pas croire qu’il est superficiel. Déjà, Sainte-Beuve louait sa « culture critique saine et sûre », et ces simples mots, consacrés dans une note aux trois volumes d’Alfred Mézières sur Shakespeare, sont déjà presque un jugement. Mais il y a mieux à dire. Loin que la valeur du grand ouvrage d’Alfred Mézières ait été diminuée par le développement extraordinaire de la critique shakespearienne dans ces dernières années, il y a gagné en autorité. Tout n’y est pas au point, mais rien d’essentiel n’y manque. Alfred Mézières n’a pas mis en doute, pas plus que Taine, d’ailleurs, l’attribution à Shakespeare de l’œuvre prodigieuse qui porte ce nom. Alfred de Vigny avait dit :

Que fut jadis Shakespeare ? On ne répondra pas.

On a répondu, et la discussion, nourrie de documents et de découvertes, a donné une force nouvelle à la tradition. Si n’y a pas de problème plus passionnant, mais je ne crois pas qu’il cache une énigme. Ce n’est pas Bacon, ce n’est pas lord Rutland, ce n’est pas le sixième comte de Derby qui ont écrit, sous le nom d’emprunt de Shakespeare, le théâtre de Shakespeare : c’est Shakespeare lui-même, dont le génie plus varié que celui d’Eschyle, et auquel, pour tout dire, aucun autre, en aucun pays et en aucun temps, ne peut se comparer, suffit à tout expliquer. Alfred Mézières tenait cette paternité pour acquise. Il ne la discute pas. Mais aucun génie ne naît d’une éclosion spontanée. Il a des ancêtres. On aperçoit Shakespeare, a dit Taine, « toutes les issues de la Renaissance, comme un de ces chênes énormes et dominateurs auxquels aboutissent toutes les routes d’une forêt ». Alfred Mézières a fait le tour complet de ce chêne immense, de ses racines, de son tronc, de ses branches, de ses feuilles. Mais l’arbre, si grand qu’il soit, ne lui a pas caché la forêt, où d’autres oiseaux chantaient sur d’autres chênes. Shakespeare n’est pas tout entier dans Shakespeare, Il a eu des prédécesseurs, des contemporains, qui furent ses rivaux de gloire, et des successeurs. Alfred Mézières n’en néglige aucun et, ainsi, son analyse, si vivante, si profonde, si humaine, de l’œuvre de Shakespeare est devenue l’histoire, vue par le théâtre, de l’Angleterre à la fin du seizième siècle et au commencement du dix-septième. Je sais, Messieurs, que le grand préjugés, mais de tous ceux qui pensent ? » L’enfant de Metz était obsédé, en écrivant ces lignes, par le souvenir de sa ville captive. S’il avait eu la joie suprême d’assister à sa libération, et surtout s’il était le contemporain du grand effort, de l’effort légitime et nécessaire, qui s’accomplit sous nos yeux pour éteindre les haines et pour donner la paix au monde, je suis sûr qu’il n’aurait pas changé un mot à sa déclaration. Mais tant d’invasions avaient forcé les marches de sa terre lorraine qu’il aurait recommandé la prudence. Les paroles passent et, seuls, les actes comptent. L’histoire du monde sera changée si, partout, les actes donnent aux paroles la seule sanction qui puisse garantir à l’humanité l’avenir dont elle rêve et qu’elle mérite.

Les livres d’Alfred Mézières sur Shakespeare, sur Pétrarque et sur Goethe, et tant de chroniques brillantes où il traite de tout un peu, lui ouvrirent, en 1874, à l’âge de cinquante-deux ans, les portes de l’Académie française. Ce fut une des grandes joies de sa vie. Assidu et amène, il eut vite fait de gagner l’estime affectueuse de tous ses confrères, dont quelques-uns, et des plus illustres, étaient déjà ses amis. Sa bonne grâce avait des prévenances auxquelles on ne résistait pas. Il lui plaisait de plaire, mais sa séduction était un don naturel. Quoique très occupé au dehors par le journalisme et par la politique, il était de ces académiciens qui ne boudent pas devant la besogne. Il ne se refusait, ni à un rapport, ni à un discours. Ses discours lui ressemblent. Ils ont sa familiarité cordiale, sa fine bonhomie, sa douce sagesse et sa paternelle indulgence. Il avait une expérience trop longue de la vie pour être dupe des mots ou des hommes. Ses illusions étaient voulues. Comme il était né bon, il avait pris, une fois pour toutes, le parti de le rester. Il y a des habiletés moins généreuses que cet optimisme. Il lui était difficile de railler. Les discours variés qu’il prononça dans de nombreuses réceptions renferment plus de roses que d’épines. Ayant eu la chance, qui pouvait être un péril, d’accueillir Ernest Renan et Pierre Loti, il sut honorer ces deux grands écrivains en des termes dignes de leur génie et de l’Académie française.

Alfred Mézières avait du tact et du goût, de la mesure et du jugement. Il improvisait avec aisance. De 1904 à 1913, il présenta, comme président du conseil du musée Condé, des rapports oraux où il aimait à rappeler, dans une causerie alerte et nuancée, les incidents — ou plutôt les étapes, car il évitait les incidents — d’une administration dont il mettait au compte de ses collaborateurs l’heureuse et grandissante fortune. Il aimait ce beau domaine de Chantilly, légué à l’Institut par un prince au cœur délicat et à l’esprit élevé, qui, un mois après la Révolution de 1848, écrivait à son précepteur qu’il était peut-être fait, plus que bien d’autres, pour vivre dans une république ». Le dernier rapport d’Alfred Mézières, âgé de quatre-vingt-sept ans, fut prononcé devant ses collègues, qui admiraient cette verte vieillesse, le 22 janvier 1913. Vingt mois après, l’Ile-de-France et le domaine étaient occupés par l’ennemi. Loin de là, Alfred Mézières, qui avait cru pouvoir jouir en paix de ses vacances dans le pays de son enfance, était prisonnier et livré aux seules nouvelles que le colonel de la kommandantur de Longwy autorisait. Pendant un an, il subit ce supplice atroce. Quand on lui permit de partir, ses forces étaient usées, et il était trop tard. Il mourut sept jours après qu’on avait signifié, à ceux qui le soignaient, l’ordre de sa délivrance, Une délivrance ? Non, un marché ! Ces quatre-vingt-neuf ans, cette vieillesse et ces douleurs, cette vie de travail et de talent, cette fidélité que rien n’avait fléchie, ce nom respecté étaient échangés contre un consul ! Le raffinement des cruautés inutiles a mis autour du front d’Alfred Mézières l’auréole du martyre et de la gloire. Il avait vécu pour la France. Il est mort pour la France.